Le Roi des gueux

Chapitre 6PRÉCIEUX ATTELAGE

Quelques minutes s’étaient passées :Ramire, Aïdda et Gabrielle étaient toujours réunis dans la chambrede cette dernière. Les deux jeunes filles, complètement remises deleur frayeur, avaient repris chacune sa physionomie propre. Mendozesubissait pour un peu cet embarras qui prend les plus braves de sonâge en présence des femmes.

Il se tenait debout près de la croisée ;Gabrielle, souriant d’un sourire espiègle et timide à la fois,baissait ses grands yeux bleus qui savaient regarder au travers deses paupières. Aïdda pensait.

– Ton père aime le vin, dit-ellebrusquement à Gabrielle ; as-tu la clef de l’armoire où il metson alicante ?

Mendoze releva sur elle son œil étonné. Ilvenait de province ; il avait dans la tête bon nombred’histoires romanesques.

– Senoritas, dit-il, vous n’avez pasbesoin de m’enivrer. Je déclare à l’avance que, sauf actionscontraires à l’honneur d’un hidalgo, je suis prêt à risquer ma viepour votre service.

Gabrielle aussi s’étonnait, mais ensilence.

Aïdda tourna vers le cavalier son regardprofond, d’où elle voulait chasser une nuance de moquerie.

– Seigneur, dit-elle, ce n’est pas vousque nous voulons enivrer.

– Et qui donc ? demanda la fille dePedro Gil.

– As-tu les clefs ? insistal’Africaine.

Gabrielle souleva le couvercle d’un petitcoffre et prit un trousseau de clefs, parmi lesquelles s’entrouvait une d’acier poli et guilloché. Les clefs ont un langagecomme les fleurs. On reconnaît celle de l’armoire préférée, à partmême les ornements qui peuvent l’embellir. La gloire des clefs,c’est le brillant que l’usage donne. Voyez la clef du linge chezune ménagère, la clef du coffre-fort chez l’homme d’argent, la clefdu réduit où vous serrez vos adorés chiffons, mesdames, la clef dela bibliothèque d’un savant, la clef du cabinet d’un amateur.

Il paraît que la clef favorite chez l’oïdorPedro Gil était celle du bahut aux bons vins.

– Prends deux flacons d’alicante, ordonnaencore la Mauresque.

Gabrielle poussa une porte qui communiquaitavec l’appartement de son père. Elle revint, l’instant d’après,portant les deux flacons.

– Senoritas, murmura Mendoze, à qui toutceci plaisait médiocrement, quelle diable de besogne allez-vous mecommander ?

– À vous, aucune, seigneur cavalier,répondit Aïdda sèchement ; votre rôle est de rester en reposet d’attendre.

– Cela serait-il très utile à mon nobleami le marquis de Pescaire ? interrogea Mendoze.

– Vous en jugerez, seigneur.

Ramire se jeta sur un divan et dit avecl’insouciance de son âge :

– L’aventure a commencé comme celles desromans de chevalerie… Le mystère sied bien à ces imbroglios… Maissi j’avais su que mon rôle fût de rester étendu sur ces coussins,j’aurais accompli avec moins de zèle le tour de force qui m’aconduit ici.

Aïdda prit la main de Gabrielle et l’entraîna.Elles firent toutes deux la révérence en passant devant Ramire, quiles suivit des yeux en souriant.

– Vont-elles m’enfermer ? sedemanda-t-il.

La clef qui tourna dans la serrure réponditpéremptoirement à sa question.

– Pauvres belles ! pensa-t-il, ellesn’ont pas songé à la fenêtre.

Il se leva, non pas pour s’enfuir, car cettecaptivité ne lui déplaisait point, mais pour bien constaterqu’entre lui et la liberté il n’y avait que ce faible rempart defeuillages et de fleurs.

C’était la vérité. Le balcon, communiquantavec l’escalier extérieur, était de plain-pied avec la fenêtre.

Pendant qu’il examinait cela, un mouvement quise fit en face de lui, de l’autre côté de la cour, attira sonattention. Il aperçut, par la fenêtre ouverte de sa chambre, situéeprécisément vis-à-vis de lui, de sombres visages, des manteauxbruns et des feutres rabattus. Il entendit même ce bruit desrapières qui se heurtent contre les meubles.

Il s’orienta. Son étonnement fut grand quandil se rendit compte de ce fait que la chambre où s’agitaient tousces personnages à lugubre mine était celle qui lui avait servi deretraite cette nuit.

On avait du y pénétrer par la porte donnantsur le corridor intérieur.

Les alguazils et archers se comportaient dureste en limiers sûrs de tenir la piste. Ils cherchaient sous lelit, derrière les draperies ; ils sondaient le fond desplacards avec leurs baguettes et leurs épées.

Deux d’entre eux sortirent sur le balcon, etRamire se vit perdu, car la corde de soie restait attachée aux deuxbalustrades comme une dénonciation muette de la voie que le fugitifavait prise.

Les alguazils, en effet, examinèrent la cordeet parurent se consulter.

Mais l’un dit en haussant lesépaules :

– Un lapin briserait cela ! Ce n’estbon qu’à faire sécher du linge !

En regardant mieux, Ramire vit que, par uneadmirable prévoyance, les deux fillettes avaient étendu sur lacorde, avant de s’éloigner, leurs écharpes, leurs mouchoirs etquelques menues pièces de lingerie. Ces petits stratagèmes de femmeont beau être communs et tout naïfs, ils réussissent toujours.

Ramire se tint coi derrière les lianes etattendit.

En le quittant, Aïdda et Gabrielle avaientdescendu un étage. L’Africaine avait introduit sa compagne dansl’appartement de son père, absent comme Pedro Gil.

Nous savons où l’on eût trouvé le sorcierMoghrab à cette heure.

Aïdda avait laissé Gabrielle dans la premièrepièce, meublée à l’orientale avec un certain luxe ; elle étaitentrée toute seule dans une grande salle dont les fenêtres closesopposaient une barrière presque impénétrable aux premiers rayons dujour. D’épaisses draperies tombaient du plafond jusqu’au tapis.

Il n’y avait pour meubles dans cette salle quedes coussins, rangés autour des lambris, pour ornement qu’une sortede calvaire en bois sculpté et peint, où l’on voyait le saintcrucifix entouré des attributs de la Passion.

Personne n’ignore que les infidèles avaientsouvent dans leur logis des représentations de cette sorte, soitpour parer autant que possible aux sévérités de l’Inquisition, soitpour se livrer à certaines profanations systématiques dont lacoutume, dit-on, ne s’est pas entièrement perdue.

En passant devant le calvaire, Aïdda fléchitle genou et fit le signe de la croix. Ses grands yeux noirsdardèrent au ciel ce regard éloquent qui est toute une prière.

Comme elle se relevait, un mot tomba de seslèvres merveilleusement sculptées :

– Mon Dieu ! qu’il m’aime !

Puis, hâtant le pas, elle traversa la salledans toute sa longueur, pour gagner un cabinet dont l’uniquefenêtre donnait sur la rue de l’Infante. Ce cabinet semblait unesuccursale de la fameuse chambre des sortilèges, située au premierétage de la maison. Il ne renfermait à la vérité ni panthèrevivante ni reptiles empaillés, mais une armée de bocaux étiquetésde latin et de grec se rangeait sur des planchettes régnant tout àl’entour.

Aïdda portait les deux flacons d’alicante.Elle les déboucha tous les deux et prit dans un bocal de verre,capuchonné avec soin, deux ou trois pincées d’une poudre de couleurneutre, qu’elle introduisit à dose égale dans les flacons.

Ce fut tout. Elle recouvrit le bocal, rebouchales flacons, et joignit sa compagne, qui l’attendait dans la pièced’entrée.

– Où allons-nous ? demandaGabrielle.

– Chercher les moyens de faire sortir tonbeau cavalier sans qu’on le voie, répondit Aïdda.

La jolie blonde avait recouvré toute sapétulance.

– Tu me fais mourir avec tes réponsesambiguës, s’écria-t-elle. Va ! tu n’es encore qu’une moitié dechrétienne, puisque tu ne comprends ni l’impatience ni lacuriosité.

L’Africaine lui mit un doigt sur la bouche endisant :

– Écoute !

On entendait des voix sur le balcon de lamaison jumelle, au devant de la chambre occupée naguère parMendoze.

Les deux jeunes filles se glissèrent jusqu’àla croisée et regardèrent.

C’était au moment où deux alguazilsexaminaient la corde de soie.

Elles échangèrent un sourire. Celui deGabrielle n’était pas exempt d’inquiétude.

– Sois tranquille ! murmura laMauresque, nous le sauverons.

Au lieu de se réjouir, Gabrielle devint plustriste.

– Qu’as tu donc ? demanda Aïdda.

– Tu ne me laisses rien à faire, repartitGabrielle.

Les alguazils venaient de rentrer dans lachambre de Mendoze.

– Viens, dit Aïdda en souriant, je vaiste donner de la besogne.

Elles sortirent toutes deux et descendirentl’escalier légères comme des gazelles. La cour était déserte. Aïddaremit un des flacons à Gabrielle et lui dit :

– Les deux porteurs du comte duc sont là,dans la remise ; voici une bouteille qui est fée. Nous allonsles endormir comme si nous possédions la baguette du génie, dansles contes arabes.

Les beaux yeux bleus de Gabrielle s’ouvrirenttout grands.

– Les endormir, répéta-t-elle, etpourquoi ?

– Pour prendre leur place.

– La place des porteurs ducomte-duc ? balbutia Gabrielle stupéfaite.

– Une fois que nous aurons la chaise,poursuivit l’Africaine, ce ne sera pas le comte-duc que nousporterons.

La jolie blonde resta un instant bouchebéante, puis le rouge du plaisir lui monta aux joues, ses yeuxpétillèrent. Elle se jeta au cou de sa compagne endisant :

– Je comprends, Aïdda, jecomprends !… Pourquoi n’ai-je pas autant d’esprit quetoi ?

La Mauresque laissa glisser sur son front unlong baiser de sœur aînée, et dit tout bas :

– C’est qu’il n’y a pas assez longtempsque tu aimes.

– Aimer ! fit Gabrielle de bonnefoi, cela donne donc de l’esprit ?

Aïdda sourit et frappa résolûment à la portede la remise.

– Entrez, dirent à la fois deux grossesvoix.

Aïdda poussa la porte, qui céda aussitôt.

Tomas et Zaccaria étaient demi-couchés sur lapaille, jouant aux dés auprès d’une chandelle collée aux dalles etqui achevait de se consumer.

Gabrielle tremblait bien un peu, mais l’idéede remplir un rôle la soutenait. Ceci, qu’on se le dise, est unsouverain cordial pour la timidité des filles d’Ève. Au théâtre,les jeunes filles timides sont beaucoup moins troublées que leshommes hardis.

– Tiens, tiens ! fit Tomas, deuxsenoritas qui se trompent de porte !

– Et deux jolies ! ajoutaZaccaria.

– Que voulez-vous, mes bellespetites ? demandèrent-ils à la fois.

– Parle, ma sœur, murmura Aïdda enbaissant les yeux.

– Oh ! ma sœur, je n’ose !répondit Gabrielle qui recula.

Tomas dit à son ami Zaccaria :

– Elles ont des bouteilles.

Leurs yeux brillèrent comme deux pairesd’escarboucles. Ils se levèrent tous deux, repoussant leurs dés, eten prenant de galantes postures. Tout Espagnol a des dispositionsnaturelles à faire la roue.

– On voit bien que vous êtes une trèsnoble senora, reprit Tomas en s’adressant à Gabrielle, qu’il saluajusqu’à terre. Parlez sans crainte, si vous avez besoin denous.

– Nous sommes tout au service de VosSeigneuries, appuya Zaccaria en dessinant une respectueuserévérence à l’adresse d’Aïdda.

Les yeux ne quittaient pas les flacons, quisemblaient exercer sur eux une sorte de fascination.

– Nous ne sommes pas de nobles senoras,mes amis, répliqua l’Africaine, feignant un redoublementd’embarras ; nous sommes de simples fillettes, et nous nesavions pas qu’il était si malaisé de satisfaire une fantaisie.

– Si nous l’avions su, commença Gabrielleen poussant un gros soupir.

– Mais quelle fantaisie avez-vous ?interrogèrent les deux porteurs.

– Dis cela, toi, ma sœur.

– Ma sœur, tu sais mieux parler quemoi.

– En un mot comme en mille, s’écriaZaccaria, ordonnez, nous obéirons !

Elles hésitèrent encore, puis Aïdda faisant uncourageux effort :

– Ma sœur et moi, dit-elle, nous mourionsd’envie de voir de près la litière de Son excellence.

– Et le coussin sur lequel s’assied un sigrand personnage, ajouta Gabrielle.

Les deux porteurs se consultèrent du regard.Ils avaient peine à s’empêcher de rire. Cependant Zaccaria dit enfronçant le sourcil :

– C’est grave.

– C’est même audacieux, enchéritTomas.

– Mes amis, ne nous refusez pas, s’écriaAïdda ; laissez-nous seulement passer la tête par la portière.Personne n’en saura rien, et ce n’est certes pas manquer de respectà votre maître.

– Qu’en dis-tu, toi, Zaccaria ?interrogea Tomas.

– Nous risquons gros, repartitZaccaria ; il s’agirait de savoir ce que les senoritasdonneront pour cela.

– Hélas ! fit Gabrielle, – nousn’avons point d’argent.

– Nous avions apporté ces flacons, ajoutaAïdda, – espérant que vous étiez peut-être de bons garçons, quiaiment à se rafraîchir.

Elle tendait sa bouteille à Zaccaria ;Gabrielle faisait de même à l’égard de Tomas.

Encore une fois, nous tenons pour légitime etinattaquable la réputation de sobriété conquise par la raceibérique. Il y a du chameau dans ces basanés ; mais quand lechameau rencontre une source au fond du désert, il boit d’un seultrait pour toute sa semaine.

Tomas et Zaccaria firent comme le chameau,type pur et universellement accepté de la tempérance. Ils avaientsoif ; ils avancèrent leurs mains ; ils prirent lesflacons et les débouchèrent vivement.

– Ce n’est pas par gourmandise, au moins,dit Zaccaria avant de mettre le goulot dans sa bouche ; –c’est pour faire plaisir à deux jolies demoiselles.

On entendait déjà le glouglou de la bouteillede Tomas.

Quand il eut bu ample rasade, il montra dudoigt la chaise remisée dans un coin et dit :

– Regardez, on vous le permet.

– Mais ne touchez à rien !recommanda Tomas.

Il fit en même temps claquer sa langue etporta sa main au creux de son estomac.

– C’est du vrai, dit-il.

– Un baume ! prononça pieusementZaccaria !

Les deux jeunes filles s’étaient élancées versla chaise et la contemplaient avec un respect plein d’émotion.

– Voilà donc, disait Aïdda tout haut, unobjet qui appartient au meilleur ami du roi !

– Au plus illustre politique del’univers ! ajoutait Gabrielle.

– À celui qui a vaincu le cardinal deRichelieu !

– Au comte-duc, qui a mis Buckingham sousses pieds.

– Il a respiré là-dedans !

– Ses épaules ont touché cettedoublure !…

– Dans cent ans, ma sœur, cette chaisesera une relique qui vaudra son pesant d’or.

– Ma sœur, penses-tu donc qu’on laveuille céder si bas prix ?… Elle sera mise dans le trésorroyal… ce sera un des joyaux de l’Espagne.

Les porteurs écoutaient et buvaient.

– Sont-elles naïves, cescaillettes ! fit observer Tomas.

– Elles vont bientôt faire du comte-ducle plus grand saint du calendrier.

– Le diable doit rire…

– Quel velours que ce vin !

Ils burent. – Aïdda et Gabrielle avaient faitle tour de la chaise, qui était fort belle, mais sans aucune espècede signe héraldique qui pût la distinguer. Cela n’empêchait pointqu’elle ne fût très connue dans Séville.

Nos deux jeunes filles continuèrent un instantencore leurs exclamations admiratives, puis Aïdda, touchant le brasde Gabrielle, dit tout bas :

– Ne les perdons pas de vue. Dansquelques minutes, ils ne nous gêneront plus.

– Il me semble que le plus grand a lesyeux chargés de sommeil.

– Le plus petit chancelle.

– Qu’as-tu donc mis dans leur breuvage,Aïdda ?

Aïdda ne jugea pas à propos de répondre. Elleobservait les deux porteurs, qui, après avoir choqué une dernièrefois les flacons en signe de fraternité parfaite, les égouttaientavec soin dans leur bouche. Ils étaient pâles, tous deux, maisriants. Aucun indice de malaise ne paraissait sur leurs visages.Seulement, ils avaient le regard indécis, et le sourire énervé del’ivresse abaissait le coin de leurs lèvres.

– Tu n’en a plus, toi, Tomas ? ditZaccaria en contemplant d’un œil triste le vide de sabouteille.

– J’ai tout bu… et toi ?

– J’ai tout bu… c’est vite fini unebouteille !

– Est-ce que ta tête tourne, à toi,Zaccaria ?

– Allons donc !…

– Te voilà qui penches à droite.

– Pour une bouteille !… j’en boiraisdix !…

– Et moi cent… mais tu penches… àgauche.

Ce disant, Tomas se laissa choir toutdoucement sur la paille, saisi qu’il était d’un rire somnolent etlourd.

Zaccaria voulut se moquer de lui, mais sesjambes fléchirent. Il s’allongea par terre auprès de son compagnonen répétant :

– J’en boirais dix !… quelbaume !

Ses paupières battirent, puis se fermèrent.Tomas, qui le vit s’endormir, eut une velléité vague de résister ausommeil qui n’emparait de lui. Il lança la bouteille à tour de brascontre la muraille, où elle se brisa.

– Je ne dors pas ! balbutia-t-il,content d’avoir témoigné ainsi sa vigueur ; vous voyez bienque je ne dors pas !

Il n’aurait pas pu articuler un mot de plus.Il fit un demi-tour lentement, et s’affaissa auprès de soncollègue, qui déjà ronflait de tout son cœur.

Gabrielle n’eut pas le temps de s’étonner.

– À l’œuvre, s’écria l’Africaine, sansprendre souci désormais de contenir sa joie ; Dieu veuille quele comte-duc et mon père n’achèvent pas leur besogne avant notredépart !… mets-toi devant.

Elle poussa sa compagne entre les deuxbrancards.

– Penses-tu que nous pourrons soulevercela ? fit Gabrielle.

– Il le faudra bien… pas de paresse, eten avant !

Les bridons qui d’ordinaire attelaient Tomaset Zaccaria se tendirent, tranchant en noir sur ces deux paires deravissantes épaules. Elles donnèrent littéralement un coup decollier et la chaise fut soulevée.

– Tiens ! dit Gabrielle, ce n’estpas si lourd que je le croyais.

– Hâtons-nous ! hâtons-nous !ordonna la Mauresque ; comme le jour a déjà grandi !

La porte de la remise fut refermée.

Nos deux charmants porteurs traversèrent en unclin d’œil la cour solitaire, et firent entrer la chaise sous lavoûte de la maison du forgeron. Gabrielle ouvrit la portière, ets’installa sur les coussins avec ordre de garder le silence sousson voile, si quelque indiscret se permettait une question.

Aïdda monta pour chercher Mendoze.

Au bout de deux minutes, une porte située sousla voûte s’ouvrit en dedans. Aïdda et Mendoze parurent.

– Tu as donc une clef de l’escalierdérobé de mon père ! dit Gabrielle, qui marchait de surpriseen surprise.

– Nous causerons de tout cela plus tard,répondit l’Africaine ; cède ta place au cavalier.

Gabrielle sauta hors de la chaise. Mendozeregarda tout autour de lui.

– Je vois bien la litière, dit-il, maisles porteurs…

Elles firent toutes deux en même temps unebelle révérence, et Gabrielle répondit :

– Nous voici au service de SaSeigneurie.

Comme Mendoze hésitait, l’Africaine ajoutad’un ton sérieux et pressant :

– Le risque est pour nous trois,désormais. Ne perdez pas celles qui s’exposent pour votresalut !

Des bruits intérieurs annonçaient que la forgen’allait pas tarder à s’ouvrir. On marchait déjà dans la rue del’Infante. Mendoze s’assit sur les coussins de la chaise etdemanda :

– Saurai-je enfin ce que je puis fairepour don Vincent de Moncade ?

Aïdda referma la portière.

– Cavalier, demanda-t-elle au lieu derépondre, par quelle issue vous plaît-il de sortir deSéville ?

– Mais, répliqua Ramire très vivement, jeprétends ne pas sortir du tout de Séville !… hier soir j’airisqué ma vie pour y rentrer.

Il mit en même temps la main au bouton quiretenait la portière.

– Au nom de Dieu, pas de folie !s’écria la Mauresque.

– Au nom du diable ! fit Mendoze, jen’aime pas marcher les yeux bandés… Je suis maître, et Moncadelui-même n’aurait pas le droit de me conduire en laisse comme unlévrier muselé… S’il y a malentendu entre nous, mes belles,séparons-nous, et sans rancune !

Sous la porte close de la rue, des rayons dejour passaient. On entendait au delà de cette barrière des paslents et réguliers comme ceux des sentinelles en faction. Et detemps en temps, à des intervalles réguliers, le jour de la porteétait obscurci tout à coup.

La main étendue d’Aïdda montra la porte.

– Écoutez et voyez, dit-elle à Mendoze,les deux maisons sont cernées.

– Avec ma bonne rapière, je passerai.

– Avec votre bonne rapière vous serezpris. Votre tête est estimée cent onces d’or ; avec moitié decette somme on ferait un lion de chacun de ces malheureux.

– Je vais donc combattre ce troupeau delions ! s’écria Mendoze, car mon cœur et ma vie sont àSéville ; je n’en veux point sortir.

La charmante tête de Gabrielle s’inclina sursa poitrine.

– Il aime ! pensa-t-elle, tandis quedeux larmes brûlaient sa paupière abaissée.

L’Africaine frappa du pied avec colère. Unéclair s’alluma dans ses yeux.

– Ne le menace pas, ma sœur !murmura Gabrielle à son oreille.

Aïdda fit effort pour réprimer sa fougueuseimpatience, et gronda entre ses dents serrées :

– Ce paysan va-t-il nous tenir enéchec ?

– Seigneur cavalier, reprit-elle touthaut, avez-vous, dans la cité, quelqu’un ou quelque connaissancedont le logis puisse être un abri pour vous ?

– Le noble Moncade… commença Mendoze.

– La maison du noble Moncade, suspecteaujourd’hui, peut être ruinée demain.

– À Dieu ne plaise !

– Amen ! seigneur cavalier, mais letemps s’écoule… N’avez-vous d’autre ami que don Vincent deMoncade ?

Mendoze réfléchissait.

– Sauriez-vous me dire, senora,demanda-t-il, si le duc de Medina-Celi est rentré en sonpalais ?

– Depuis hier au soir, oui, seigneur.

– Alors le palais du duc de Medina-Celisera mon asile.

– Qu’il soit fait suivant votre volonté…fermez vos rideaux, et, quoi qu’il arrive, ne prononcez plus uneparole !

Cette fois, Mendoze obéit. Seulement, quand ilfut caché derrière les draperies noires de la chaise ministérielle,il mit son épée en travers sur ses genoux.

Un peu de défiance était bien permise aumilieu de ce dédale d’aventures.

La lourde porte de la maison du forgeron futouverte. La litière passa le seuil. Les alguazils et archersétaient en embuscade sous les porches voisins. Il y eut unmouvement parmi eux à la vue de la litière noire.

– La chaise de Son Excellence ! ditl’un d’eux.

– Portée par deux jeunes filles !ajouta un autre.

– Et sortant du logis dumaragut !…

Plus d’un, parmi les archers, se signa entournant la tête à la dérobée. Quel mystère recouvrait cetteapparence étrange : la chaise du comte-duc portée par deuxbelles jeunes filles !

Ceci avait-il trait aux sortilèges de Moghrable mécréant ?

Ou le favori de Philippe arrivait-il, comme lebruit en avait déjà couru dans le public, à commettre des actesd’extravagance ?

La chaise passa. Les jeunes filles muettes etgraves allaient d’un pas rapide malgré la pesanteur de leurfardeau.

Quand elles eurent tourné l’angle de la rue del’Infante, alguazils et archers sortirent des porches et serassemblèrent en groupes devant la maison du forgeron.

– J’ai vu le temps, dit un vieil archerde l’hermandad, où les plus grands seigneurs se servaient de bétailnoir pour atteler leur chaise.

– C’est métier de Maure et de damné,voilà la vérité !

– Depuis, les gens de la cour se mirent àprendre des chrétiens…

– Et maintenant voilà qu’ils attellentdes femmes !

– Nous vivons dans un siècle deperdition !

– À votre besogne ! commandarudement le chef des alguazils ; je connais une autre mode quivient, c’est le bâton… Si l’hidalgo d’Estramadure s’échappe, vousserez bâtonnés… veillez !

Dans la rue les passants matineux semontraient les uns aux autres cette chaise noire qui allaitsilencieusement. L’incognito du favori était le secret de lacomédie : de toutes parts, on se disait à l’oreille :

– Le comte-duc ! lecomte-duc !

Et Dieu sait que les commentaires n’étaientpas épargnés. On parlait bas et l’on se cachait pour parler, carchacun devinait derrière les draperies sombres le sombre visage deGaspar de Guzman. Mais toute compression amène l’explosion. Cetterumeur bizarre se mit à courir par la ville : le comte-ducattelait des jeunes filles à sa chaise !

Cette rumeur avait la suprême condition desnouvelles qui font fortune : l’absurdité.

Elle pénétra en un clin d’œil au fond desquartiers les plus éloignés. Séville, c’est déjà l’Orient :Séville aime les contes merveilleux. Ceci était de la démenceorientale. Le conte réussit comme si on eût montré à cettepopulation fiévreuse et bavarde le char du vizir traîné par deslions d’Afrique.

D’où revenait-il, ce vizir ? Ques’était-il passé dans les ténèbres de cette nuit ? Allait-onavoir un sérail à l’Alcazar ? Si le ministre agissait ainsi,que ne devait point oser le roi ?

Il y avait alors en Espagne une vasteconspiration dont le but était vague et la marche mal dirigée.C’était comme une troupe d’assaillants désordonnée et toujoursprête à se débander, se ruant à l’assaut d’une place à peinedéfendue. Au moindre choc, les assiégés et les assiégeantslâchaient pied. La panique était dans les deux camps et, comme ilarrive parfois, dit-on, dans les héroï-comiques mêlées del’insurrection chinoise, le champ de bataille ne restait àpersonne.

Si les conspirateurs eussent inventé cettemachine de guerre, s’ils avaient eu l’idée de cette baroqueexhibition, nous devrions marquer un point à leur jeu, mais tout lemérite en était au hasard.

C’était un expédient purement fortuit. Aïdda,qui était peut-être de la conspiration, n’avait point voulu servirici les conspirateurs.

Et quant à notre Gabrielle, la jolie blonde,Dieu sait qu’elle n’avait eu d’autre pensée que de sauver ce beaujeune homme dont la tête était mise au prix de cent onces d’or.

Quand elles arrivèrent sur la place deJérusalem, Aïdda, qui marchait en avant, se dirigea d’abord vers laporte de la maison de Pilate. Nos deux gentils porteurs étaientbien las déjà, et la sueur découlait de leurs fronts.

Mais il y avait du monde sur la place etdevant la porte ouverte de la maison de Pilate. Les serviteurs deMedina-Celi étaient groupés. Impossible de faire descendre Mendozesans donner le mot de l’énigme.

Aïdda poussant un soupir de fatigue tourna sursa droite et prit ce long chemin suivi déjà par Bobazon et ses deuxchevaux. Avant d’entrer dans la ruelle, elle s’approcha de laportière et parla bas à Mendoze. Les alguazils qui avaient arrêtéBobazon croisaient toujours à la tête du sentier.

Une grosse voix s’éleva derrière la draperieet prononça d’un ton impérieux :

– Au large, coquins !

Les alguazils disparurent comme une troupe decorbeaux.

Le soleil montait à l’horizon. La chaleurdevenait accablante. Nos deux fillettes, acharnées à leur tâche,s’engagèrent dans ces terrains crayeux et désolés qui s’étendaientà droite des abattoirs de Trasdoblo. Elles cherchaient un peud’ombre pour prendre quelques instants de repos. L’une et l’autreétaient arrivées depuis peu à Séville, car Moghrab et Pedro Gilavaient eu jusqu’alors à Madrid, leur habitation ordinaire. Ilsvivaient de la cour. En conséquence, Aïdda et Gabrielleconnaissaient peu ces quartiers déserts, qui n’avaient avec lecentre de la ville que des communications détournées.

Quant à Mendoze, il était là complètementdépaysé.

Ce fut au moment où elles regagnaient laruelle, après avoir pris un peu de repos à l’abri d’un mur enruine, que Bobazon les aperçut pour la première fois. Elles nepouvaient voir Bobazon, mais elles avisèrent fort bien ces deuxhommes de méchante mine qui, regardant tout autour d’eux avecprécaution, se dirigeaient vers les sacs déchargés auprès de lafontaine.

Aïdda ordonna de faire halte. Il fallait quel’entrée de Mendoze dans la maison d’asile n’eût aucun témoin.

Nos deux rôdeurs, qui, par leur costume etleur tournure, appartenaient manifestement à la population dufaubourg de Triana, tout pavé de Maures convertis ou relaps, oumême de chrétiens brouillés avec le saint tribunal, firent à demile tour de la fontaine des Lions, et, revenant brusquement surleurs pas, s’emparèrent des sacs abandonnés.

Après avoir échangé quelques paroles à voixbasse, ils chargèrent leurs sacs et se dirigèrent à toutes jambesvers les terrains vagues de l’ancien quartier incendié. Aïdda,profitant de leur absence, donna le signal du dernier effort. Lachaise atteignit la poterne de la maison de Pilate, qui donnait surl’abreuvoir. Mendoze en sortit. Les deux jeunes filles luitendirent tour à tour leurs fronts, qu’il baisa fraternellement,puis Aïdda essaya d’ouvrir la poterne, qui se trouva fermée àclef.

Gabrielle restait toute pensive. Ses yeuxn’osaient point rencontrer le regard du cavalier depuis que labouche de ce dernier avait touché son beau front.

– Êtes-vous bien sûr de trouverl’hospitalité là-dedans ? demanda l’Africaine en montrant lesjardins de Pilate.

– J’en suis sûr, répondit Mendoze.

– Aidez-moi donc à ranger la chaise prèsdu mur, répondit Aïdda, et que Dieu vous conserve !

La chaise servit de marchepied à Ramire, quiaurait sauté tout de suite dans le jardin, s’il n’eût aperçu sousun massif Encarnacion et le comte de Palomas on conférence privée.À quelques toises de là, les jardiniers travaillaient, sans douteen considération du retour du maître. Le passage était clos.

Mendoze resta à cheval sur le mur pourattendre une occasion favorable.

À ce moment, nos deux rôdeurs revenaient deleur expédition. Les sacs de son étaient en sûreté dans quelquetrou à eux connu. Ils manœuvraient déjà pour détourner les deuxchevaux qu’ils avaient avisés de l’autre côté de l’abreuvoir.

– Ismaïl ! appela tout basAïdda.

Ils tressaillirent, mais, selon la coutume desgens de leur race, ils ne tournèrent point la tête vers l’endroitd’où venait la voix.

– Sélim ! prononça encorel’Africaine qui releva son voile.

Les deux vagabonds glissèrent enfin un regardcauteleux vers la poterne.

À peine eurent-ils reconnu la fille de Moghrabqu’ils posèrent leurs mains sur leurs fronts, en fléchissant pardeux fois les genoux.

Aïdda leur fit signe d’approcher. Ilsobéirent.

C’étaient deux sauvages figures de coquins,montées sur des corps hâves et maigres à peine vêtus de quelqueslambeaux aux couleurs dures et tranchées.

Aïdda leur dit quelques mots en arabe. Ils seplacèrent docilement entre les deux brancards.

– Monte ! reprit l’Africaine ens’adressant à sa compagne.

Celle-ci adressa un dernier regard à Mendoze,qui lui envoya de la main un souriant baiser.

Hélas ! le sourire gâtait le baiser. Lesyeux de la pauvre Gabrielle se mouillèrent.

– Conduisez-nous où vous avez caché lessacs ! ordonna Aïdda.

Ismaïl et Sélim se prirent à trotter en hommesqui n’étaient point novices à ce métier de porteurs. Les sacsétaient accotés au revers d’un mur, non loin de l’embouchure de laruelle.

Aïdda fit descendre Gabrielle et mit une pièced’or dans la main d’Ismaïl.

– Vous avez fait une bonne matinée, leurdit-elle ; chargez là dedans le sac qui a une tache rouge, etramenez à l’Alcazar la chaise de son Excellence le comte-duc.

– Que faudra-t-il dire ? demandaIsmaïl.

– Il faudra dire que la chaise renfermetout ce que les alguazils de Séville cherchent en vain depuisvingt-quatre heures… Allez !

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