Le Roi des gueux

Chapitre 7LA COUR DES CASTRO

Il y eut un long murmure parmi les courtisans,et Palomas lui-même jeta sur Moncade un regard d’étonnementprofond.

Mendoze rougit et souleva son chapeau poursaluer cet ami inconnu que son étoile lui envoyait.

Moncade lui tendit la main franchement. Cen’était pas montrer peu de courage en pareille compagnie.

Pendant que Mendoze lui rendait son étreinteavec chaleur, Moncade se tourna vers le jeune comte :

– Don Juan, dit-il, veux-tu unconseil ?

– Non, repartit celui-ci en riant, à quoibon les conseils d’un fou ? Tu viens de nous donner despreuves de folie noire.

– Tu l’auras donc malgré toi, monconseil, reprit gravement le marquis de Pescaire ; garde tariposte de pied ferme pour une autre occasion.

– De par Dieu ! s’écria le comte dePalomas qui se leva d’un coup, j’aime encore mieux les leçons dujeune rustaud, fils de soldat, frère de paysan et bachelier deSalamanque par dessus le marché, que tes insolents avis, marquis.Dégainez, s’il vous plaît, seigneur Mendoze, je vais vous fairel’honneur de croiser le fer avec vous.

Mendoze ne se fit pas prier. Sa longue etforte lame, qu’il avait fourbie avant de partir, sortit étincelantede son fourreau. L’épée de Palomas était sur un siège à ses côtés.Il la prit, dégaina sans toucher le fourreau, qu’il jeta galammentderrière lui, par dessus sa tête, et ils tombèrent en garde tousles deux.

– Par mon saint patron, dit Gabacho surle perron de l’église, voilà notre jeune provincial qui va couperen deux ce Haro ! N’irons-nous point regarder cela de plusprès ?

Maravedi et ses camarades avaient déjà prisles devants. Ils avaient grimpé, pour mieux voir, jusqu’aux nichesdes saints qui ornaient le portail. Le clocher sonnait à toutevolée le second appel pour la grand’messe.

Les courtisans avaient d’abord essayé des’interposer, mais Palomas avait dit : Je le veux ! Ilsfaisaient cercle pour empêcher du moins que la police ne vint semêler de la partie.

Moncade était debout auprès de son nouvel ami.Il gardait un grand sérieux. Il avait à la main son épée nue.Personne jusqu’à ce moment ne s’était présenté pour lui tenirtête.

À la première passe, le comte de Palomas futobligé de se rejeter en arrière pour éviter un coup droit porté àfond par Mendoze. Il voulut chasser le fer et s’élancer à brasraccourci sur son adversaire, selon la mode d’alors, mais Mendozel’arrêta par ce coup que les Espagnols appellent haver lareja (faire la barre) et qui consiste à peser sur le fort del’épée pour clouer sa pointe en terre.

Ce coup fameux commençait presque toujours lesrencontres de nuit. C’était un temps d’arrêt pendant lequel lesdeux adversaires avaient coutume de décliner pompeusement leursnoms et titres, comme les héros de la tragédie antique.

Les noms une fois proclamés et les titres misen regard l’un de l’autre, on commençait parfois à se provoquermutuellement en des tirades homériques. Entre tous les peuples dumonde les Espagnols sont verbeux et solennels.

Mais ce n’était point pour entamer un discoursque Mendoze faisait la barre sur l’épée de don Juan. Une granderumeur venait de naître sur la place. Pendant que son adversairereculait, Mendoze avait tourné la tête involontairement. Il avaitvu la porte de la maison de Pilate grande ouverte ; il avaitaperçu la litière de la bonne duchesse portée par quatre serviteursrevêtus de costumes de deuil.

La litière elle-même était noire, et de chaquecôté l’écu de Medina-Celi s’y couvrait d’un crêpe. D’autres queMendoze avaient vu cela. Il paraît que la rentrée à Séville de laduchesse Éléonor était pour tous un grand et heureux événement, caril n’y eut pas sur la place un seul passant qui ne s’arrêtât, latête inclinée avec respect et le chapeau à la main. Plusieurssaluèrent à haute voix. Nos amis les gueux désertèrent leur posteen tumulte et vinrent jusqu’au devant du palais en poussant dejoyeuses acclamations.

En un clin d’œil, il y eut au centre de laplace un rassemblement nombreux. On savait que, suivant la dévoteétiquette de sa famille, la duchesse mettrait pied à terre près dela borne de marbre qui marquait le milieu de la place. C’était làque le preux Alonzo Perez de Guzman, premier marquis de Tarifa,revenant de Terre-Sainte, avait sauté en bas de son cheval, pourmarcher sur les genoux jusqu’au cœur de l’église où il avait verséentre les mains de Sebastien Mendez, vicaire de la foi, la sommequ’il fallait pour faire de la mosquée une basilique.

Depuis lors, tous les descendants du pieuxmarquis laissaient en ce lieu leur chaise ou leur monture.

La duchesse Éléonore et sa fille Isabel,toutes vêtues de noir et voilées, furent reçues au sortir de leurchaise par le portier majeur de Saint-Ildefonse et les deuxhallebardiers de la Conciergerie. Encore fallut-il l’aide duseigneur Osorio, écuyer principal, et des Nunez parés déjà de leurlivrée, pour ouvrir un passage à la bonne duchesse au travers del’enthousiasme général.

C’était à cause de tout cela que l’épée deMendoze, lourde et forte, pesait sur l’élégante rapière du comte dePalomas.

– Tu n’en veux plus, l’ami ? demandace dernier, qui avait eu trop d’occupation pour voir ce qui sepassait en dehors du cercle des courtisans.

Au lieu de répondre, Mendoze se découvrit etsalua jusqu’à terre. La charmante tête d’Isabel s’inclinadoucement, mais c’était peut-être pour répondre aux acclamations dela foule.

– Seigneurs, dit Moncade, je ne sachepersonne parmi la grandesse d’Espagne qui ne soit parent ou alliéde Medina-Celi, s’il vous plaît, chapeau bas !

Les courtisans se découvrirent, à l’exceptionde Narciso de Cordoue, qui attendait l’exemple du jeune comte dePalomas. Le chapeau de celui-ci resta sur sa tête.

– Vive Dieu ! s’écria-t-il, que neme disiez-vous qu’il s’agissait de ma femme ? C’est à moid’implorer la trêve, mon vaillant champion. Je ne manquerais paspour cent onces d’or cette occasion de voir ma femme !

Il sauta sur un tabouret et de là sur latable.

En ce moment, la femme et la fille deMedina-Celi marchaient vers le perron entre deux haies. Derrièreelles venait Osorio, qui, tenant à la main une large bourse brodée,distribuait des aumônes.

– Sur mon honneur, dit Palomas, ma femmeest belle !

Un silence s’était fait par hasard. Laduchesse Éléonor entendit et tourna la tête.

La toque emplumée de Narciso décrivit unecourbe dans l’air et vint tomber aux pieds des deux dames.

Le gros homme se retourna furieux versMoncade, qui avait encore la main levée.

– J’avais dit : chapeau bas !prononça froidement celui-ci.

En même temps l’épée de Mendoze piquait lebord de la riche coiffure du comte de Palomas, qui se trouva malgrélui tête nue.

Narciso avait dégainé. Moncade luidit :

– Nous ferons partie carrée, si tuveux.

Quant à Palomas, loin de s’irriter, il envoyaaux dames un salut avec un baiser ; puis, se tournant versMendoze :

– Grand merci, dit-il en riant.Décidément tu as une vocation de pédagogue. J’avais tort : ondoit toujours saluer sa femme… et tu es un garçon de bon goût, cartu n’as point jeté mon feutre à terre pour le fouler aux pieds,comme cela se fait dans les comédies… Seigneurs, que dites-vous dela future comtesse de Palomas ?

– Elle est belle comme un ange !répondirent Luna et Soto-Mayor.

Les dames étaient sous le porche de l’église.Palomas gagna le sol d’un bond, souple et gracieux. Il reprit sonchapeau à la pointe de l’épée de Mendoze, et lui fit un signe detête protecteur.

– Dépêchons, maintenant, dit-il ; jeveux aller lui offrir l’eau bénite au sortir de la messe.

Narciso, décoiffé, se démenait comme un petitdiable et disait aussi :

– Dépêchons !

Mais il était malaisé désormais d’entamer uncombat singulier sous ces arcades mauresques que la foule curieusepressait de toutes parts. On avait vu les rapières hors dufourreau. Les gueux avaient parlé. Déjà le bruit se répandait quece jeune inconnu, qui portait si fièrement son harnais degentillâtre campagnard, allait se battre contre le neveu d’Olivarèspour défendre l’honneur de Medina-Celi.

Palomas, toujours riant et de belle humeur,prit sans façon le bras de son adversaire en disant :

– Seigneur Mendoze, il ne s’agit plusd’une querelle d’enfants. Ce n’est pas à ma révérence que lacharmante Isabel a répondu. Parlez franc : vous êtes l’homme àla guitare et le mystérieux intrus qui a fait route avec lacavalcade ?

– Seigneur comte, répondit Ramire, j’aicoutume de confier mes secrets seulement à mes amis.

– Et je ne prétends pas être du nombre.C’est très bien, seigneur Mendoze. Galfaros, ouvre-nous la porte dela cour des Castro.

Galfaros, nous le savons, était incapable dedésobéir à un ordre du jeune comte de Palomas. Il s’élança enavant, le bonnet à la main, précédant tous ces chers seigneurs quiavaient bien le droit de s’entr’égorger dans son enclos, puisqu’ilsétaient la véritable fortune de l’établissement. Nos courtisanstraversèrent une galerie ornée à la mode orientale, où restaientencore les chaudes émanations de l’orgie nocturne. Sur des piles decoussins, deux ou trois femmes au costume éclatant étaientcouchées. À terre se voyaient les instruments du concert que Ramireavait entendu la nuit précédente dans le silence de la villeendormie : une guitare, une mandoline et des castagnettes.

Galfaros poussa une seconde porte. Un courantd’air frais, tout imprégné du parfum des orangers en fleurs, fitirruption dans la galerie. Au bout d’un péristyle de marbrebizarrement échantillonné, s’ouvrait la cour des Castro, ménagéesur l’emplacement des anciens bains du sérail.

Trois côtés des arcades de la cour des Castro,qui entouraient jadis la piscine arabe, existaient encore avecleurs faisceaux de colonnettes surmontées de galeries à jour. Letroisième côté avait été mis à bas par le marquis de Tarifa. À laplace s’élevait le monument appelé : « leSépulcre. »

Un triple rang de cyprès le cachait presqueentièrement aux regards.

Les gens de Séville disaient que les Castroétaient derrière ces cyprès, à dormir leur dernier sommeil.

Tout le reste du patio présentait àla vue, des objets gracieux et charmants qui contrastaient fortavec cette lugubre perspective. L’ancienne piscine fournissait aucentre un jet d’eau copieux, dont les gerbes baignaient un groupede bronze. C’étaient autour de riants massifs de plantes tropicaleset de frais gazons, qui jamais ne perdaient leur verdure ; lelong des arcades, trois allées d’orangers séculaires couraient,découpant les festons de leur riant feuillage sur les dentellesbariolées de la galerie moresque.

Il paraît que notre bon Ramire aimait le luxeet les belles choses sans les connaître, car ses nariness’enflèrent en traversant la galerie. Son regard ébloui parcourutle patio. Il eut un sourire.

– Fermez toutes les portes, ordonna lecomte de Palomas.

On entendait, par dessus les murailles, lesclameurs de la foule au dehors.

Le comte lâcha le bras de Mendoze et sedirigea vers un espace carré, ménagé dans le gazon, à gauche de lafontaine. C’était comme une aire bien battue où la terre franchen’avait pas une ride. On pouvait là se rencontrer quatre defront.

Narciso de Cordoue suivit son soleil, comme ilappelait parfois le jeune comte de Palomas. Galfaros s’approcharespectueusement et demanda :

– Faut-il le maître chirurgien de SonExcellence ?

– Non, répondit Palomas ; il n’yaura point de blessés.

Et le gros Narciso ajouta d’un airsombre :

– Il n’y aura que des morts !

Galfaros se retira. Dès qu’il eut passé leseuil de la galerie, il se mit à courir de toute la vitesse de sesjambes. Ce n’était certes point pour aller chercher le maîtrechirurgien malgré la défense du comte de Palomas.

– Seigneurs, reprit celui-ci, je désirequ’il soit prêté une rapière à ce brave garçon ; la sienne està deux fendants, et plus longue d’un demi-pied que la mienne.

Mendoze ficha aussitôt son épée dans le gazon.Une voix prononça tout bas derrière lui :

– N’avait-elle mieux à faire quecela ?

Il se tourna vivement. Son regard rencontracelui du marquis de Pescaire, fixé sur lui avec une expressionvéritablement étrange. On eût dit que le marquis cherchait à liresur son visage le mot indéchiffrable d’une énigme.

Mendoze ouvrait la bouche pour interroger,lorsque s’éleva de nouveau la voix provocante du jeune comte.

– Donne-lui ton épée, Silva,disait-il ; la messe doit être commencée.

– Et le temps passe, ajouta lemarquis.

Ce dernier mot répondait précisément au vagueremords de Mendoze, qui regrettait déjà son équipée.

– Bah ! dit-il en saisissant larapière que lui tendait don Julian de Silva, ce ne sera pas longdésormais. En vous remerciant, seigneur ! Voici un brillantjoujou qui ne me fatiguera pas le poignet.

Il sauta dans l’espace réservé, et réponditgalamment au salut que lui adressait le comte de Palomas. DonNarciso, l’épée à la main, appelait Moncade à grands cris. Celui-civint se placer auprès de Ramire. Les quatre épées se choquèrent enmême temps.

Le comte de Palomas passait pour être un desmeilleurs élèves de maître Herrera, et le gros Cordova avait desprétentions majeures au titre d’habile duelliste. La fortune, ilfaut le croire, les servit mal. Le gros Narciso fut désarmé à lapremière passe, et le comte, reculant par trois fois, toucha dutalon l’herbe qui fermait l’enceinte derrière lui.

– Comte, dit Pescaire, pendant queNarciso confus ramassait son arme, maître Herrera ne reconnaîtraitpas sa riposte de pied ferme !

Palomas était pâle, la colère le prenait.

Ramire lui rendit du champ, et dit avecémotion :

– Seigneur, je n’ai jamais tué personneen duel. D’après ce que j’ai vu et entendu de vous, vous n’êtes pasprêt à paraître devant Dieu…

– As-tu pitié de moi, mon brave ?interrompit le jeune comte en ricanant.

Il lui porta en même temps, roide comme balle,un coup sur dégagement en pleine poitrine.

– À toi ! fit-il triomphantdéjà.

Mais Ramire avait paré sur place, d’un simpletemps de poignet. Il ne riposta point et reprit :

– Seigneur, je vous supplie de réfléchir.Je suis un inconnu pour vous, mais je prends l’engagement d’honneurde taire cette aventure. Tous ceux qui vous entourent sont vosamis : retirez seulement les paroles qui ont outragé la plusnoble et la plus malheureuse des femmes…

– Joue ton jeu ! interrompit encorePalomas, qui essaya, sans résultat aucun, toute la série desfeintes et entre-temps de maître Herrera.

– Vive Dieu ! s’écria Moncade ;il le joue assez bien, son jeu !… et son rôle aussi,ajouta-t-il plus bas.

Don Julian de Silva se pencha à l’oreille dujeune comte.

– Tu n’as rien à gagner avec celui-là,dit-il. Sur le terrain où nous sommes, ta vie est entre sesmains.

– C’est assez de folies, conseilla de soncôté Soto-Mayor.

Palomas frappa du pied. Il écumait de rage. Ilécarta d’un moulinet ses amis qui l’entouraient de trop près, ets’écria en s’adressant à Mendoze :

– Ma femme me payera ta dette, l’ami, ettoutes celles de mes bons compagnons. Par la corbleu !défends-la bien, puisque tu as le droit de la défendre, car moi jeserai sans miséricorde !

– Le temps passe, dit pour la secondefois Moncade, qui était un peu en arrière de Ramire.

Celui ci prit à pleine main ses cheveux quilui couvraient le front. Son regard, que l’hésitation voilaitnaguère, éclata soudain comme un feu.

– À la bonne heure ! fit le comte,qui se coucha sur ses jarrets et prit la garde napolitaine.

Narciso de Cordoue attaquait en même temps ets’escrimait comme un démon. Pescaire avait grand’peine à parer ledéluge de bottes qui tombait sur lui.

Un bruit de pas précipités et de ferraille sefit dans la galerie voisine. Toute une escouade d’archerss’élançait à la fois par la porte brusquement ouverte.

– Vous témoignerez bien au seigneurrégidor, disait maître Galfaros tout essoufflé de sa course, quec’est moi-même qui suis allé quérir main-forte !

– Bas les armes ! au nom duroi ! cria le premier sergent en franchissant le seuil de lacour des Castro.

Les petites danseuses, éveillées en sursaut,s’enfuyaient par les fenêtres.

Tous les archers faisaient irruption dans lepatio en répétant :

– Bas les armes ! seigneurs, bas lesarmes !

Mais il était trop tard. Le comte de Palomasétait couché sur le gazon avec une estocade dans la poitrine, etNarciso de Cordoue gisait évanoui sur le sable.

Au moment où Palomas tombait, Moncade avaitdonné du plat de son épée sur le crâne du gros Narciso endisant :

– Celui-ci nous gênerait.

Puis, saisissant par le bras Mendoze, toutétourdi de la chute de son adversaire, il l’avait entraîné derrièreles orangers, pendant que les courtisans s’empressaient autour dujeune comte de Palomas. En suivant le cloître, et abrités qu’ilsétaient par le feuillage des arbustes, les deux fugitifs avaient pugagner le massif épais au centre duquel s’élevait le Sépulcre.

De là ils pouvaient entendre les clameurs desarchers demandant à grands cris le meurtrier du comte dePalomas.

– Qu’on garde toutes les issues !ordonnait le chef de l’escouade.

Moncade s’arrêta au bord du massif. Poursortir de là il fallait traverser un espace découvert.

– Seigneur ! dit-il à Mendoze, jevous sauverai ou je perdrai mon nom.

– Qu’ai-je donc fait pour mériterl’amitié d’un homme tel que vous, seigneur ? demanda Ramire,cédant à son étonnement, malgré le grand péril qui le pressait detoutes parts.

Moncade tourna vers lui ce regard singulier etinexplicable qui avait déjà causé tant de surprise à notre jeunebachelier.

Moncade montra du doigt la branche de myrte,déjà desséchée qui ornait le sombrero de Mendoze.

Et, au lieu de répondre :

– En avant ! s’écria-t-il, nous nousexpliquerons plus tard. Suivez-moi seulement, seigneurMendoze ; où je passerai, passez !

Ils s’élancèrent tous deux en même temps.

– Sus ! sus ! s’écria le chefdes archers, dès qu’ils eurent franchi la limite des cyprès.

L’escouade entière se précipita à leurpoursuite.

L’établissement du seigneur Galfaros n’avaitpoint d’issue du côté de l’ouest, où était situé le Sépulcre. C’eûtété folie que d’essayer le passage de la galerie où restaient dessentinelles. Le dessein de Moncade était de pénétrer dans le proprelogis de maître Galfaros, qui avait une sortie sur le parvis deSaint-Ildefonse. Il connaissait les êtres. Après avoir jeté laporte d’un coup de pied, car il ne s’agissait pas de s’attarder àouvrir les serrures, – les archers étaient littéralement sur lestalons des fugitifs, – après, disons-nous, avoir jeté bas la porte,Moncade s’engagea tête baissée dans le logis privé de Galfaros. Ille traversa en ligne directe, ne répondant mot aux cris épouvantésdes servantes, qui fuyaient devant ces deux hommes tenant encore àla main leurs épées nues. La barre était mise à la porte donnantsur le parvis ; Moncade et Mendoze sautèrent par la fenêtre durez-de-chaussée.

Mais l’alarme avait été donnée. Les alguazilset les archers grouillaient déjà dans la foule. Moncade repoussa,l’épée haute, les premiers qui se présentèrent, et s’ouvrit unpassage jusqu’au perron où étaient les gueux.

Il y eut une scène de tumulte. La foule gênaitles gens de l’hermandad, et cependant la foule criait tant qu’ellepouvait, comme elle entendait crier les archers :

– Sus ! sus au meurtrier du comte dePalomas !

– Arrêtez celui qui a tué le neveu de SaGrâce, le comte duc d’Olivarès !

Moncade se retourna. Mendoze était auprès delui. Une douzaine de pas les séparait de la force armée.

– Vieux siècle, dit le marquis à notreami Picaros, ne vas-tu point nous donner un coupd’épaule ?

– Oh ! oh ! fit Gabacho, c’estnotre dormeur de ce matin.

– À la rescousse, ô mes amis !s’écria le centenaire ; nous n’avons pas encore digéré ledéjeuner de Pescaire !

La jeune école était déjà en besogne. Domingos’était jeté au devant du premier alguazil en criant d’une voixlamentable :

– Voulez vous achever unagonisant ?

Il avait une aune d’envergure, cetagonisant !

Escaramujo barra le passage à deuxhallebardiers à l’aide d’une furieuse attaque d’épilepsie.Raspadillo, poussant de rauques hurlements, se pendit au cou d’unarcher. Mazapan, roulant comme un vaisseau battu par la tempête,embarrassa ses béquilles dans le harnais de l’alferez. Quant aufretin, Maravedi, Cornejo et les autres, ils firent des prodigesdans les jambes de l’hermandad.

La vieille école, pendant cela, se formait enbataillon sacré sur les marches du perron, étageant ses effrayantesinfirmités comme les marchands superposent leurs marchandises àl’étalage.

Et c’étaient en même temps des plaintesdéchirantes, des râles d’agonie, des cris si poignants et siperçants que la foule se bouchait les oreilles.

Au milieu de ce tumulte, dont nulledescription ne saurait donner l’idée, Moncade et Mendoze gagnèrentla porte de l’église. Moncade longea le bas-côté oriental etressortit par la poterne de la Mère-de-Dieu.

On chantait la grand’messe. Mendoze put voir àl’entrée du chœur le profil perdu d’Isabel agenouillée.

La poterne donnait sur une rue étroite.Moncade la suivit au pas de course et ne s’arrêta que devant lafaçade d’un palais de noble apparence, situé à l’angle de la placede Tous-les-Saints.

– Veuillez entrer, seigneur Mendoze,dit-il en se découvrant près du seuil ; vous êtes en sûreté,car c’est ici la maison de mon père.

Il parla bas à un vieux serviteur, qui seplaça aussitôt, l’espingole au poing, à l’entrée du vestibule.

La place et les rues environnantes étaient dureste tranquilles. On n’avait sans doute pas encore trouvé la tracedes deux fugitifs.

Mendoze monta, en compagnie du marquis, lelarge escalier gothique qui desservait cette antique demeure. Ilfut introduit dans un vaste corps de logis donnant sur d’immensesjardins, qui contenait les appartements privés du jeune marquis dePescaire.

Celui-ci ferma la porte à double tour.

Cela fait, il se mit en face de Mendoze et luidemanda brusquement :

– Don Luiz est-il mort ouvivant ?

Il y avait déjà du temps que Ramire attribuaità un malentendu la singulière conduite du marquis de Pescaire.

– Seigneur, lui répondit-il, dussiez-vousm’abandonner à ceux qui me poursuivent, je ne peux pas prolongerdavantage votre erreur. Je suis Ramire de Mendoze, fils d’unhonnête gentilhomme des environs de Placentia, dans la provinced’Estramadure. Je n’ai jamais porté d’autre nom. Mon pauvre costumen’est pas un déguisement. Je sais au pays d’où je viens plusieurshidalgos du nom de don Luiz, mais aucun n’est de maconnaissance.

Moncade souriait en le regardant. Il toucha dudoigt la branche de myrte qui était passée dans le cordon dusombrero de Mendoze.

– Et sans doute, prononça-t-il tout basavec un peu de sarcasme dans l’accent, vous avez mis cette brancheà votre chapeau par hasard ?

Mendoze rougit et ne répondit point.

– Dans l’Estramadure, reprit Pescaire,toujours railleur, c’est peut-être la mode de mettre ainsi unrameau au lieu de panache ?

– Seigneur, répliqua enfin Mendoze, j’aiouï dire que les gentilshommes de notre pays ont parfois cettefierté mal placée de mentir pour dissimuler leur indigence. Àl’effort que je suis obligé de faire, je sens que cette vainegloriole peut bien exister en moi pour un peu. Cependant je n’ycéderai point, seigneur, et je vais vous dire la chose tellequ’elle est. À la place de la plume usée, il y avait un trou aufeutre de mon sombrero. J’ai jeté la plume qui avait fini sonservice, et pour cacher le trou, j’ai mis la branche.

Tout on parlant, il s’était découvert etmontrait son feutre comme preuve à l’appui.

– Par le Dieu vivant ! s’écriaMoncade avec admiration, voilà un habile homme !

Il tourna le dos et se mit à parcourir lachambre à grands pas.

– Mon compagnon, dit-il tout à coup enrevenant vers Mendoze, votre discrétion est louable, et je n’aipoint à m’en formaliser. Ayons pour entendu que vous êtes donRamire de Mendoze, fils d’un honnête gentilhomme des environs dePlacentia ; admettons également que vous ayez pris fait etcause à tout hasard pour la fille de Medina-Celi contre le neveud’Olivarès ; laissons de côté la branche de myrte et faisonstrêve aux questions qui, de l’humeur dont je vous vois, n’auraientpoint de réponse ; il n’en reste pas moins certain que vousavez une méchante affaire sur les bras, et que vous n’êtes pas venuà Séville pour cueillir des oranges.

– Non, seigneur, repartit vivement lejeune bachelier ; ou tout au moins si je suis venu à Sévillesans but bien arrêté, j’y ai trouvé un devoir à remplir.

– Avez-vous déjà communiqué avecquelqu’un ?

– Je n’ai parlé à personne qu’au comte dePalomas, seigneur.

Moncade secoua la tête lentement.

Sans plus rien dire, il passa dans la piècevoisine et en rapporta un costume complet de cavalier. Par la porteouverte, une sourde rumeur commençait à monter dans la rue.

– S’il vous plaît de changer d’habits,reprit Moncade, je serai votre chambellan.

– Pourquoi changer d’habits ?demanda Mendoze.

Le marquis fit un mouvement d’impatience. Ilentraîna son compagnon dans la garde-robe dont la fenêtre s’ouvraitsur la place de Tous-les-Saints. Au travers des jalousies baissées,les paroles passaient distinctement.

– Un justaucorps de buffle, disaiton.

– Un manteau de gueux…

– Un sombrero en lambeaux…

– Je vous comprends, seigneur, fitMendoze. Sous les habits que je porte, je serais reconnu.

– Sur mon honneur ! s’écriaPescaire, vous n’avez qu’un défaut, mon maître, c’est de pousserl’art du comédien jusqu’à ses dernières limites. Voyons, à labesogne.

Mendoze restait devant lui, rouge et les yeuxbaissés.

– Voyons ! répéta Pescaire.

– Seigneur, dit le jeune bachelier avecembarras et chagrin, j’ai la certitude que je profite ici d’uneerreur. Je dois vous avouer que je n’ai aucun moyen de voustémoigner ma reconnaissance.

– Payer mes habits, vous voulezdire ? reprit Pescaire en riant. Allons ! il faut vousprendre tel que vous êtes… Vous me les devrez, seigneurMendoze.

– Si un autre intérêt que le mien n’étaitpas en jeu, seigneur marquis…

– Vous êtes fier, voilà une choseconvenue. Mes habits valent, je suppose, dix pistoles ;seigneur Mendoze, vous êtes mon débiteur de dix pistoles. Lareconnaissance n’a rien à faire là-dedans.

Le jeune bachelier lui tendit la main d’unmouvement involontaire et serra la sienne avec émotion.

– Est-ce bien à Ramire de Mendoze quevous rendez service ? demanda-t-il.

– De tout cœur, mon jeunecompagnon !

La toilette fut beaucoup moins longue que ladiscussion préliminaire. En trois minutes, Mendoze fut habillé depied en cap. Sous ces nouveaux vêtements il avait une si noble etsi gracieuse tournure, que Moncade ne put s’empêcher de lui dire ensouriant :

– Seigneur Mendoze, ce déguisement voussied comme si vous l’aviez porté toute votre vie. N’avez-vous aucunpapier dans votre ancien harnais ?

– Aucun, seigneur.

– Désirez-vous aussi changer d’épée.

– À Dieu ne plaise ! réponditvivement le jeune bachelier : celle-ci me vient de monpère.

Moncade appela un de ses valets et luidit :

– Ruy, mon cheval de main à lapoterne !

Au dehors, la rumeur augmentait.

– Ils vont demander l’entrée du palais,reprit Moncade ; il est temps de nous séparer :venez.

Tous deux gagnèrent les jardins par unescalier dérobé. Au bout du jardin une porte s’ouvrait sur la ruede l’Amour-de-Dieu. Moncade mit la clef dans la serrure. Avant dechasser le pène, il demanda :

– Connaissez-vous la ville ?

– En aucune façon, répondit Mendoze.

– Où voulez-vous aller ?

– Hors des murs.

– Par quelle porte vous plait-il desortir de l’enceinte ?

– Par la porte qui mène à Alcala deGuadaïra, repartit Mendoze.

Moncade, qui avait donné déjà un tour à laserrure, lâcha la clef et mit sa main sur l’épaule du jeunebachelier.

– Alcala de Guadaïra ! répéta-t-illentement.

Puis le couvrant d’un regard fixe et perçant,il ajouta très bas :

– Sauriez-vous me dire ce qu’il y aautour des trois éperons d’or, sur l’écusson d’azur ?

Mendoze recula. Il porta la main à sapoitrine.

– Vous avez vu… commença-t-il.

Mais il se souvint que sa chemise ferméecouvrait le médaillon de la morte.

Moncade le regardait toujours.

– Au nom de Dieu et de la Vierge, dit-ilseulement, répondez !

– Il y a, balbutia Ramire, Paraaguijar a haron.

Moncade le prit dans ses bras et lui donnal’accolade par trois fois.

– Frère, prononça-t-il avec lenteur, quele ciel te protège ! ton secret est sans doute pour ceux quile méritent mieux que moi.

La poterne roula sur ses gonds. Ruy attendaitavec un beau cheval tout sellé. Moncade pressa une dernière foisles mains de Ramire de plus en plus ébahi, et commanda auvalet :

– Conduis ce gentilhomme jusqu’à laPuerta Real !

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