Le Roi des gueux

Chapitre 2LA PLACE DE JÉRUSALEM

La place était restée déserte après l’entréede la cavalcade dans la cour de la maison de Pilate. Les deuxarchers de la confrérie s’étaient éloignés au trot de leurschevaux, dans la direction de la Macarena, quartier des hôtelleriespopulaires. Le silence régnait de nouveau dans la maison de Pilateet aux alentours. Aucun bruit ne s’élevait de la ville endormie,sauf ce concert mystérieux et intermittent dont nous avons parlédéjà. Les sons de la mandoline et de la guitare semblaient partird’une grande maison mauresque à laquelle appartenaient ces arcadesqui faisaient face aux croisées d’Isabel. Les bruits de voix quiéclataient parfois et troublaient l’harmonie sortaient également dece logis, dont les portes et les fenêtres étaient cependanthonnêtement closes.

Il n’y avait point de lune au ciel, quiresplendissait de toutes ses étoiles comme un immense dais dontl’azur, à la fois limpide et sombre, se parsèmerait de prodigieuxdiamants. Tous les poètes l’ont dit : ces nuits de l’Espagneméridionale ont un éclat autre et plus grand que l’orgueil de nosmeilleurs jours.

Les façades noires des maisons environnantesse détachaient sur ce lumineux firmament. Toutes les lueurs étaientau ciel, laissant l’ombre propice à la terre.

L’air était tiède. Par intervalles une briseparesseuse passait, chargée de senteurs tropicales. Son soufflefaisait plaintivement crier la girouette de Saint-Ildefonse, cetteéglise gothique qui fermait la perspective du côté du sud et dontle minaret parlait encore de la domination arabe.

De temps en temps, au lointain, on voyaitglisser une lueur, et la voix monotone des gardes de nuitpsalmodiait ce mot : sereno, qui est devenu leurnom.

Il fait beau, sereno, toujours beau.Chez nous, s’il y avait des gens chargés comme autrefois de crierle temps qu’il fait, la nuit, on les appellerait les hommes de lapluie.

Tout en haut du clocher de Saint-Ildefonse, ungrondement sonore se fit. C’était la vieille horloge qui se mettaiten train de sonner l’heure. Elle était enrouée et infirme commeZamore, et moins fidèle que lui, car elle avait mesuré le temps auxmusulmans comme aux chrétiens. Après un râle préparatoire, qui duraune demi-minute, elle tinta trois coups fêlés ; ce fut commeun signal. À droite, à gauche, devant, derrière, de loin et deprès, les cent et quelques églises de la ville pieuse sonnèrenttrois heures en un feu de file irrégulier. La voix aigre des petitsclochers de chapelle grinçait parmi le tonnerre des bourdons desgrandes paroisses, et, pour surcroît, les trompes de la cathédrale,de la Caridad, de Saint-Jean-de-Dieu et de la Merced, entonnèrentleurs annonces supplémentaires, sonnant un mot rauque et prolongépour chaque coup de cloche. Cela dura dix bonnes minutes, et tousles dormeurs de Séville durent savoir en rêve l’heure qu’ilétait.

Deux hommes arrivaient au bout de la rue desCaballerizas (écuries) au moment où l’horloge de Saint-Ildefonses’ébranlait. Ils étaient à pied, tenant leurs chevaux par la bride.Bête et gens avaient sur le corps une épaisse couche depoussière.

L’un des nouveaux arrivants était un cavalierà la démarche jeune et fière ; l’autre, un paysan à courtetaille qui, cependant, ne semblait manquer ni d’agilité ni deforce. Vous eussiez dit le maître et le valet, sans l’extrêmesimplicité du costume de celui qui, par sa tournure et la noblessede son visage, eût pu passer pour un maître. Il portait, il estvrai, un pourpoint taillé à la mode des gentilshommes, mais en groscuir de buffle, et le ceinturon qui soutenait sa rapière n’étaitqu’une simple courroie non vernie. Son manteau, son feutre et sesbottes éperonnées accusaient de longs services, et la plume quiornait alors si coquettement la coiffure de tous les jeunes gens debonne maison faisait défaut à sa visière.

Le valet avait en comparaison, un accoutrementmoins maigre et mieux étoffé. Il portait le costume des rustres del’Estramadure : sombrero à bords étroits, veste et soubrevestede fustan brun, aux coutures recouvertes d’un rude galonde laine ; culottes courtes, guêtres de toiles, rejoignant lesespadrilles ou cothurnes de gros chanvre tressé.

– Seigneur don Ramire, dit avec tristessece bon garçon, qui tirait la bride de son bidet d’un air découragé,l’Espagnol est sobre de sa nature, mais Dieu lui a donné un estomaccomme à tous les autres habitants de l’univers. Depuis Arracena, oùj’ai mangé un oignon poivré et bu un verre d’eau claire, je ne mesouviens pas d’avoir rien mis sous ma dent.

– La paix ! fit don Ramire quitendit vivement l’oreille.

Le cri du sereno, s’ajoutant au chœur deshorloges, retentissait de l’autre côté de la place, dans la rueImpériale.

Ramire jeta un regard inquiet tout autour delui.

– La police est taquine et inquiète àSéville, murmura-t-il ; on dit cela. Nous n’avons pas desauf-conduit. Fais entrer les deux chevaux sous cette voûte, et pasun mot.

– Si cette voûte menait seulement à unehôtellerie ! soupira Bobazon en obéissant.

La voûte était percée sous la dernière maisonde la rue, avant d’arriver à la place. Elle menait à une fontainecommune placée à l’entrée de la cour. Il n’y avait pas traced’hôtellerie.

Bobazon attacha les deux brides au robinet dela fontaine et s’assit sur la pierre. Don Ramire était resté endehors ; il se cachait à demi derrière la saillie de la voûte.De là il pouvait voir la sombre façade de la maison de Pilate.

Son regard chercha une lumière, de croisée encroisée : toutes les fenêtres étaient uniformément couvertesde leurs jalousies, et derrière les jalousies aucune lueur nebrillait.

– La chambre qu’on lui a choisie donnepeut-être sur les jardins, pensa-t-il.

Puis, se reprenant :

– Je suis fou ! Elles n’ont pasencore eu le temps de gagner leurs appartements.

On voit que ce beau don Ramire avait sespréoccupations comme l’honnête Bobazon, son compagnond’aventures.

La lanterne du sereno se balançait à l’autrebout de la place. C’était un grand diable de Castillan, long commela hampe de sa hallebarde, et plus maigre. Il vint d’un pasindolent jusqu’aux arcades mauresques, derrière lesquelles leconcert se taisait en ce moment pour faire place à de joyeuxmurmures entrecoupés de rires. Il prit sa lanterne à la main etdonna un grand coup de sa hallebarde contre les volets fermés.

Les cris et les rires s’éteignirent. Le voletmassif s’ouvrit, et une voix discrète demanda :

– Qui va là ?

Puis, tout de suite après :

– Ah ! c’est vous déjà, bonEsequiel. Est-il donc trois heures du matin ?

– Le temps vous passe, seigneur Galfaros,répondit le garde ; Dieu veuille que vous soyez bien préparé àl’heure qui vient tôt ou tard pour nous tous. Renvoyez vos chalandsou payez les redevances.

– C’est ruineux, Esequiel, mon ami, fitdolemment le seigneur Galfaros ; sur l’honneur de mon nom, jeserai obligé de fermer boutique.

– Un demi-peceta pour l’audience, comptale garde ; trois réaux pour le saint-office, un cuarto pourmoi, pauvre malheureux, cela fait en tout cinq réaux et un quarto,ou vingt-six cuartos et un misérable ochavo, ou cent-six petitsmaravédis de Philippe III, dont Dieu ait l’âme !

– Pour une heure, Esequiel ! Àcouper huit heures de nuit noire, cela fait deux cent-dix cuartosde bon cuivre, ou quarante-deux réaux, ou plus de deux douros etdemi… c’est ruineux ?

– Encore êtes-vous petit cousin d’unfamilier, seigneur Galfaros. On vous protège. Allons, payez oufermez !

– Le seigneur Galfaros tira de la vastepoche de sa soubreveste un boursicot de cuir et se prit à compterdes pièces de monnaie sur l’appui de sa fenêtre.

– Vous avez bonne société, cettenuit ? demanda Esequiel.

– Assez, puisqu’il plaît à Dieu, SaintAntoine, mon respecté patron, protège et bénit mon pauvreétablissement. Nous avons à souper les danseuses basques etquelques jeunes seigneurs. Voilà votre affaire, ami Esequiel.

– Auberge au soleil et cabaret au clairde lune, dit le garde en recomptant soigneusement la monnaie. Vousdevez gagner votre pesant d’or, seigneur Galfaros. Il manque moncuarto.

– Pas possible ! donnez…

– Donnez vous-même ! Voudriez-vousfaire tort à un père de famille ?

– Vous l’avez reçu, Esequiel, soyezjuste !

– On parle de reviser l’édit desplaisirs, qui date de 1421… c’est trop vieux. Sur lesrenseignements que je fournirai, on pourrait bien vous taxer audouble, seigneur Galfaros.

– Tenez, bon Esequiel, tenez : deuxcuartos au lieu d’un. Faites-moi dégrever plutôt, nous partageronsla différence.

– Jusqu’au revoir, seigneur Galfaros, etgrand merci.

– La bonne nuit ! seigneur Esequiel,on ne vous reverra que trop tôt.

Le volet fut refermé. Le sereno remit salanterne au bout de sa pique, et poursuivit sa promenade paresseuseaprès avoir jeté son cri sempiternel :

– La paix de Dieu ! troisheures ! beau temps !

Notre jeune voyageur avait attendu avecimpatience la fin de cet entretien. Tant que le colloque avaitduré, son regard était resté braqué sur les croisées closes de lamaison de Pilate. Il s’enfonça sous la voûte pour laisser passer lesereno. Quand le pas de celui-ci se fut étouffé au détour de larue, il appela doucement :

– Bobazon !

Le brave rustre ne répondit que par unronflement sonore. Notre jeune homme se dirigea vers lui à tâtons,et le trouva commodément étendu sur le pavé qui entourait lafontaine. Il dormait de tout son cœur, la tête entre les quatrepattes de son bidet.

Don Ramire ne jugea point à propos de troublerce paisible sommeil. Il regagna la rue, et ne put retenir un cri dejoie en voyant qu’une fenêtre s’était éclairée dans la noire façadedu palais de Medina-Celi. La lueur faible brillait au travers d’unejalousie baissée, mais l’œil d’un amoureux perce de bien autresobstacles.

Et ce beau don Ramire était amoureux à enperdre l’esprit.

Notez qu’à son costume il était aisé de voirqu’il n’avait guère autre chose à perdre.

Avez-vous parfois regardé au travers d’unejalousie ?

Les lignes se brisent de tablette en tabletteet présentent un dessin tremblé que tous les Roméo connaissent.C’est joli, parce que tout est joli qui touche aux jeunes amours.Ces formes demi-voilées offrent un vaporeux aspect. On a en quelquesorte l’effet mystérieux du masque de velours, non plus sur levisage seulement, mais du haut en bas, et il faut l’œil de Lindorpour appliquer à coup sûr le nom de Rosine à cette étrangesilhouette coupée par bandes, comme les figures émaillées argent etsable qu’on voit sur les vieux écussons.

La première idée de don Ramire fut des’élancer, car il se disait : Elle est là. Elle m’attend.

La lampe allumée à l’intérieur projetait trèsdistinctement le profil d’une femme sur les planchettes de lajalousie.

Il n’y avait même pas de doute dans l’espritde don Ramire : c’était Isabel.

Mais était-elle seule ? Là-bas tout aubout de l’Estramadure, de l’autre côté du Tage, au pied de lasierra Gala, quand don Ramire rôdait, la nuit, autour de cetantique château de Penamacor, il y avait un signal. Ce serait péchémortel pour un amant espagnol que d’oublier sa guitare. La guitarechante dans les nuits étoilées de ce poétique pays, comme lachouette ou le hibou dans nos nuits déshéritées. On ne fait pasattention à la guitare. En écoutant la guitare, les duègnes seretournent entre leurs draps et disent : « Voilà l’amourqui passe ! » absolument comme nos bergers, bien closdans le bercail, se rient du loup qui hurle impuissant audehors.

Certes, le loup en hurlant montre peu deprudence, mais cela ne l’empêche point de croquer la dîme dutroupeau.

Peut-être les amoureux espagnols, qui sont lesplus délicats, les plus chevaleresques, les plus discrets du monde,feraient-ils mieux d’abandonner la guitare. C’est une gravequestion. Quoi qu’il en soit, entre don Ramire et cette charmanteIsabel la guitare avait joué un grand rôle. Elle vous l’a dit. Il yavait un bosquet de myrtes.

Car c’était bien don Ramire que cette adorableIsabel attendait cette nuit, au lieu de ce Pedro Gil qui s’étaitmontré tout à coup sur la place.

C’était bien don Ramire et son valet Bobazon,le digne garçon, qui avaient pénétré dans Séville à la faveur del’escorte. Nous dirons quelque jour au lecteur les petits incidentsde cette odyssée.

Il y avait donc un bouquet de myrtes. DonRamire annonçait son arrivée par un accord de guitare. Encore unefois, dans cette heureuse Espagne, on ne sait point d’expédientplus adroit. Isabel était prévenue, et quand ses femmes avaientachevé leur tâche, elle venait au balcon tremblante et toutémue.

Oh ! ces nuits embaumées ! cesilence des jardins amoureux ! ces rares paroles qui allaientdescendant et montant, comme les boules d’or des jongleurs !ces soupirs, ces extases !

Tous ces chers enfantillages de la premièretendresse !

Il était haut, ce balcon. Outre la guitare,l’Espagne produisit de tout temps l’échelle de soie, mais le pauvreRamire n’avait que sa guitare.

Comme il regrettait sa guitareaujourd’hui ! Le scrupule le prenait. Encarnacion étaitpeut-être encore auprès de sa maîtresse. Il n’osait mettre le pieddans cette place déserte, de peur d’éveiller les soupçons de lacamériste. Et cependant Isabel attendait ; elle pouvait selasser d’attendre, quitter la fenêtre et la refermer, enl’accusant, lui, Ramire, de paresse ou d’indifférence. Ilhésitait.

Mais le raisonnement venait ici en aide audésir ; il allait surmonter sa crainte, lorsqu’un homme sortitde l’ombre des arcades mauresques.

Celui-là s’était sans doute aussi caché pouréviter la rencontre du garde de nuit. Il fit quelques pas sur laplace d’un air indécis et inquiet : l’œil de Ramire, désormaishabitué à l’obscurité, pouvait détailler son costume et sapersonne.

Il portait le costume andalous et le sombrerorabattu. Il était petit, large d’épaules, mais étroit par la base.Malgré sa longue épée, dont la pointe soulevait les pans de sonmanteau, son aspect n’était rien moins que belliqueux. Ramire sedit tout de suite : Ce doit être un scribe du conseil desvingt-quatre ou quelque étudiant de bonne maison.

Ramire se trompait, mais pas de beaucoup. Lepromeneur de nuit avait en effet l’honneur d’être oïdor àl’audience royale de Séville depuis une couple d’années. Lecomte-duc d’Olivarez en personne lui avait fait obtenir cet emploipar haine des Medina-Celi, dont le seigneur Pedro Gil avait étél’intendant infidèle.

Le seigneur Pedro Gil avait été chassé duchâteau de Penamacor, par la duchesse Éléonore, dont il épiait lesdémarches tout en lui volant ses revenus. On disait que la duchesseavait en main les preuves de ses nombreuses malversations, etqu’elle aurait pu l’envoyer au gibet. On ajoutait que le seigneurPedro Gil était entré pauvre au service des Medina ; onl’accusait d’avoir payé par la plus noire ingratitude les bienfaitsde cette noble famille.

Ceux qui parlaient ainsi avaient sans douteraison, quant à la moralité du fait ; mais pour ce qui est dugibet, ils avaient tort. Sous Philippe IV, s’il n’était pas trèsmalaisé d’envoyer un innocent à la potence, on éprouvait enrevanche des difficultés majeures dès qu’il s’agissait de muselerseulement le plus enragé coquin du monde pour peu que ce coquin fûtsoutenu. Or, le seigneur Pedro Gil avait pour patrons Gaspar deGuzman, ministre favori, et don Bernard de Zuniga, premiersecrétaire d’État. Il y avait de la marge entre lui et lacorde.

Quoi qu’il en soit, le seigneur Pedro Gil,logé à l’enseigne de tous les ingrats, détestait mortellement sesanciens bienfaiteurs. Il avait juré de leur faire payer cherl’humiliation qu’il avait, disait-il, reçue de la duchesseÉléonore.

Il parvint au milieu de la place de Jérusalemet se prit à écouter attentivement. Les pas lourds du veilleur denuit se perdaient au lointain. Aucun autre son ne venait des ruesenvironnantes ; on aurait cru la ville morte sans la gaiemusique des danses aragonaises qui avaient repris dans l’honnêtemaison du seigneur Galfaros. La mandoline et la guitare y faisaientassaut de prestesse, jouant une jota dont la mesure courait à vousfaire perdre haleine.

Pedro Gil tendait l’oreille dans la directionde la rue Impériale.

– Le coquin me ferait-il faux bond ?grommela-t-il ; trois heures et un quart bientôt. Et de lalumière aux croisées de la maison de Pilate ! ajouta-t-il ense tournant vers la fenêtre d’Isabel.

Sa voix avait une singulière expression derancune.

– Il est temps, reprit-il, faisantinvolontairement quelques pas vers la rue Impériale.

Ramire s’était avancé à pas de loup jusqu’à lapremière arcade mauresque régnant le long du cabaret qui portait cenom de deuil : le Sépulcre. Il n’entendait rienassurément du monologue prononcé ou seulement pensé par soncompagnon de promenade. Une seule chose prenait pour lui quelquesignification : c’était le regard lancé par le seigneur PedroGil à la fenêtre éclairée. Ramire avait surpris ce regard.

Peu d’instants après, il vit la lumières’éteindre derrière la jalousie d’Isabel.

L’idée lui vint que ce mystérieux rôdeur avaitun but pareil au sien. Dans un cœur espagnol, la jalousie jaillitau moindre choc, comme l’étincelle que la pierre tranchante et durearrache à l’acier. Dès qu’elle a jailli, elle trouve tout autourd’elle des éléments plus inflammables que l’amadou même. Ramiretira d’instinct son épée ; il sortit à demi de l’ombre où ilse cachait, et sa bouche s’ouvrait pour défier hautement sonprétendu rival, lorsque le pavé de la rue Impériale sonna sous unpas pesant et à la fois précipité. Le coup de sifflet de Pedro Gilretentit ; la grosse voix que nous avons entendue répondit, etla jalousie soulevée d’Isabel produisit un léger bruit enretombant.

Tout cela se fit en un clin d’œil.

Un grand et gros gaillard, vêtu d’une casaquecourte qui dessinait les proportions athlétiques de sa taille,déboucha sur la place. Il avait son manteau brun roulé et jeté surl’épaule.

– Moins de bruit, Trasdoblo !murmura Pedro Gil, depuis cette nuit, les vieux murs ont ici desoreilles.

– Qu’ils écoutent, les vieux murs,répliqua le nouveau venu ; ils m’entendront louer saintAntoine de Padoue, mon très respecté patron, et souhaiter longuevie au roi don Philippe, notre seigneur. Voilà ! Il n’y a pasde mal… à moins qu’ils ne soient hérétiques, les vieux murs, etséditieux, auquel cas, avec l’aide de la Vierge, moi Trasdoblo (etmon nom n’a pas honte de moi, que je sache), je contribuerai à lesdémolir de tout mon cœur !

Ce grand Trasdoblo vous débitait ces simpleset loyales paroles d’une voix retentissante, qui éveillait à lafois tous les échos de la place de Jérusalem. Son larynx étaitpuissant, mais son débit avait de l’embarras, parce que le tropd’épaisseur de sa langue le rendait un peu bègue. Le seigneur PedroGil le prit sans façon sous le bras et l’entraîna vers les arcadesen disant :

– Si nous n’avions à parler que du roidon Philippe, ou de saint Antoine de Padoue, ce serait bien, monbrave garçon, mais…

– Nous avons donc à parler d’autrechose ?

– Tais-toi, d’abord, si tu veux savoir,et tenons-nous le plus loin possible de ces fenêtres closes, dontl’une était éclairée tout à l’heure.

– Bah ! s’écria Trasdoblo ; ily a quelqu’un dans la maison de Pilate ?

– Il y a beaucoup de monde, réponditPedro Gil.

– La duchesse est revenuepeut-être ? C’est mon vieil homme de père qui la fournissait.Une maison de plus de vingt pistoles par semaine. Si la duchesseest revenue, nous tuerons un bœuf de plus tous les mercredissoir.

– La duchesse est revenue, dit froidementl’ancien intendant de Medina-Celi.

Trasdoblo frappa ses deux grosses mains l’unecontre l’autre. Ce mouvement découvrit un objet brillant quipendait à sa ceinture. C’était beaucoup plus large et beaucoupmoins long qu’une épée, Devinons, puisque ce Trasdoblo parlait detuer des bœufs : c’était un énorme coutelas de boucher.

Trasdoblo était en effet un de ceux quipesaient le plus dans la confrérie des bouchers de Séville.

Pedro Gil et lui venaient d’entrer sous lesarcades ; Ramire n’avait eu que le temps de se dissimulerderrière son pilier. Ils marchaient côte à côte sur le sol poudreuxde cette sorte de cloître. Ils parlaient beaucoup plus bas.

Le vaillant boucher avait sans doute comprisles nécessités de la situation. Il adoucissait tant qu’il pouvaitles éclats de sa voix de tonnerre.

Mais ce cloître était sonore : la voûteformait écho d’un bout à l’autre du Sépulcre. Don Ramire,placé comme il l’était à l’une des extrémités de ce conduitacoustique, entendit dès l’abord presque toutes les paroleséchangées.

Au premier moment, dominé qu’il était par sondépit et son impatience, il ne donna qu’une médiocre attention àl’entretien de ces deux étrangers.

Le nom de Pedro Gil l’avait bien frappéquelque peu ; il savait partie de son histoire ; mais, ensomme, qu’importaient à un chevalier errant tel que lui lesintrigues subalternes d’un pareil coquin ?

Deux minutes ne n’étaient pas écoulées qu’ilétait cependant tout oreilles. Sa colère avait disparu ; sonamour lui même était pour un instant oublié.

Il se faisait petit derrière son pilier,tournant l’angle de la maçonnerie quand les deux interlocuteurss’approchaient, avançant la tête au contraire et sortant presqueentièrement de son abri quand ils remontaient vers l’extrémitéopposée.

Si quelque lueur l’eût éclairé tout à coup,vous l’auriez vu tout pâle, la bouche contractée, les yeuxbrûlants. Il retenait son souffle. À de certains moments, unesecousse nerveuse agitait son corps de la tête aux pieds.

Le seigneur Pedro Gil avait parlé lepremier.

– Connais-tu le bon duc de Medina-Celi,honnête Trasdoblo ? avait-il demandé.

– J’avais douze ans quand il fut mis dansla forteresse, répondit le boucher : mon père aurait donné sonsang pour lui.

– C’était un saint ! et c’était unhidalgo ! prononça l’ancien intendant avec emphase ; cen’est pas lui qui aurait fait du tort à un ancien serviteur !mais les femmes…

– Si vous le voulez bien, seigneur PedroGil, interrompit Trasdoblo, qui pensait à la fourniture de lamaison de Pilate, – nous mettrons ce sujet de côté.

– Je le veux d’autant mieux, mon braveami, que ce sujet n’a aucun rapport avec celui qui va nous occuper.Il s’agit pour toi de ta fortune : la fourniture de l’Alcazar,celle du comte-duc, celle de don Bernard de Zuniga, le premiersecrétaire d’État, celle de don Pascual de Haro, commandant desgardes et celle de don Baltazar de Zuniga y Alcoy, président del’audience d’Andalousie.

– Toutes les cinq à la fois ?balbutia Trasdoblo ébloui.

– Ni plus ni moins, mon vaillant. Quepenses-tu de l’aubaine ?

Le boucher ne répondit pas tout de suite. Ilse gratta l’oreille ; son regard inquiet essaya de percerl’obscurité pour interroger la physionomie de l’ancienintendant.

– Je pense, murmura-t-il enfin, que leroi et ses deux ministres ne passent pas beaucoup de temps chaqueannée à Séville.

– Et n’y a-t-il pas toujours du monde àl’Alcazar, Trasdoblo ? Toujours du monde au palais de Zunigaet d’Olivarès ? Et n’as-tu pas envie d’être procureur juré deta confrérie ?

– Que faut-il faire ? demandabrusquement le boucher.

– Voilà la pierre d’achoppement !prononça Pedro Gil avec gravité ; le salaire les affriande,mais la besogne leur fait peur.

– Vous vous trompez, seigneur Pedro Gil.Je songe seulement qu’il y a besogne et besogne. Pour peu que lavôtre convienne à un honnête homme et à un chrétien…

La main de l’ancien intendant pesa sur sonbras.

Ils étaient arrêtés tous deux à quelques pasdu pilier derrière lequel se cachait don Ramire.

– Ami Trasdoblo, prononça l’ancienintendant d’un ton froid, mais en accentuant chaque parole :nous savons que tu es un chrétien et un honnête homme ; maisavant de répondre à ta question, nous avons charge de t’en poserune autre : Ami Trasdoblo, ton coutelas de boucher est-ilaussi bien affilé aujourd’hui qu’il était la nuit du vendredi-saintde l’an 1637 ?

Le gros homme recula comme s’il eût reçu unchoc violent au visage.

Pedro Gil gardait ses bras croisés sur sapoitrine. Il poursuivit paisiblement :

– Nous sommes tous des honnêtes gens etdes chrétiens. Ami Trasdoblo, ce fut un coup bien frappé que celuiqui trancha l’artère du pauvre Beltran Salda, ton beau-frère, lepeaussier de la rue de l’Amour-de-Dieu.

La tête du boucher tomba sur sa poitrine.

– J’ai donné bien de l’argent au chapitrede la cathédrale, balbutia-t-il ; on a dit bien des messes àNotre-Dame du Carmel ; j’ai bien prié la Vierge et les saintspour le salut de son âme…

– C’est preuve de bon cœur, amiTrasdoblo, mais si le coup dont nous parlons avait été asséné d’unbras moins ferme, nous nous serions adressé à un autre que toi.

– M’accuserait-on ?… commença leboucher.

– Du tout ! l’accusation suppose undoute ; nous n’avons pas l’ombre d’un doute… ami Trasdoblo,c’est moi qui suis chargé de cette affaire, en ma qualitéd’auditeur second…

– Ayez pitié de moi, seigneur PedroGil ! s’écria le géant dont les genoux fléchirent.

– À la bonne heure ! fit l’ancienintendant ; tout à l’heure tu sentais le roussi. Mais dumoment que tu te rends à discrétion… Voyons ! auras-tu le brasferme, l’œil juste, le cœur solide, s’il s’agit de frapper pour leservice du roi ?

– Pour le service du roi, oui,seigneur.

– Tu trembles ? fit Pedro Gil en serapprochant de lui.

– Seigneur, je ne suis pas un homme deguerre.

– N’as-tu du courage que contre tesproches ?

– Seigneur, le pauvre Beltran nous avaitfait tort dans la succession du drapier Trasdoblo, notreoncle ; j’avais du sang dans les yeux quand je portai cemalheureux coup. Dites-moi le nom de celui qu’il faut frapper pourle service du roi.

– Il n’a pas de nom, répondit PedroGil.

– Quel est son crime ?

– Il a conspiré contre don Philipped’Espagne.

– Que ses enfants soient maudits ?Est-il ici, à Séville ?

– Tout près de Séville.

– Qui me le désignera ?

– La main de Dieu : il viendralui-même se présenter à toi.

– Est-il jeune ?

– Entre les deux âges.

– Est-il noble ?

– Chez nous, il n’y a pour conspirer queles grands.

– Et… quand faudrait-il ?…

– Aujourd’hui.

– Sitôt, Vierge sainte ! Serai-jeseul ?

– Tu trembles trop. Tu auras unearmée.

Trasdoblo releva la tête, et un large soupirsoulagea sa poitrine.

– Et, reprit-il encore, où devrai-je merendre ?

– À ton devoir ordinaire ; n’est-cepas toi qui fournis la forteresse de Alcala de Guadaïra ?

– Si fait, seigneur.

– Tu y vas trois fois la semaine.

– Trois fois, seigneur.

– Et c’est aujourd’hui tonjour ?

– Seigneur, c’est aujourd’hui.

Il y eut un silence. Don Ramire avait peine àétouffer le bruit de son souffle dans sa poitrine oppressée.

Trasdoblo reprit :

– Ce sera sur la route ?

– Non, répondit Pedro Gil, n’interrogeplus, écoute. Le charnier où tu déposes ta viande est dans lapremière cour, en dedans des petits murs ?

– Exactement, seigneur, c’est là que nousabattons.

– Tu as la clef de la poterne qui donneentrée dans cette première cour ?

– Seigneur, de père en fils, nousl’avons, depuis cinquante ans.

– Tu peux m’introduire par là quatre oucinq braves déguisés en garçons bouchers…

– Y songez-vous, seigneur ? c’estdans la forteresse même ! On dit que la cellule du bon duc deMedina-Celi donne de ce côté…

– Il vous faudrait de l’artillerie,interrompit Pedro Gil, pour forcer la tour où le bon duc estrenfermé ; ne t’inquiète point du bon duc et réponds.

– Seigneur, je puis faire ce que vous medemandez en risquant ma tête.

– Si tu ne le fais pas, ami Trasdoblo, tatête sera coiffée du bonnet de flammes au prochainauto-da-fé : choisis !

– Je le ferai, seigneur… pour le servicedu roi.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer