Le Roi des gueux

Chapitre 6RAMIRE DE MENDOZE

L’emphase qu’on met à prononcer certainesparoles en altère complètement la saveur. Étant donné le petitdiscours de Ramire et le caractère connu du langage espagnol, plusd’un lecteur pourrait être tenté de croire que notre jeunecavalier, campé solennellement en face des courtisans, leur débitasa harangue de ce ton solennel, affectionné par tous les mauvaiscomédiens et par quelques orateurs passables. Il n’en fut pointainsi. Vous eussiez pilé ce bon Ramire dans un mortier sans enretirer un atome d’emphase ; il était tout le contraire ducomédien, il était simple, vif et franc. Tout en lui respirait lajeunesse et la brave bonhomie.

Il dit cela comme il le pensait, rondement etvaillamment.

Mais ne vous semble-t-il pas à propos desavoir un peu ce que c’était que ce beau garçon, arrivant à Sévilleen fraude de la sainte-hermandad, confondu, grâce à la nuit noire,avec les serviteurs de la duchesse de Medina-Celi ?

Pourquoi apportait-il dans cette opulentecapitale son justaucorps de buffle, sa naïveté provinciale etl’épaisse fainéantise de son gros valet Bobazon ?

Il y avait entre la rivière Mabon, et lachaîne de la Gala, au fond de l’Estramadure, une vieille masureféodale, connue dans le pays sous le nom de château du Comte(alcala del Conde). Elle était habitée, vers le commencement dusiècle, par une famille d’hidalgos laboureurs du nom de Mendoze. De1610 à 1620, les années de famine s’étaient succédé sansinterruption dans l’Espagne du centre ; il arriva que lesMendoze s’endettèrent et furent obligés de vendre la meilleurepartie de leur petit patrimoine.

Les fils valides étaient à l’armée ; ilne restait pour la charrue que les vieillards, les femmes et lesenfants. Dieu sait que les enfants étaient nombreux, car lessoldats revenaient hiverner après chaque campagne.

Les gens des villages voisins racontaient unesingulière histoire : ils disaient que l’un de ces enfants,élevés pêle-mêle dans la misère du vieux manoir, n’appartenaitpoint à la famille de l’hidalgo.

Ils disaient qu’une nuit, vers l’année 1620,deux voyageurs, un cavalier et une jeune femme, avaient frappé a laporte du château du Comte, où jamais l’hospitalité n’étaitrefusée ; car, ajoutaient-ils avec quelque raison, ce ne sontpas toujours les plus riches qui se montrent les plus secourables.Ces voyageurs venaient de Plasencia, sur le Tage. La jeune senorasemblait fort malade.

Au jour, le cavalier reprit sa route toutseul. C’était, au rapport de ceux qui faisaient ce récit, une fièretête de seigneur, froide et triste. Il prit son chemin par lesmontagnes qui bordent le Léon. Pendant qu’il gravissait les pentes,on le vit se détourner plus d’une fois et porter la main à ses yeuxpour essuyer des larmes.

La jeune femme était morte dans la nuit. Onlui creusa une tombe au cimetière de Cujo. Sur la tombe, il n’y eutque le nom qu’elle avait reçu au baptême : Isabel.

Mais, deux ans plus tard, le cavalier revint,et l’on trouva suspendu à la croix de bois, qui marquait lasépulture de la jeune femme, un petit médaillon d’argent contenantune mèche de cheveux noirs. Sur le médaillon était gravé un écussond’azur aux trois éperons d’or avec cette devise : Paraaquijar à haron (pour aiguillonner le paresseux). Au revers dumédaillon, il y avait une banderole gravée avec ce jeu de mots enlangue latine : Haro, hero ero (je suis Haro, hérosje serai).

Depuis on n’entendit plus parler jamais de cecavalier.

Mais on se souvint d’autant mieux del’aventure que, après la mort de la jeune femme, l’une des brus duvieil hidalgo Mendoze, qui venait d’être mère, partagea son seinentre deux nourrissons.

Quinze années s’écoulèrent. La mémoire de cesfaits mystérieux est tenace dans les campagnes, seulement laconfusion s’y met à la longue. L’opinion générale était que, parmiles nombreux adolescents qui grandissaient à la tour du Comte, il yavait un étranger. Personne n’aurait su dire lequel.

En 1737, lors du mal noir qui désolal’Espagne, l’hidalgo, sa femme et plusieurs de ses fils furentenlevés par l’épidémie. La croyance répandue un peu partout qu’unefois la mort entrée dans une maison, tout y passe, est bien pluspopulaire en Espagne, où la plupart des maladies prennent uncaractère contagieux.

Quoi qu’il en soit, le proverbe eutcruellement raison. Cette forte et nombreuse famille fondit commela gelée des nuits de printemps aux premiers rayons du soleil. Aucommencement de l’année 1638, Ramire, qui venait d’avoir dix-septans, conduisit tout seul à sa dernière demeure sa mère, bonne etsimple femme qui avait survécu à tous les habitants du château duComte.

Ramire rentra sombre et découragé dans cettevaste demeure qui tombait en ruines. C’était un joyeux enfant, maisl’épreuve était trop forte. Quand il alluma sa lampe pour lapremière fois, le soir, dans la cuisine, où vieux et jeuness’asseyaient autrefois autour de l’olla podrida fumante, le cœurlui manqua. Il s’enfuit.

Jusqu’alors il avait eu pour mission desoigner les chevaux et de mener la charrue. Il arriva à Salamanqueun dimanche au soir, et rencontra devant le portail de lacathédrale un jeune garçon de Quijo qui postulait la tonsure. Dèsle lendemain, Ramire était étudiant à l’université de Salamanque.Son camarade lui avait vanté les douceurs de l’état ecclésiastique,et notre pauvre ami, qui n’avait plus de famille, s’était décidé àse jeter dans les bras de la religion.

Salamanque était alors la plus illustre et laplus avancée des universités espagnoles. Parmi ses nourrissons ellecomptait les personnages les plus éminents de ce siècle, et entreautres le comte-duc d’Olivarès lui-même. Le pouvoir royal lachoyait, le saint-office lui accordait l’honneur de sa protectionspéciale ; étudiants et professeurs vivaient là comme coqs enpâte : ils étaient les maîtres de la ville.

L’enfance de Ramire avait été pieuse ;mais il ne tarda pas à s’apercevoir du néant de sa vocation. Sesgoûts l’eussent porté volontiers vers la profession guerrière, etses plus grands succès furent à la salle d’armes de maîtreCastorio, la première épée de l’ancien royaume de Léon. La poésieaussi l’attirait. Il passa trois années dans un grenier de la rueConcha, pâlissant sur les livres, vivant de rien et ne prenantd’autre plaisir que ses assauts à la salle d’armes.

Au bout de trois ans, il fut bachelier :grand honneur, maigre profit.

On le mit en demeure d’entrer dans les ordres.Il fit son petit paquet et revint au château du Comte.

Les crevasses de la vieille gentilhommières’étaient élargies pendant son absence. La terre tombée en frichese couvrait de genêts. Ramire entreprit de vivre seul dans ce trou.La gaieté insouciante de son caractère le soutint ; il avaitdes livres, il ensemença un petit coin de champ : il ne mourutni d’ennui ni de faim.

Ce fut tout. Il avait deux voisins : unvieux pêcheur de la Mabon, nommé Bonifaz ; et Bobazon, letondeur de mérinos. Bonifaz était un philosophe, et Bobazon unhomme d’argent. Pour les mœurs, l’Estramadure est un peu laNormandie de l’Espagne. Le paysan y est raisonneur et rusé.Bobazon, parfait balourd, mettait ses économies dans un pot, afind’acheter un domaine. Il y avait dix ans qu’il thésaurisait :il possédait déjà de quoi emplir à moitié son bonnet de réaux.

Un jour que Bonifaz tendait son tramail à uncoude de la Mabon, grossie par la fonte des neiges, il aperçut autravers des buissons de la rive son jeune voisin immobile et commeen extase, Ramire était debout sur un tertre. Le vent faisaitflotter ses longs cheveux sur ses épaules. Il avait cette attitudede l’homme qui s’est arrêté tout à coup pour contempler un objetdigne d’admiration.

Bonifaz, curieux comme un philosophe, quittases filets et monta sur le tronc ébranché d’un saule. De là,dominant le bassin de la Mabon, il put suivre le regard du jeunebachelier et voir au lointain une cavalcade qui se perdait dans lesbosquets de frênes au bas de la montée.

– Holà ! Mendoze ! cria-t-il enriant.

Notre bachelier tressaillit de la tête auxpieds et se retourna, rouge comme une fleur de cactus.

Bonifaz reprit :

– Si tu la regardes encore une fois tudeviendras fou, voisin !

La cavalcade disparaissait sous bois. Ondistinguait encore cependant, parmi la foule des écuyers et despiqueurs, deux femmes vêtues de deuil.

Ramire descendit de son tertre. Il étaitmaintenant tout pâle.

– Bachelier, lui dit Bonifaz, on a vu desbergers épouser des reines. Es-tu amoureux de la fille unique deMedina-Celi ?

– Medina-Celi ! répéta Ramire.

Il s’était avancé jusqu’au bord opposé de larivière. Bonifaz avait repris ses filets.

Il dit en tendant la corde de sontramail :

– Il y a des choses plus surprenantes quecela dans nos romanceros. Une fois, que j’allai jusqu’à Badajoz, jevis jouer une saynète qui avait ce titre : Être etparaître. Cette jeune Isabel n’est peut-être pas plusMedina-Celi que tu n’es Mendoze, toi, voisin bachelier ?

Ce philosophe Bonifaz s’exprimait parfoisd’une façon peu compréhensible. Il aimait à poser des énigmes.Ramire voulut exiger une explication ; ce fut peine perdue.Bonifaz le pria d’aller un peu plus loin, de peur d’effrayer sonpoisson.

Hélas ! le philosophe avait dit vrai,Mendoze regarda encore une fois cette délicieuse créature, et ildevint fou. Ses journées se passèrent à courir monts et vaux, afinde rencontrer la suite de la bonne duchesse, soit que celle-ci fîtsa promenade quotidienne, soit qu’elle menât la chasse, montée surson rapide genêt.

Ramire guettait la cavalcade : il secachait derrière les branches quand le galop des chevauxretentissait dans le sentier, et bien souvent, au fond de quelquefourré, cette charmante Isabel dut prendre sa prunelle ardente pourl’œil d’une bête fauve.

Il n’y avait dans les souvenirs du pauvrebachelier qu’une légende poétique : c’était la courte etlamentable histoire de cette jeune femme morte au château du Comteet enterrée sous cette pierre qui portait pour inscription un seulnom : Isabel. La mère de Ramire, en mourant, avait suspendu àson cou ce médaillon chargé d’un blason inconnu, qui portait troiséperons d’or sur son champ d’azur, avec cette devisesignificative : « Pour aiguillonner la paresse. » Cemédaillon était un souvenir de famille. Ramire le gardait comme unerelique de sa bonne mère. Le nom de cette pauvre étrangère dormantau cimetière voisin, Isabel, avait pour sa jeune imagination je nesais quel religieux parfum.

Et voilà que justement la fille de Medina-Celis’appelait Isabel !…

Du haut de la tour demi-ruinée qui couronnaitles débris de la demeure paternelle, Ramire voyait à l’horizon lesorgueilleux donjons du château de Penamacor. Il restait là souventde longues heures, et il rêvait.

Qu’y avait-il sous ces obscures paroles dupêcheur : « Isabel n’est peut-être pas plus Medina-Celique tu n’es Mendoze ? »

Ramire voulut connaître l’histoire de cettebonne duchesse qui, du sein de son exil, répandait ses bienfaitssur toute une contrée. Ses deux voisins n’étaient pas ce qu’ilfallait pour l’instruire. Bobazon ne savait rien ; lephilosophe Bonifaz avait coutume de parler seulement quand on nel’interrogeait point. Ramire alla chercher ses renseignementsailleurs ; il entra dans les cabanes des tenanciers, il écoutales récits des veillées. Voici ce qu’il apprit :

Quand mourut le dernier roi, à la fin del’année 1621, il y avait à la cour de Madrid un jeune seigneurdestiné à la plus haute fortune par sa naissance et surtout parl’amitié que lui portait l’héritier de la couronne. Hernan Perez deGuzman, duc de Medina-Celi, avait vingt quatre ans. Il avait déjàfait ses preuves comme homme de guerre dans les campagnes deFlandres, et le feu roi l’avait jugé digne de représenter l’Espagneà la cour d’Angleterre. Philippe IV avait alors seize ans. L’amourparle vite au-delà des Pyrénées. À la mort de son père, l’enfantétait amoureux déjà.

Il aimait, comme cela se pratique toujours,une des filles d’honneur de la reine-mère : Éléonor de Tolède,belle entre les belles, et dont la fière vertu était au-dessus dusoupçon.

En ce temps, un autre Guzman, car l’Espagne encompte par centaines, Gaspard de Guzman, qui fut plus tard lecomte-duc d’Olivarès, était aussi un tout jeune homme. Ilcommençait à s’insinuer dans la faveur de Philippe.

Sur sa route de favori, Gaspard de Guzmanrencontrait un double obstacle : deux jeunes seigneurs, uniscomme Oreste et Pylade, et dont l’amitié semblait inspirer au roiune irrésistible sympathie.

C’était d’abord don Louis de Haro, comte deBuniol, un peu plus âgé que Philippe et qui avait été son meninfavori ; c’était ensuite Hernan, duc de Medina-Celi, dont lafortune avait été grandissant depuis le début du nouveau règne.

Don Louis de Haro, allié du duc de Lerme, lefavori du roi, entama franchement la lutte, et faillit renverser dupremier coup la grandeur naissante d’Olivarès. Mais celui-cil’enveloppa d’une intrigue habilement ourdie, et obtint contre luiun arrêt de proscription. Don Louis de Haro parcourut longtemps lesmontagnes du centre avec sa jeune femme, Isabel d’Aguilar. Ildevint le chef de la conjuration des desservidores, et futfait prisonnier à Badajoz, deux ans après la mort de sa femme, tuéepar la fatigue et le chagrin.

Son sort ultérieur resta un mystère. Les unsdisaient qu’il s’éteignait dans un cachot, d’autres prétendaientqu’il avait pu briser ses chaînes, d’autres enfin affirmaient qu’unassassinat avait terminé sa vie.

Le jeune duc de Medina avait été pour lenouveau favori un rival encore plus redoutable : il avaitau-dessus d’Olivarès le courage personnel, la science politique, unpatrimoine immense, un nom illustre entre tous ceux de la noblesseespagnole. Il fallait pour abattre celui-là une arme d’une trempetoute particulière. Olivarès chercha longtemps cette arme ; lehasard la lui mit un beau jour dans la main.

L’amour du jeune roi n’était pas heureux. Labelle Éléonor de Tolède avait jusqu’à présent repoussé avec dédaintoutes les attaques. Olivarès sentait chanceler son pouvoir ;il en était à chercher les moyens d’éteindre cette passion qu’ilavait lui-même attisée, lorsqu’il découvrit tout à coup les motifsde la résistance d’Éléonor.

Éléonor aimait, Olivarès se reprocha den’avoir pas deviné cela plus tôt. Il se mit en quête afin de jeterau moins l’amant heureux en pâture aux colères jalouses de PhilippeIV. Il trouva mieux qu’il n’avait espéré : l’amant heureuxétait Hernan, duc de Medina-Celi. En présence de ce résultatimprévu, Gaspar de Guzman commanda cinquante messes à la chapellePauline de la cathédrale de Madrid, et s’arrangea de manière àperdre d’un seul coup son rival. Le jeune duc de Medina-Celi, eneffet, fut représenté comme un traître qui courait insolemment surles royales brisées, et don Bernard de Zuniga, secrétaire d’État,décerna contre lui un ordre d’exil à l’étranger.

Au premier moment, Olivarès n’en voulait pasdavantage.

Il obtenait ce résultat d’éloigner à la foisde la cour les deux amis, le duc de Medina-Celi et Louis de Haro,et de les mettre en outre dans l’impossibilité de se concerter pourlui livrer bataille. Mais les circonstances se chargèrent de rendresa victoire plus complète qu’il ne la souhaitait. Le jour fixé pourson départ, Medina-Celi força la consigne du palais et se présentaau roi pour déclarer qu’Éléonor de Tolède était sa légitime épouse.Ceci avait lieu en 1626, Isabel, fruit de cette union, avait un an.Le mariage, au dire de Medina-Celi, avait été tenu secret à causede la reine-mère qui regardait Éléonor comme sa fille, et ne lavoulait point céder, même à un époux.

Le roi, d’après les suggestions d’Olivarès,demanda l’acte des noces qui ne put être fourni.

Ici, quelques voiles enveloppaient lanarration. Personne ne savait dire pourquoi l’acte de mariagen’avait pu être présenté, certains allaient jusqu’à nier lacélébration des noces.

La chose certaine, c’est que l’ordre d’exilfut maintenu. Medina-Celi eut cette fois pour résidence assignéeson palais de Séville. Au bout de quelques jours, Éléonor s’enfuitde Madrid avec son enfant et vint le rejoindre. Le roi, dont lafantaisie s’exaltait jusqu’à la passion, la suivit de près àSéville.

Une nuit, à la fin de cette même année 1626,la duchesse de Medina-Celi fut enlevée de son palais, pendant queson mari, chargé de fers comme un criminel, était conduit à laforteresse de Alcala de Guadaïra. Il était accusé de complicitédans la première révolte de la Catalogne, fomentée par lesdesservidores, dont Louis de Haro, comte de Buniol, étaitle chef. Une requête en nullité de mariage fut portée devant lacour des Vingt-Quatre, qui refusa de connaître, fautes de piècesproduites.

Le nonce apostolique intervint, à cause de larécente arrivée d’Elisabeth de France, la nouvelle reine. Tout celase termina par l’exil de la bonne duchesse au château de Penamacor.Le duc ne recouvra jamais la liberté. Olivarès eut l’oreille du roisans partage.

Voilà, en peu de mots, ce que Mendoze putapprendre. On lui dit aussi que le souvenir des deux amis vivait àla cour, et que les adversaires d’Olivarès, qui étaient puissantset nombreux, se faisaient de ces deux noms, Louis de Haro et Hernande Medina-Celi, un double drapeau.

Mendoze avait surtout donné son attention auxfaits qui concernaient le père et la mère d’Isabel. Ces grandesinfortunes de famille ajoutaient pour lui comme une mélancoliqueauréole à la beauté de la jeune fille. On ne saurait dire siMendoze éprouvait plus de respect que d’amour. C’était un culteextatique et dévot dont il entourait cette noble fille de laproscription. Avec quelle joie il eût donné dès lors tout son sangpour lui acheter quelques-unes des gaietés de son âge : unbaiser de son père, un sourire de sa mère !

Il nous faut bien avouer pourtant qu’aucunecirconstance romanesque, aucun dramatique incident ne marqua leurpremière rencontre. Mendoze n’eut point l’occasion de sauverIsabelle des cornes furieuses d’un taureau ; il ne l’arrachapoint aux mains des bandits de la montagne ; il n’arrêta pasmême d’un bras sûr et vaillant, juste au bord d’un précipice decinq cents pieds de profondeur, son joli cheval emporté.

Il vint un jour, ce pauvre Mendoze, enhardipar l’angoisse de son extravagant amour, il vint jusqu’au sentierqui bordait la terrasse du château de Penamacor. Isabel lisait sousle berceau tapissé de jasmins embaumés. Ramire voulait se cacherencore, mais elle le vit. Pourquoi sourit-elle à l’aspect de cejeune paysan ? Pourquoi rougit-elle après avoir souri ?Pourquoi tourna-t-elle le feuillet avant d’avoir lu, et pourquoi leretourna-t-elle ensuite afin de rechercher le versetomis ?

Pourquoi la vit-on revenir pensive et la têteinclinée ?

Ramire n’avait fait que passer, lepoltron ! et sa main timide avait tremblé en soulevant lesgrands bords de son feutre.

Hélas ! pourquoi, en effet ? Voussouvient-il du premier serrement de cœur ? Pourquoi eûtes-vousce frisson inconnu ? Et pourquoi votre poitrine souffrit-ellel’amère et délicieuse angoisse ?

Moi, je ne sais. Vous aimâtes, parce que Dieule voulut. L’amour est la seconde fatalité humaine. Elles sonttrois : naître, aimer, mourir. Aux fatalités, il n’y a pointde pourquoi.

Mendoze revint au château du Comte ; sasolitude fleurit comme un jeune arbre au printemps. Ses journées seremplirent, ses nuits s’enchantèrent. Ce qu’il espérait, ne ledemandez point. Elle lui avait souri.

Oh ! bien plus ! Du haut de laterrasse orgueilleuse, une fleur était tombée aux pieds deRamire.

Jugez si Bonifaz, le philosophe avait biendeviné ! Ramire était fou.

Adorable et chère folie des jeunestendresses !

Les nuits là-bas sont faites pour cela :Dieu les a illuminées et embaumées.

Il y avait six mois que, chaque soir, lesignal de Mendoze appelait Isabel à son balcon. Le dernier soir,elle lui dit : Demain, nous partons pour Séville.

Mendoze regagna sa ruine, cette fois, étourdiet comme ivre. Il essayait en vain de voir clair dans le trouble deses pensées. C’était en lui une sourde et vague angoisse. Ils’était endormi dans les pauvres délices de son amour d’enfant. Enlui l’idée de la séparation possible n’avait pas même essayé denaître. Comme il croyait de bonne foi ne rien désirer au delà de cequ’il était, il ne craignait rien. La vie, pour lui, c’était lacontinuation indéfinie de ces platoniques tendresses.

Tant que dura la nuit, il ne put fermer l’œil.Il sortit de grand matin. Son parti était pris ; il voulait,lui aussi, aller à Séville. Il possédait pour toute fortune quatrepièces d’or qu’il avait rapportées de Salamanque ; elles luivenaient d’un jeune et galant marchand qui payait pour avoir desmadrigaux à envoyer aux dames. Ce n’était pas assez d’argent :il lui fallait à tout le moins un cheval, un manteau et unpourpoint de cavalier.

Il se rendit chez le voisin Bonifaz, qui luirit au nez de bon cœur en disant :

– Il y a déjà bien des fous àSéville ; un de plus un de moins, il n’y paraîtra guère.

Quand il vous arrive d’être embarrassé, neconsultez jamais les philosophes.

Ramire poussa jusqu’à la cabane où dormaitBobazon. Il fut obligé de faire beaucoup de tapage pour éveillercette tranquille conscience. Quand Bobazon eut connu son cas, ilréfléchit :

– Seigneur Mendoze, lui dit-il, je neveux pas laisser un brave gentilhomme dans la peine : j’ai làdans un coin mes petites économies. Je vous les donnerai, si celavous convient, pour prix de vos pauvres champs, qui sont devenusdes landes et dont vous ne faites rien.

Ramire fut ébloui par cette merveilleuseidée.

– Tu es un honnête garçon, répondit-il,et je te remercie d’avoir songé à cela. Je te donne mes champs,mais je garde la maison de mon père.

Bobazon eut grande envie de se mettre àdanser, il parvint cependant à pousser un gros soupir.

– C’est un mauvais marché que je fais là,seigneur Mendoze, murmura-t-il, mais ne faut-il pas obliger sonprochain ?

– Combien as-tu d’économies ?demanda Ramire.

Bobazon alla chercher son pot de terre. Il enversa le contenu sur son grabat. Cela faisait un beau tas ;presque tout était en monnaie de cuivre.

– Hélas ! dit-il, en voici bien plusque ne valent vos genêts, mais à la grâce de Dieu ! J’auraitiré de peine un gentilhomme et un chrétien.

Le tas de Bobazon contenait environ quatrecents réaux. Ramire avait de la terre pour une somme décuple, maisà quoi bon marchander ? En conscience, cet excellent Bobazonne pouvait donner plus qu’il n’avait.

Bobazon porta son pot au château du Comte, etRamire signa un acte de vente.

– Maintenant, dit-il, je puis acheter uncheval, des habits et ce qu’il me faut pour aller à Séville. J’aimon épée. Vive Dieu ! nous allons voir un peu de monde.

– Seigneur Mendoze, repartit Bobazon, lesjeunes gentilshommes de votre sorte ne savent point conclure lesmarchés. Confiez-moi votre argent. J’irai à Placentia, et dansquelques heures vous aurez de mes nouvelles.

Ramire n’avait aucune raison de refuser cetteoffre toute obligeante. Aussi bien il lui fallait le temps defourbir ses éperons et son épée.

– Que Dieu te bénisse, voisin !répliqua-t-il en mettant le magot dans la main du tondeur demérinos ; tu as été aujourd’hui ma providence. Pars vite etreviens de même.

Bobazon obéit. Ses deux bras, qui portaient lepot contenant les quatre cents réaux, avaient comme un frémissementamoureux.

– Ce serait bien lourd à porter jusqu’àPlacentia, se dit-il en tournant le coude du sentier.

Aussi ne les porta-t-il pas plus loin que sacabane. Le trou était encore ouvert ; il y replaça le pot, etle recouvrit de terre qu’il piétina et tassa avec beaucoup desoin.

Bobazon, outre son métier de tondeur demoutons, avait diverses autres industries. La tonte ne va qu’untemps ; il faut occuper le reste de son année. Bobazonraccommodait les vêtements des campagnards à deux ou trois lieues àla ronde ; il repiquait en outre les harnais et menait leschevaux en foire.

Quand il eut enfoui son pot bien-aimé, il sesentit le cœur libre et dispos ; il se dit :

– Me voilà maître d’un joli domaine, sanscharges ni dettes : j’ai payé comptant et j’ai rendu service àun gentilhomme.

Cette dernière idée ajoutait à son bonheur,car il était naturellement serviable.

La masure où il s’abritait se composait d’uneseule chambre, dans un coin de laquelle il avait fait son atelier.Plusieurs casaques déchirées pendaient à des clous fichés dans lemur. Il y avait aussi des brides hors d’usages, des licous demules, et jusqu’à de vieilles selles dont la bourre sortait par delarges blessures. Bobazon avait tout cela en dépôt pour leraccommodage.

Il consulta l’ombre d’un laurier qui croissaitdevant sa porte, et qui lui tenait lieu de cadran solaire.

– Il faut trois heures pour aller àPlacentia, même à dos de mule, se dit-il ; trois heures pouren revenir. J’ai tout le temps qu’il faut pour me retourner.

Il ferma sa porte à la barre et décrochavaillamment une demi-douzaine de brides, parmi lesquelles ilchoisit les deux meilleures. Il prit soin de les nettoyer et de lesremettre en état.

– Celle-ci était au père Mendoze,pensa-t-il en secouant un sot scrupule qui lui venait ; maisRamire ne la reconnaîtra pas.

Deux selles furent ajoutées aux brides etcirées à neuf. C’était plaisir de voir Bobazon, l’honnête etlaborieux garçon, recoudre leurs coussins éventrés.

Aussitôt que les selles et les brides furenten état, il chercha une casaque. Ici le choix manquait. À partquelques haillons appartenant aux laboureurs du voisinage, Bobazonn’avait en dépôt que ce justaucorps de buffle que nous avons vudepuis sur le dos de Ramire. Il appartenait à un vaillant hidalgodu pays, qui le faisait raccommoder pour la trentième fois.

Bobazon le mit au grand jour pour mieux jugerdes ravages dont le temps et l’usage avaient comblé ce vénérablevêtement. Il le trouva luisant, limé, troué, rapiécé, déformé,n’ayant plus figure présentable. Un instant il recula devant l’idéed’offrir un pareil uniforme à son voisin Ramire. Mais nécessitéfait loi, Bobazon n’avait que ce morceau de cuir, il se mitcourageusement à la besogne.

Il avait du talent et de la bonne volonté. Enoutre, par fortune, Ramire était moins gras que l’hidalgo. Bobazontailla, Bobazon rogna, Bobazon gratta. Vers le milieu du jour, sabesogne était achevée. Il se trouvait en possession d’une casaqueécourtée qui avait bien encore quelque tournure de nobleaccoutrement. Il la plia proprement et la mit avec les deuxselles.

C’était l’heure de la sieste. Bobazon quittasa masure après l’avoir solidement close. Il portait son paquet surson dos. Tout dormait dans la campagne, les oiseaux sur la branche,les poissons dans les glaïeuls ; Bonifaz ronflait auprès deson tramail étendu.

Bobazon longea les bords de la Mabon, jusqu’àune belle prairie où les chevaux du village de Monte-Hermosoétaient au pâturage. Les bergers dormaient ; les chevauxvautrés dans l’herbe aimaient mieux sommeiller que paître.

Bobazon laissa reposer les bergers. Il éveillabien doucement deux chevaux, un bidet et un bon gros léonais decinq ans. Il leur passa le licou et la bride, et les emmenaderrière les saules. Là, il enfourcha le bidet pour passer larivière à gué.

Quel besoin désormais d’aller àPlacentia ? il avait l’affaire de Mendoze.

Mendoze, en effet, le vit bientôt arriver.

– Ai-je été longtemps ? demanda-t-ilgaiement.

Mendoze voulut savoir pourquoi Bobazon amenaitdeux chevaux au lieu d’un. Voici ce que Bobazon luirépondit :

– Seigneur, sans que cela paraisse, je mesuis pris pour vous d’une sincère affection. J’éprouverais unepeine singulière à vivre dans un pays où vous ne seriez plus. Ilvous faut un valet : qu’est-ce qu’un gentilhomme sansvalet ? En revenant de Placentia, où j’ai acheté les deuxbêtes, leurs harnais et le beau casaquin de cuir cordouan que vousallez voir, j’ai réfléchi à tout cela. Je vous suivrai, mon bonmaître, pour la nourriture seulement. Quelque jour, si vous devenezriche, je pense bien que vous récompenserez mes servicesdésintéressés.

Mendoze n’avait pas beaucoup de temps à donnerà la discussion. L’idée d’avoir un valet n’était pas sans leflatter. Il endossa la dépouille de l’hidalgo à laquelle sa richetaille rendit une sorte de tournure ; il enfourcha le léonais,et dit adieu à la gentilhommière, après avoir mis une branche demyrte à son feutre, pour remplacer la plume trop fanée.

Bobazon, monté sur le bidet, se mit à sasuite. Il pensait à part lui :

– J’ai mes terres dans ma poche. Mon potest en sûreté, quand même on brûlerait ma maison. Les bonnes gens àqui j’ai acheté le justaucorps, la bride, le licou et les bêtes neviendront pas me chercher jusqu’à Séville, et je vais voir dupays !

C’était, comme on le voit, un esprit juste etrigoureux dans ses déductions.

L’escorte de la duchesse de Medina-Celi,mandée à Séville par ordre royal, avait de l’avance.

Les deux montures achetées par Bobazon nemarchaient pas comme le vent. Nos deux voyageurs ne rejoignirent lecortège qu’à Llerena, et nous savons comme ils franchirent, denuit, la porte du Soleil.

C’était là toute l’histoire de notre bonRamire. Il ne lui était arrivé rien de plus, rien de moins. Nousaurions voulu offrir au lecteur une biographie plus aventureuse,mais c’eût été démentir la physionomie calme, résolue et à la foisnaïve de ce brave enfant, qui avait fait dessein de délivrer toutseul le duc de Medina-Celi, et qui donnait des leçons au neveud’Olivarès bien plus lestement qu’il n’eût parlé là-bas, sur lesbords de la Mabon, à Bonifaz le philosophe.

Les courtisans s’étaient levés en tumulte pourécouter la verte apostrophe adressée au comte de Palomas. Deuxseulement restaient assis : le comte lui-même, qui seretournait à demi avec un sourire étonné aux lèvres, et don Vincentde Moncade y Avalos, marquis de Pescaire. Don Narciso, toujourstrop plein de zèle, toucha le premier son épée. Palomas le calma dugeste. Ses lèvres avaient gardé leur sourire.

L’œil de Pescaire couvrait le jeune étranger.Il était calme et froid au milieu de l’agitation générale.

– Un brave garçon, dit-il entre haut etbas ; et bien planté !

Puis il but une gorgée à son verre, restéplein jusqu’alors.

– Seigneurs, fit le comte de Palomas, quevous en semble ? Ce jeune gaillard vaut-il la peine que nousfassions sur lui l’épreuve de la riposte de pied ferme ?

La plupart haussèrent les épaules. Don Narcisodit :

– Sait-on seulement s’il estgentilhomme ?

– Je vous réponds, moi, prononçalentement Moncade, que celui-ci est gentilhomme.

– Es-tu gentilhomme, mon féal ?demanda le comte de Palomas toujours souriant.

Ce disant, il se détourna tout à fait. Sonregard croisa celui de Ramire.

– Vive Dieu ! s’écria-t-il, lafigure vaut mieux que l’habit ! Si nous avions le temps, je leremplumerais de pied en cap pour faire honneur à la botte de maîtreHerrera.

– Je m’appelle Mendoze, répliqua Ramiresans rien perdre de sa simplicité ; mon père était soldat, mesfrères laboureurs, et ma mère une pieuse femme ; moi, je suisencore plus pressé que vous.

Ce nom de Mendoze passa de bouche en bouche.Personne n’ignore qu’il appartient à l’une des races les plusillustres de l’Espagne.

– Il y a tant de Mendoze ! ditcependant don Narciso.

– Tais-toi, Sancho, nous ne rions plus,ordonna le comte de Palomas.

– Moncade, ajouta-t-il, croiserais-tul’épée contre ce garçon-là ?

Moncade, qui n’avait pas cessé de considérerRamire avec une attention soutenue, se leva et dit :

– Mon cousin, je ferai mieux. Cegarçon-là, comme vous dites, me plaît, et s’il veut bien acceptermon épée, je lui servirai de second.

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