Le Roi des gueux

Chapitre 4LE MARAGUT

Dans la chambre des sortilèges, au premierétage de la maison du forgeron, cet homme voilé de serge noirequ’on avait appelé monseigneur resta seul un instant, après ledépart de Moghrab et de Bobazon. Il eut coup sur coup trois ouquatre tressaillements rapides qui le secouèrent de la tête auxpieds, puis tout son corps se prit à trembler uniformément, commeil arrive au début d’un violent accès de fièvre.

Il desserra le ceinturon de son épée etrespira sous son voile un flacon d’odeurs.

Puis, défaillant et prêt à tomber, il arrachabrusquement son voile afin de donner de l’air à ses poumonsoppressés.

Nous avons vu passer une fois déjà dans cespages ce roide et froid visage, encadré de cheveux plus noirs quel’ébène, où brillaient çà et là des fils d’argent révoltés. Nousavons vu cette taille aux théâtrales fiertés se redresser dans samarche processionnelle au travers des salles mauresques du palaisroyal. Nous avons vu tous les fronts s’incliner sur sa route, etles grands eux-mêmes devenir petits devant sa souveraineomnipotence.

Du premier coup d’œil, en effet, sous ce voilequi tombait, nous eussions reconnu les traits aigus, la longuefigure, le masque austère et hautain du favori de Philippe IV.

Ce mystérieux visiteur, faisant concurrence auvieux Bernard de Zuniga, venait dans le repaire même du sorcierinfidèle et ne reculait point devant les plus effrayantes formulesde la science infernale.

C’était le zélé défenseur de la vraie foi, lechampion de l’église orthodoxe, la meilleure colonne de cettecathédrale mystique symbolisant la religieuse Espagne, l’hommeenfin qui, chauffant jusqu’à la cruauté les ardeurs de saconviction sincère, venait de rallumer tout récemment le bûcher desrelaps, dont le feu avait quelque temps couvé sous la cendre.

C’était le comte-duc qui était dans l’antremême de Moghrab le païen, en face d’une table que souillait encorele sang d’un sacrifice diabolique.

Il faut attribuer le fait pour une part àl’influence du temps. Le temps était aux grimoires, à la cabale,aux sorciers. On brûlait les sorciers plus que jamais, ce qui estle triomphe de la sorcellerie ; pour une autre part, il fautattribuer le même fait au caractère même du comte-duc. C’était unhomme savant, crédule, faible, oseur et ambitieux jusqu’à lafolie.

Richelieu, son rival et son maître, ne seprivait point de consulter le sort ; Buckingham, son plusmortel ennemi, n’agissait, dit-on, que d’après les textes obscursde son horoscope tiré par le fameux Daniel de Lynn. Ne nousétonnons donc pas de trop de voir le vizir de l’Espagne arriérédans les mêmes eaux que les ministres de la France et del’Angleterre, où déjà le grand crépuscule des idées nouvellesessayait de naître.

En pareille circonstance, Buckingham etRichelieu étaient assurément plus inexcusables que le comte-duc, cesauvage écolier tout farci de latin et de grec puisés aux sourcesles plus troubles de la barbarie scolastique.

Et cependant, si l’on en croit les mémoires deleur temps, ils se montraient l’un et l’autre bien mieux aguerrisavec Satan ou ses suppôts, et le plus timide des deux eût rendu despoints au comte-duc à ce jeu. À Londres, Buckingham, moitié depaïen, avait donné mille guinées à la pythonisse qui lui fît voirdans un miroir magique Anne d’Autriche, et à Paris, l’homme deMontfaucon, le sinistre Labat sortait parfois longtemps après lepère Joseph du cabinet de Son Éminence.

Quoi qu’il en soit, la physionomie ducomte-duc exprimait en ce moment un singulier mélange de remords,d’épouvante, de dégoût et de crédulité. Les gens qui repassaient leseuil du temple de Delphes devaient avoir un peu cet air contrit etterrifié. Les odeurs contenues dans son flacon richement ciselé,n’avaient pu ranimer son esprit. Il aspira à pleins poumons l’airvicié et chaud de l’antre, puis il ferma les yeux comme si lasyncope victorieuse allait le jeter sur le sol.

C’étaient, il faut l’avouer, d’odieux ethostiles parfums que ceux qui emplissaient cette chambre close.L’Arabe, chacun le sait bien, dégage de rudes effluves, la panthèreaussi, les hiboux de même. Nous ne parlons même pas du cadavre nides serpents. Ajoutez à cela les subtils alcalis renfermés sous lecuir des bêtes empaillées, la fumée des liqueurs cabalistiques, etles vapeurs d’un brasero sur lequel avait cuit le cœur du pendu,vous aurez une idée affaiblie de l’atroce bouquet placé sous lesnarines de Sa Grâce.

Un instant, il resta les yeux fermés. Sesjoues livides se creusaient et ses paupières battaient malgré lui.Peut-être voyait-il dressé devant lui le spectre de l’Inquisition,dont l’œil perçait les plus épaisses murailles et qui s’attaquait àtout, même aux rois. Il y avait certes là de quoi allumer toutesles foudres du Saint-Office, et, si haute que fût la tête dufavori, le san-benito pouvait la coiffer.

Ces choses, qui semblent impossible auvulgaire, tentées hardiment et soudain, réussissent toujours. Cepouvait être un grand coup politique. Le comte-duc connaissait sonEspagne.

Le comte-duc savait bien que si cette comédieinvraisemblable était offerte au peuple de Séville, le favori, vêtude la robe à flammes rouges, et conduit au bûcher par la processiondes pénitents, Séville entière rugirait l’acclamation de sa joiefolle.

Il y songea, car il sourit. Cette crainteayant trait aux choses de ce monde soulagea pour un moment sessuperstitieuses défaillances.

– Ils n’oseraient… murmura-t-il. Le roilui-même n’a-t-il pas son mystérieux sorcier,Hussein-le-Noir ?… La reine n’a-t-elle pas le physicienSoliman ?… des Africains aussi… des infidèles ! Ce sontles maîtres du présent qui sont excusables de chercher à devinerl’avenir.

Sa pensée tournait. Des rides se creusaient àson front.

– Hussein-le-Noir !répéta-t-il ; ma police a pu le dire le nom de cet homme… Ilva chez le roi à toute heure du jour et de la nuit… Je donneraisune fortune pour l’avoir là sous la main et m’en faire un allié… –Mais, se reprit-il d’un accent chagrin, il faut bien convenir qu’ily a là-dedans des choses qui dépassent l’intelligence humaine… Cemécréant est insaisissable… il se dérobe comme un esprit de l’air àtoutes les recherches. J’ai beau faire garder sévèrement toutes lesavenues de l’Alcazar, nul ne l’aperçoit quand il vient, nul ne lesurprend quand il sort… On dirait qu’il surgit de terre et qu’il yrentre. Cosmo, le chambrier secret, voit tout à coup une sombresilhouette au bout du corridor qui conduit dans mes propresappartements ou dans l’embrasure de la porte de Zuniga, mon oncle.Derrière les draperies blanches qui tombent d’un turban mauresque,il entend une voix creuse qui dit : « Va prévenir le roi,Hussein-le-Noir veut lui parler. » Étrange !s’interrompit-il encore ; nous vivons dans un temps tout pleind’inexplicables bizarreries… Qui est cet Hussein ? Dansquelles ténèbres cache-t-il sa vie ? Que dit-il au roi ?Sait-il lire vraiment dans le livre fermé ?… Voit-il nosambitions, nos luttes, nos efforts ?… J’aurai sous peu laréponse à cette question. Mes mesures sont bien prises, Cosmo estacheté !

La panthère s’étira sur sa paille en rendantun rauquement paresseux.

Le comte-duc tressaillit et ses paupièress’ouvrirent. Il avait oublié peut-être le lieu où il setrouvait.

Ses regards rencontrèrent les yeux demi-closde la panthère, dont les cils tamisaient une flamme sombre et labraquaient sur lui. Les yeux ronds et rouges des deux hibouxsuivaient la même direction. Les serpents tournaient vers lui leursprunelles immobiles. Tout ce qui était là, vivant ou pétrifié parla mort, le regardait. Il était le centre de cette attention fixeet muette.

Sa bouche se crispa convulsivement pouressayer un amer sourire.

– Moi… pensa-t-il tout haut ;ici !… moi… le premier ministre de Philippe d’Autriche !…L’historien qui raconterait cela passerait pour un extravagantcalomniateur !… – Rampe, tigre ! poursuivit-il en seredressant, pâle encore, mais l’œil haut et grand ouvert ;fascinez, oiseaux de sinistre présage !… reptiles immondes,déguisements de Satan, roulez sur vos anneaux !… Je n’ai paspeur… j’ai sur ma poitrine le talisman béni qui brave l’Enfer… Dieuaccompagne son serviteur au fond même de ces abîmes.

Il entrouvrit son pourpoint et baisa unreliquaire qu’il portait sous ses habits.

Les hiboux gardèrent leur somnolenteimpassibilité ; la panthère ne hurla point ; aucunserpent empaillé ne siffla.

Le comte-duc fut peut-être un peu désappointéde voir ce suprême défi rester sans réponse. Sa crédulités’ébranla ; mais ses yeux tombèrent par hasard sur la table,où le sang se figeait, et le poids qui oppressait sa poitrines’alourdit de nouveau.

– Ce n’est pas un assassinat,balbutia-t-il. Le pauvre malheureux était mort.

– Oui, répondit sa conscience ; maisc’est une profanation.

Il ferma les poings, révolté contre sa proprehonte, et s’écria avec colère :

– Et qu’y a-t-il au fond de toutceci ?… Ai-je entendu la voix de l’enfer ? Suis-je ladupe d’un effronté charlatan ? J’ai étudié, de par saintAntoine ! On se souvient de moi à Salamanque !… Suis-jeau-dessous des grandeurs de ma tâche pour descendre à de si vilsmoyens ? Non, non ! s’interrompit-il, quelque chose ennous témoigne qu’il doit exister des liens entre ce monde et lesespaces supérieurs… ou inférieurs… qui sont au delà de la tombe… Jeparle d’études…, l’étude fortifie cette opinion… Les anciens ontcru à la magie… les livres saints le prouvent tout aussi bien quel’histoire. Que m’a dit Moghrab ? que je vaincrais… que mavictoire serait due à l’excellence de mon style dans monAntidoto contra las calumnias… L’éloquence fut toujoursune arme supérieure à l’épée… Mais ce païen tarde bien ! Ildoit faire jour maintenant au palais.

La panthère se dressa tout à coup sur sesjarrets souples et nerveux. Les hiboux hérissèrent leurs plumes etvoilèrent de blanc le disque rouge de leurs prunelles. Une draperiesituée de l’autre côté de la table s’ouvrit brusquement, laissantvoir Moghrab debout, les bras croisés sur sa poitrine.

– Seigneur, dit-il, je suis revenu depuislongtemps et mon esprit n’avait point quitté Votre Grâce.

Le favori fronça le sourcil etmurmura :

– Ces momeries sont bonnes pour ceux quetu réussis à effrayer, Maragut ; je t’avais défendu de metraiter comme un enfant… Pourquoi ne m’as-tu pas laissésortir ?

– Parce que, répondit le Maure, VotreExcellence ignore encore une partie de ce qu’elle doit savoir.

– Parle donc, et hâte-toi !

– Votre Excellence a le temps, prononçapéremptoirement l’Africain ; la porte des appartements du roine s’ouvrira pour elle qu’à deux heures après midi.

– Comment sais-tu ?…

– Comment sais-je qu’à deux pas de nousle cardinal de Richelieu fait recruter des soldats pour l’émeutequi doit éclater demain dans Séville ?

– Par le ciel ! s’écria le favori,tu ne m’as jamais rien dit de cela.

– Comment sais-je, continua paisiblementMoghrab, que de l’autre côté de cette cour le duc de Buckinghamfait offrir à l’heure qu’il est sa charge de guinées à l’homme quiprivera l’Espagne de son plus ferme soutien ?

– Buckingham veut me faireassassiner ! râla le favori pris d’une véritable terreur.

– Ces Anglais ont la réputation d’êtreponctuels à payer leurs dettes, répondit Moghrab sans rien perdrede son impassibilité.

Le comte-duc était livide.

– Maragut ! prononça-t-il entre sesdents serrées, prends garde de perdre le respect… si tu sais tout,tu dois connaître ce qui s’est passé jadis entre Buckingham etmoi.

– Excellence, répliqua l’Africain, jesuis d’un pays où le mari tue l’homme qui tente de séduire safemme.

– Eh bien ! – s’écria le comte-ducen proie à la plus terrible agitation, – n’envoyez-vous pas vosesclaves armés contre ceux qui rôdent autour du sérail !

– L’Anglais porte à l’épaule gauche lacicatrice d’un coup de poignard, ajouta Moghrab. Or, il y a unhomme à Séville qui ce matin lui a vendu son bras.

– Le nom de cet homme ?

– Cuchillo.

– Le toréador ? un aventurier sanspeur, dit-on.

– Un homme habitué à jouer avec lamort.

Il y eut un silence. Le comte-duc étaitsombre, mais il avait recouvré ce flegme castillan qu’il possédaità un si haut degré.

Ce fut Moghrab qui reprit le premier laparole.

– Votre Grâce court encore d’autresdangers, dit-il.

– Je veux connaître tous les dangers queje cours, répliqua le favori.

– D’abord, repartit Moghrab quis’inclina, il y a le duc de Medina-Celi…

– Passe ! je connais cette burlesqueaventure. Elle sert mes intérêts : je laisse aller.

– Votre Grâce connaît… ? répétaMoghrab avec une inflexion de voix étrange. Mais, – se reprit-il, –je suis pour obéir aveuglément à vos ordres… Que Votre Grâce daigneseulement ouvrir les yeux et passer la revue sévère de tous ceuxqui la servent.

– Passe ! prononça pour la secondefois le duc ; – ceux qui me servent me trahissent… Il n’y apas besoin de sortilèges pour deviner cela.

– C’est juste, murmura Moghrab doucement,vous trahissez bien vous-même, sans le savoir, celui que vousservez.

Le rouge monta violemment au front ducomte-duc, dont la pâleur revint aussitôt après plus livide.

S’il eut de la colère, il la contint enlui-même. La brutale insinuation de l’Africain ne fut pointrelevée.

– Le roi doute, reprit ce dernier ;vos amis conspirent… vos amis et vos parents… Celui qui doit vousremplacer, si votre étoile vous abandonne, Juan de Haro, granditmalgré ses vices et ses débauches. Votre Grâce veut-elle un conseilaprès avoir écouté des oracles ?

– Voyons le conseil, Maragut, dit Gasparde Guzman d’un ton un peu dédaigneux.

– Que Votre Grâce aille à ses ennemis,puisque ses amis l’abandonnent.

– Qui appelles-tu mes ennemis ?

– La reine, Medina, Sandoval, Moncade,Richelieu, Buckingham et les desservidores.

– Tu oublies Bragance ! fit lefavori qui haussa franchement les épaules.

– Votre Grâce a raison, repartit Moghrab,j’oubliais Bragance, et j’avais tort. Quand le poisson ne mord pasà la ligne, j’ai ouï dire que les pêcheurs du Guadalquivirtroublent l’eau, ce qui emplit leurs filets à coup sûr…

Le comte-duc se leva et fit un geste defatigue hautaine.

– Brisons-là, Maragut, dit-il, tu es unsorcier, je suis un ministre. Souviens-toi de ce que le peintregrec dit au cordonnier : Ne sutor ultra crepidam. Enpolitique, crois-moi, je suis plus fort que toi. N’as-tu rien àm’apprendre ?

– Je n’ai plus rien, seigneur.

– Eh bien ! moi, j’ai encore quelquechose à te demander. As-tu entendu parler parfois deHussein-le-Noir ?

La physionomie de l’Arabe ne broncha pas.

– On dit que c’est l’astrologue du roi,répondit-il.

– Tu ne l’as jamais vu ?

– Jamais.

– Tu ne sais rien sur lui ?

– Si fait… Je sais qu’Hussein-le-Noir aprononcé devant Sa Majesté le nom du successeur de Votre Grâce.

– Le roi ?…

– Le roi a demandé à Hussein-le-Noir unphiltre qui le fasse aimer de la belle marquise d’Andujar.

Le comte-duc garda un instant le silence.

Puis fixant tout à coup ses yeux surMoghrab :

– Maragut, dit-il, pourrais-tu entrer enlice contre cet Hussein-le-Noir ?

– Dans le champ clos de la sciencemystérieuse, oui, seigneur, répondit l’Africain sans hésiter.

– Quel prix demandes-tu pour entamer lalutte ?

– Nous compterons plus tard, seigneur… Ceque je demande à Votre Grâce, ce sont les moyens de combattre, laplus minutieuse prudence et la plus complète neutralité.

– Qu’entends-tu par moyens decombattre ?… Des armes ?

– J’ai des armes… Ce qui me manque, c’estle champ de bataille.

– Choisis-le : tu l’auras.

– Donnez-moi donc, seigneur, la libredisposition du cabinet de Votre Grâce qui communique avecl’appartement de Sa Majesté.

– À dater de cette heure, tu l’as… Quantà la neutralité…

– Vous ne pouvez plus me la promettre,n’est-ce pas, seigneur ? interrompit Moghrab ; ce matinmême, Hussein doit tomber dans le piège tendu en quittant votreoncle Bernard de Zuniga ?…

– Il voit donc vraiment donBernard ?…

– On le rencontre aussi souvent sortantde chez vous que de chez votre oncle.

– C’est vrai !… murmura Olivarèssans prendre la peine de cacher sa préoccupation profonde ;voilà où est le miracle !… et j’ai peur que celui-là ne soitun plus fin sorcier que toi, Maragut !

L’Africain eut un orgueilleux sourire.

– C’est un homme habile, seigneur, je nedis pas non, répliqua Moghrab, car vous avez perdu votre argent etvotre peine à séduire Cosmo, le chambrier secret. Les mercenairesapostés devant le logis de don Bernard attendront en vainHussein-le-Noir… Hussein-le-Noir a éventé le piège. Mais je suisplus habile que Hussein-le-Noir, et dès que je me mettrai contrelui, son pouvoir tombera. Il est temps de nous rendre à notredevoir, seigneur : descendons et prenons la litière de VotreGrâce.

Le comte-duc se leva aussitôt. Évidemment,aucun attrait ne le retenait plus en ce lieu.

Moghrab poussa les contrevents de la fenêtre,aux vitres de laquelle le soleil se jouait déjà. Il caressa lapanthère, qui fit le gros dos à ses pieds comme un chat esclave, etprit sous son bras une boîte de maroquin de forme carrée, dont lecouvercle était chargé de caractères hébraïques.

Cela devait être plein de diableries, etc’étaient sans doute les armes dont il comptait se servir dans labataille engagée contre ce terrible Hussein-le-Noir.

Le comte-duc ne put s’empêcher de jeter unregard de défiance sur cet arsenal portatif. Il passa néanmoins lepremier, sur l’invitation de Moghrab, et quand celui-ci eutrepoussé la porte de son antre il put entendre à l’intérieur de laserrure une demi-douzaine de crochets qui retombaient d’eux-mêmeset s’engrenaient l’un après l’autre.

Au bas de l’escalier, Moghrab ouvrit une portebasse qui donnait dans une sorte de remise très obscure où lachaise de Sa Grâce l’attendait d’ordinaire avec ses porteurs, lorsde ses excursions secrètes.

Moghrab appela doucement :

– Thomas ! Zaccaria !

Personne ne répondit.

– Les paresseux se sont endormis, murmurale comte-duc.

Moghrab entra et ressortit presque aussitôtaprès, l’étonnement peint sur le visage.

– La chaise de Votre Grâce a disparu,dit-il.

– Et mes porteurs ?

– Ils ronflent.

– Et la sorcellerie ne t’avait pas faitdeviner cela, Maragut ?

Ce disant, il leva sur le Maure un regardrailleur, et fut tout surpris de voir un fin sourire sous lesmasses soyeuses de sa moustache.

On travaillait chez le forgeron. Le bruit desmarteaux allait en cadence. Moghrab s’avança jusqu’au milieu de lacour et interrogea de l’œil les étages supérieurs de la maison. Ilvit une corde tendue qui traversait la cour, rejoignant les deuxbalcons.

Son sourire s’éclaira davantage.

Ses doigts arrondis touchèrent ses lèvres, unsifflet aigu s’en échappa.

Il attendit le quart d’une minute, puis ilprononça d’un ton guttural et doux ces deux noms defemme :

– Aïdda ! Gabrielle !

Le bruit des marteaux de la forge réponditseul à ce double appel.

– Par le Prophète, grommela-t-il entreses dents, bien en prend à celui-ci d’être bon cavalier ! S’ilva toujours ainsi, il faudra un Cervantès pour raconter sesaventures. Votre chaise est maintenant au palais, seigneur,ajouta-t-il en se tournant vers le comte-duc. Elle a joui du droitd’asile, ce matin, comme le sanctuaire d’une cathédrale.

– Explique-toi !

– Grâce à elle, poursuivit Moghrab, celuiqui mit hier son épée dans la poitrine de votre honoré neveu, lecomte de Palomas, pourra nous rendre quelque bon office.

– Je te dis de t’expliquer.

– J’offrirai d’abord mon humble litière àVotre Grâce, et nous causerons en chemin.

– Holà ! Zaccaria ! fit-il enentrant dans la remise, où il secoua rudement les deuxporteurs ; holà ! Tomas ! Debout ! coquins defainéants !

Les deux pauvres diables, réveillés ensursaut, se frottaient les yeux, combattant le sommeil opiniâtre etlourd qui les accablait.

– Il y avait quelque chose dans ce vind’Alicante ! grommela Tomas le premier.

– Deux jolies filles sur ma foi !ajouta Zaccaria.

L’Africain les poussa dehors par les épaules.Ils s’attelèrent à une chaise formée de draperies mauresques quistationnait sous le hangar voisin de la forge.

– Au palais ! ordonna le duccourroucé.

– Quel bouquet ! dit Zaccariasoupesant sa double charge, car l’Africain était monté près duministre.

– Quels yeux !… soupira Tomas.

Et ils prirent leur course, habitué qu’ilsétaient à verser des torrents de sueur sur le pavé pointu deSéville.

En chemin, Moghrab donna au ministrel’explication qu’il voulut. Le lecteur connaîtra forcément lavéritable dans la suite de ce récit.

La litière, discrètement fermée, pénétra dansl’intérieur de l’Alcazar et s’arrêta dans la cour privée quidesservait les appartements du favori. La valetaille eut clémencede se cacher derrière les jalousies pour espionner, de sorte que lecomte-duc regagna son cabinet avec l’espoir de n’avoir point étéaperçu.

Il demanda à son chambrier si le roi l’avaitfait appeler, et, sur sa réponse négative, il ordonna à cet hommede sortir.

Moghrab montra du doigt le cadran de lapendule à contre-poids, dont le mouvement grondait dans son armoired’ébène.

– Dans dix minutes, dit-il, Husseinentrera chez le roi. Madame la duchesse est sans doute inquiète deson noble époux.

– Si je restais près de toi, tu nepourrais donc agir ? demanda le comte-duc.

– La présence de Votre Grâce meparalyserait complètement.

Que répondre à ces déclarations qui font laforce de tout charlatanisme ? De deux choses l’une, on veut oul’on ne veut pas. La première condition si l’épreuve doit êtretentée, est de ne point ôter à l’ouvrier son moyen d’action.

Il est le maître à cette heure. Ce qu’ilordonne doit être accompli.

Le comte-duc ferma ostensiblement les tiroirset panneaux de ses bahuts, mit les clefs dans sa poche et seretira.

Moghrab était seul. Sa physionomie se détenditau moment où le battant de la porte retombait lourdement sur leministre. Le sourire moqueur, nous allions dire cynique, que nousavons déjà vu sur ce noble visage, releva encore une fois le coinde ses lèvres. En même temps son regard s’éteignit sous un voile defatigue découragée.

– Pour qui tant de travaux ?murmura-t-il, et pourquoi ?…

Il resta un moment immobile, puis l’éclair seranima tout à coup dans sa prunelle.

– C’était écrit, poursuivit-il, tandisque son regard devenait plus railleur ; un bon musulman a-t-ildes comptes à demander à la destinée ? S’il me manque un motifpour édifier, j’ai du moins les raisons qui mettent en branle monmarteau démolisseur. Les plaies envenimées se guérissent par le feret le feu !…

Il se dirigea vers la porte par où le ministres’était retiré. Il en poussa doucement les verrous et fit retombersur le trou de la serrure le bouton de cuivre préparé pour cetusage.

Après quoi il fit quelques pas vers la sortieopposée, petite porte dissimulée dans les tentures à hauts ramagesqui recouvraient de toutes parts la nudité des muraillesmauresques. À moitié route, il s’arrêta devant la tablemagnifiquement sculptée où le comte-duc faisait ses écritures. Desfeuilles volantes de vélin étaient éparses sur le maroquin. Moghraby jeta les yeux et lut deux ou trois phrases longues, symétriques,hérissées de citations grecques et latines.

– Ce n’est point par haine pour cethomme, pensa-t-il tout haut avec une dédaigneuse fierté ; lefils de mon père ne peut pas haïr ce licencié pédant, tout bouffide sa science puérile… De par Dieu… ou de par Mahomet ! si monturban le veut, je suis un juge qui condamne et qui porte avec soila hache pour exécuter lui-même ses arrêts…

Il repoussa les feuilles de vélin et ouvrit laboîte mystérieuse qu’il avait apportée avec lui. Elle contenait unlong voile de cachemire noir brodé de fil d’argent. Le turban deMoghrab prit dans la boîte la place de ce riche et sombre tissu,qui fut roulé autour de sa tête rasée de façon à ce que le visagerestât presque entièrement voilé de noir, tandis que la frangeargentée retombait sur le dos et les épaules en torsadeséclatantes.

Moghrab dissimula sa boîte refermée sous lesplis amples de son bernuz, et gagna la porte dérobée dont ilsouleva la draperie. Le pêne quitta la serrure sans bruit, et sansbruit aussi l’unique battant tourna sur ses gonds. La draperieretombée ferma passage au jour qui venait de l’intérieur ducabinet. Moghrab se trouva dans l’ombre, au bout d’une étroite etlongue galerie dont l’autre extrémité était brillammentéclairée.

Au milieu de cette lumière, une silhouetteressortait, découpant ses profils avec brusqueries. C’était unhomme déjà voûté par l’âge, immobile et posé aux aguets. Il n’avaitpoint entendu Moghrab : il lui tournait le dos, dirigeant sesregards vers une galerie coupant à angle droit celle où l’Africainvenait de pénétrer.

Cette galerie conduisait au logis de donBernard de Zuniga, premier secrétaire d’État.

L’entrée particulière des appartements royauxétait précisément derrière le vieil homme, et faisait face à lagalerie de don Bernard.

Ce vieil homme était don Cosmo Bayeta,gentilhomme de Biscaye et chambrier secret du roi don Philipped’Espagne.

Les sandales de Moghrab ne faisaient aucunbruit sur le marbre qui pavait la galerie. Il arriva jusqu’à troispas du chambrier sans avoir éveillé son attention. Celui-ci étaiten train de se frotter les mains tout doucement. Il se disait enregardant au loin :

– Trois solides gaillards !… Cettefois-ci, le moricaud ne nous échappera pas !

Une lourde main se posa sur son épaule. Il seretourna. Un cri d’effroi voulut s’échapper de sa gorge, mais lasombre apparition était derrière lui avec son voile noir frangé deblanc.

Le vieux Cosmo demeura muet et comme pétrifié.Dès que la main du nouveau venu eut quitté son épaule, il recula deplusieurs pas pour coller son dos voûté à la muraille ducorridor.

– Seigneur ! seigneur ! dit-il,croyez bien que je ne parlais pas de vous !

La voix qui sortait de cette cagoule encachemire qui retombait jusque sur la poitrine de Moghrab étaitcalme et sévère.

– Ne vous corrigerez-vous point,dit-elle, de tenter l’impossible ? Faudra-t-il attacher l’unde vous à la potence pour que les autres restent en repos ?Aposte cent coquins au lieu de trois, mille au lieu de cent, je merirai de leurs couteaux !… Prend-on les oiseaux du ciel dansdes pièges à loup ?… Murez les portes, je passerai par lesfenêtres… barricadez les fenêtres, je me glisserai avec un souffled’air ou avec un rayon de soleil.

– La terre s’ouvre pour vous donnerissue, seigneur, murmura Cosmo Bayeta, de bonne foi et courbantrespectueusement la tête ; ne m’imputez point ce qui a étéfait, car je ne suis qu’un pauvre malheureux.

L’Africain se redressa de toute la hauteur desa taille.

– Chacun a son heure marquée,dit-il ; je suis homme et je mourrai… mais jusqu’à ce quel’aiguille de ma destinée ait touché le chiffre fatal, le fer et lefeu ne peuvent rien contre moi.

Il entr’ouvrit son écharpe de cachemire, etjeta un poignard aux pieds de Cosmo tout tremblant.

– Donne ceci à Gaspard de Guzman,poursuivit-il ; hier, on me le mit dans la poitrine, et mevoici ! Dis-lui que Hussein-le-Noir est un ennemi troppuissant pour sa faiblesse… Que je sois poignardé de nouveau,perçant comme aujourd’hui ces murs de pierre, je reviendrai tedire : Hussein-le-Noir veut entretenir le roi d’Espagne… faiston devoir !

Cosmo Bayeta, pâle et tout frémissant desuperstitieuse épouvante, passa devant l’Africain sans lever lesyeux sur lui, et ouvrit la porte des appartements royaux.

– Hussein-le-Noir, prononça-t-il à voixbasse, demande audience à Sa Majesté.

– Qu’il entre, répliqua une voix frêle etcassée ; j’ai justement besoin d’un philtre pour ce soir.

Une autre voix beaucoup plus mâle, mais quisemblait appartenir à un perroquet, ajouta :

– Philippe est grand… il est grand,Philippe !

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