Chapitre 19Le testament de Françoise.
« Des bijoux, de beaux chevaux, unevoiture élégante ! Versac avait raison. Tout cela vaut mieuxque les plaisirs monotones de l’étude. On ne connaît guère lemonde, en restant enseveli dans son cabinet. »
Berquin.
Je n’eus pas le courage d’apporter tout desuite à Valère Bouldouyr d’aussi funestes nouvelles. Nous n’osonspas envisager dans leur totalité les événements qui nousaffligent ; nous croyons toujours qu’il y a en eux une issuesecrète, une fente, par laquelle nous pourrons leur échapper. Oubien, nous nous imaginons qu’un malheur comporte une part demiracle qui va annihiler ses effets. Je me flattai donc quelquesjours de cette espérance vaine et vague, qui n’était, en somme,qu’un masque de ma lâcheté. Malheureusement, plus j’examinais soustous les aspects le fait nouveau révélé par Agniel, moins j’ydécouvrais d’interprétation différente ; il était brutal,évident, massif. Il ne se prêtait à aucune élasticité. Je décidaidonc d’en aviser mon voisin.
– J’ai des nouvelles de Françoise !s’écria-t-il, aussitôt qu’il me vit.
– Moi aussi !
Il ne m’écoutait pas, il allait pesamment à unmeuble, ouvrait un tiroir et me tendait une lettre chiffonnée. Jela dépliai ; je lus les lignes suivantes :
Mon cher oncle,
C’est une lettre d’adieu que vient vousécrire votre pauvre petite nièce, une lettre bien désolée ! Ceque je craignais est arrivé : mon père et ma mère ont apprisque je vous connaissais ! Après plusieurs scènes effroyables,ils m’ont enfermée dans ma chambre. J’y suis encore séquestrée, etsi vous recevez cette lettre, ce sera par l’obligeance entremise dela concierge… Mon cher oncle, je ne soupçonnais pas moi-même dequoi mon père était capable ; c’est une brute, une vraiebrute ! Je tremble encore d’avoir essuyé sa colère. Il m’abrisée ! Je n’oserai jamais plus affronter sonressentiment ! Comment se fait-il que vous, qui êtes si bon,vous ayez un pareil frère ?
Maintenant tout est fini, je n’ai plusaucun secours à attendre de personne. J’aurai la vie que j’aitoujours redoutée, la vie affreuse et sans espérance, quej’entrevoyais devant moi comme un enfer ! Près de vous, j’aicru un moment à la beauté du monde ; mais c’est encore plustriste d’être chassée du Paradis terrestre, quand on a goûté à sesfruits !
Oh ! mon oncle, mon cher oncle, quime rendra votre affection si paternelle, si tendre, si vraie ?Pourquoi ne suis-je pas votre fille, moi qui vous ressembletant ? Pourquoi ai-je vu le jour entre ces deux corps sansâme ? Il est peut-être très mal de parler de ses parents commecela, mais je souffre tant, j’ai tant souffert déjà ! Il mesemble que je vais mourir, que ma vraie existence est finie etqu’on m’enterrera toute respirante dans un caveau sans air, dans uncaveau noir et glacé.
Pendant que je vous écris, mon cher oncle,il me semble que je cause avec vous et que vous allez vous penchervers moi et m’embrasser sur la tempe, comme vous le faisiez siaffectueusement naguère. Et tous ces souvenirs me reviennent ;suis-je déjà une vieille femme ?… Gardez mon beau costume etregardez-le quelquefois : je croirai que la petite Françoisedu Palais-Royal n’est pas tout à fait morte !
Vous rappelez-vous, mon cher oncle, tousles rêves que nous faisions ensemble ? Vous m’entraîniez avecvous à Vérone et nous habitions un grand jardin planté de cyprès,qui dominait la ville : un jour, vous creusiez votre parc etvous déterriez une statue de Flore, qui me ressemblait… Ou bienc’était Venise : un peintre célèbre y faisait mon portrait, etquand il était fini et que c’était son chef-d’œuvre, il mouraitsubitement : alors on ouvrait son testament, on y lisait que,par ses dernières volontés, il désirait être roulé et enterré dansle linceul de cette toile. Vous imaginiez aussi que j’allaisépouser un Maharajah et vivre au fond d’un palais fabuleux, occupéeà regarder danser les bayadères ou à chasser le tigre dans desforêts bruissantes de paons. Je vous écoutais au crépuscule mebercer de ces contes, – et je me sentais emportée par un grandbonheur ! Quelquefois encore, vous me rapportiez les parolesque Mallarmé avait prononcées devant vous, ou vous me racontiezvotre unique entrevue avec Villiers de l’Isle-Adam.
Je songe aussi, avec quel désespoir !à nos petites réunions. J’essaie de me représenter tous ces salonsilluminés, et ces fleurs partout, et ces corbeilles de fruits, etces plats pleins de choses extraordinaires, et ces vins que vousm’avez appris à aimer et dont je n’ai pas même su retenir les noms.Et je pense à tous nos amis, et à Pierre, qui était toujours sigentil avec moi, et au pauvre Florentin, que tout le monde croitidiot, et à Jasmin-Brutelier, si comique avec ses idées politiques,et à mes pauvres petites camarades que je ne reverrai plus !Dites-leur à tous combien je les aimais et combien je les regretteet suppliez-les de ne pas m’oublier.
Et vous non plus, mon oncle, ne m’oubliezpas ! Mais il ne fallait pas vous faire tant d’illusions surmon compte. Vous m’avez trompée sur moi-même. J’ai cru à la statuede Flore déterrée, j’ai cru au chef-d’œuvre dans lequel onensevelissait le peintre de génie, j’ai cru aux chasses au tigre…Comment avez-vous pu me parler sur ce ton ? Vous ne voyiezdonc pas que j’étais une Chédigny, la fille d’un homme que vousconnaissiez bien pourtant ! Ce qui me torture le plus, c’estde trahir votre confiance…
Et merci, mon cher oncle, merci pourtout ! Vous m’avez donné plus de joie que je n’en méritais.Maintenant, je vous embrasse en pleurant… Adieu !adieu !
Valère Bouldouyr pleurait aussi ; je luirendis la lettre. Françoise ne soufflait mot de son mariage avecVictor Agniel : je jugeai prudent de n’en pas avertir lepauvre homme.
– Avez-vous remarqué ? fit-il. Lucienn’est même pas nommé !
– Elle lui aura sans doute écrit.
Je n’en croyais rien, mais j’entrevoyais lacause de ce silence volontaire. Sans doute était-il trop cruel àFrançoise de prononcer même le nom de Béchard. Pourtant, si ellel’aimait, comment se résignait-elle à cette sotte union ?
– Et vous, Salerne, qu’avez-vousappris ?
J’avais appris la prudence ; je répondisque les quelques renseignements que je tenais du hasard étaientmoins explicites que cette lettre. Valère Bouldouyr n’insista pas.D’ailleurs, son désespoir l’enfermait dans un cachot si étroit quetout lui devenait indifférent.
– Elle reviendra, dis-je, pour lui donnercourage, elle s’échappera quand elle sera majeure, et vous lareverrez ici !
Le vieil illusionniste reparut uneseconde : il étendit le bras et me dit :
– Je la reverrai sans doute, s’il y a uneautre vie, nous nous rencontrerons certainement dans Sirius ou dansla Lyre ; mais ici-bas, Pierre, aussi vrai que je suis vivantà cette heure, je ne la reverrai jamais.
L’évènement, hélas ! devait bientôtdonner raison à Valère Bouldouyr.