L’escalier d’or

Chapitre 20Qu’est devenu Pizzicato ?

 

« Adieu, noble reine ! Ne pleurepas Mortimer, qui méprise le monde et, comme un voyageur, s’en vapour découvrir des contrées inconnues. »

Christopher Marlowe.

 

Ici, il y a dans mes souvenirs un grand espacevide…

Trois jours après ma visite à ValèreBouldouyr, une dépêche m’appelait en province : mon frère,avoué à Nantes, venait d’être frappé d’une attaque, et mabelle-sœur m’appelait en toute hâte. Je partis sans revoirpersonne.

Je passai à Nantes trois mois, n’osant quitterun cher malade, chaque jour plus tendre, mais aussi plus exigeant,et sollicité par sa femme de ne pas le décevoir par un adieuprématuré. Cependant, je songeais à mes amis du Palais-Royal, etm’inquiétant d’autant plus d’eux que mes lettres restaient sansréponse, j’avais grand désir de rentrer.

Enfin, mon frère, sinon guéri, du moins horsde danger, je pus revenir à Paris.

À peine arrivé, je cours rue des Bons-Enfants,je veux monter, la concierge m’appelle, tandis que je traverse lagrande cour, et comme je me retourne, me reconnaît.

– Mais où allez-vous donc, monsieur ?

– M. Bouldouyr n’est-il pas chezlui ?

– M. Bouldouyr ? Comment ? Nesavez-vous donc pas ?… Nous l’avons enterré dans les premiersjours d’octobre.

En une seconde, je revis mon vieil ami, sespetits yeux vifs, son collier de barbe, sa lourde démarche, et sesfêtes modestes, et la douce Françoise au bras de LucienBéchard ; j’eus l’impression d’un immense écroulement, et leslarmes me vinrent aux yeux.

– Mort, Valère Bouldouyr ! Et de quoidonc ?

– On n’a jamais bien su. Au fond, monsieur, ilest mort de tristesse. Depuis que sa nièce ne venait plus le voir,il ne vivait quasiment plus, le pauvre homme ! Parfois, il medisait : « M’ame Bonguieu, ça ne durera pas encorelongtemps comme ça, j’ai trop de chagrin. À mon âge, on nes’attache pas aux gens pour s’en détacher aussitôt après ! Çava tourner mal ! » Il ne croyait pas si bien dire !Il a pris un refroidissement et, tout de suite, il a été perdu. Onsentait qu’il n’avait plus de goût à vivre, il s’est laissé aller.Il est mort comme un poulet, voyez-vous, le temps de dire ouf, etc’était fini…

Avant de me retirer, je demandai àMme Bonguieu ce qu’on avait fait de ses livres, de sesmeubles.

– Comme il n’avait pas de testament, son frèrea hérité de tout. C’est un vilain homme, vous savez ! Il estvenu avec une charrette, il a tout emporté, et on m’a dit qu’ilavait tout vendu pour ne rien garder du défunt.

Ainsi il ne restait rien, rien, de cet hommeobscur qui avait été mon ami et en qui, quelques années, le mondeavait pris conscience de sa beauté quotidienne, presque invisibleaux autres humains ! Il me faut ajouter ici qu’à mon chagrinse mêlaient quelques regrets moins désintéressés.

C’est un dur esclavage que d’être uncollectionneur, un bibliophile ! Malgré moi, je songeais à cesbeaux livres que j’avais vus là-haut, à ces premières éditions descompagnons d’armes de Bouldouyr, aujourd’hui si rares, aux précieuxautographes de Mallarmé, à la gravure d’Odilon Redon. Tout celaaussi était perdu sans rémission !

Je me retirai, je regagnai mon appartement, jevins contempler les fenêtres closes de mon voisin. Le front contrela vitre, je pleurai à leur vue. L’injustice de cette vie et decette mort me glaçait de colère et de tristesse. Pourquoi une telleférocité du Destin, pourquoi mon ami n’avait-il pu, du moins,conserver jusqu’au bout la seule consolation de sa malheureuseexistence ?

L’automne dévastait notre jardin ; lescharmilles essayaient de conserver quelques feuilles, quis’agrippaient désespérément à elles, mais il suffisait d’un peu devent, de moins encore, je pense, de l’ombre tourbillonnante d’unefumée, de la moiteur du brouillard, pour qu’elles se détachent toutà coup, renoncent à la lutte, se laissent tomber. Le grand bassinen était tout constellé, et le lierre, qui grimpe aux jambes deVictor Hugo, en retenait des grappes. Là-dessus traînait un cielsans éclat, aveugle comme une vitre dépolie, et la nuit, lesplaintes maussades du vent, soufflant et grommelant dans lescheminées, obsédaient mes oreilles.

– Qu’est devenu Pizzicato ? Medemandais-je alors. Et qu’était devenue Françoise ? Je nepouvais m’en informer chez elle, mais il me restait la concierge deVictor Agniel, rue de la Femme-sans-Tête. J’y appris que monfilleul, après son mariage avec Mlle Chédigny, avait donné congésans laisser d’adresse.

– Il n’a pas même voulu qu’on fasse suivre sacorrespondance, ajouta le jeune fille lymphatique, qui mecommuniqua ces renseignements. Personne ne sait ce qu’il estdevenu !

Cette fois, c’était bien fini ! Il ne merestait aucun espoir de revoir la claire enfant aux yeux de naïade.Ces êtres charmants que j’avais approchés un moment, – juste celuide m’attacher à eux ! – avaient glissé de ma vie sans laisserde traces. Jamais une petite société ne s’était évaporée aussivite, et déjà ce passé redevenait à mes yeux irréel etfantomatique.

Le soir, j’allais souvent à ma fenêtre et jeregardais l’immeuble d’en face, muet maintenant, obscur. Savais-jequand j’étais l’hôte de Valère Bouldouyr que son amitié, que cellede Françoise, m’apportaient un tel bonheur ? Hélas ! ilen est toujours de même, nous ne regrettons nos biens véritablesque lorsque nous les avons perdus, et, à l’heure de leurpossession, nous en convoitions d’autres d’un moindreprix !

Ces regrets et ces remords me troublaient dansmon sommeil. J’y revoyais mes chers disparus. Tantôt ValèreBouldouyr m’apparaissait dans son gros paletot de buremarron ; il tenait par la bride un Pégase tout blanc et medisait :

– Venez-vous avec moi Salerne ? Je vaisvous conduire à la vérité !

Mais je le perdais aussitôt après, au milieud’une foule compacte. Une fois cependant, je réussis à lesuivre.

Il allait comme le vent à travers une plaineronde, aride et nue, où j’avais toutes les peines du monde à ne pasme laisser distancer. Des nuées basses, spongieuses, traînaient auras du sol. À l’horizon, tout proche, de longues vagues boueusesarrivaient, avec un déferlement sinistre, sous un floconnementd’écume. Bientôt, nous aperçûmes dans la campagne une haute tourénorme, noire, carrée, au seuil de laquelle vacillait une sorte deportique égyptien de marbre blanc. Et soudain, j’eus unéblouissement, car je voyais se dérouler devant moi et s’éleververs la hauteur du monument les marches gigantesques d’un escalierd’or. Murailles, rampes paliers, tout scintillait, tout jetait deséclairs. Aveuglé par une telle splendeur, je n’osai avancer.

– Montez ! Montez ! cria ValèreBouldouyr.

Pégase, qu’il avait attaché à la porte,hennissait furieusement. Nous volions presque de marche en marche,éclairés par des statues d’or qui portaient des torches. Au sommetde l’escalier, Valère Bouldouyr me cria :

– Nous entrons chez le Roi du Monde !

Nous étions dans un immense salle, tendue denoir. Partout encore des statues et des torches fumeuses. Aumilieu, sur un trône de pierreries, nous vîmes Florentin Muzat.Couronne en tête, tenant d’une main un globe terrestre, de l’autre,le glaive de justice, il portait un manteau d’hermine quidescendait jusqu’à ses pieds. Il nous reconnut et nous souritgracieusement, puis il nous dit :

– Je règne sur l’humanité entière, mes bonsamis. Vous voyez bien que je n’étais pas idiot ! Mais leshommes, est-ce vivant ? Est-ce mort ? Je voudrais bienconnaître mes sujets.

Alors j’entendis des sanglots. Je m’aperçusque Françoise, agenouillée devant lui, versait d’abondantes larmes.Une blessure béante souillait son épaule nue, dont suintaient delarges gouttes de sang, qui tombaient, une à une, dans un plateau,jonché de fleurs…

Mon angoisse fut telle que je me réveillai, lecœur serré tremblant encore.

Et ce fut ma dernière entrevue avec ValèreBouldouyr. À dater de ce cauchemar, Françoise et lui désertèrentmême mes rêves. La porte de l’escalier d’or était close à jamaispour moi !

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