CHAPITRE LXIX. – LES CAREURS.
Gardez votre monnaie. – Encore la femme Caron. – La liquoristevolée. – La boulangère de la rue Martainville. – Les faussesveuves. – Les prêtres de Saint-Gervais et de Saint-Médard. – Lecomble de la scélératesse. – Les Bohémiens.
Des individus, hommes ou femmes, se présententdans une boutique très achalandée ; après y avoir achetéquelques objets, ils donnent en paiement une pièce de vingt francs,ou toute autre pièce dont la valeur excède de beaucoup le montantde leur emplette ; le marchand leur rend la différence ;tout à coup en examinant la monnaie qu’ils reçoivent, ilsremarquent une ou deux pièces qui ne sont pas semblables auxautres ; et si l’occasion d’une pareille remarque ne naît pasd’elle-même, ils la font naître au moyen d’une substitution. Quoiqu’il en soit, en montrant au marchand les pièces qu’il leur adonnées ou est censé leur avoir données : « En avez-vousbeaucoup comme cela ? lui disent-ils ; si vous en avez etque vous consentiez à nous les céder, nous vous donnerons unbénéfice sur chacune. » Les anciennes pièces de vingt-quatresous, celles de douze, les petits écus, les écus de six livres,soit à la vache, soit au W, sont très propres à motiver uneproposition de ce genre ; mais malheur au marchand qui selaisse prendre à l’appât d’une telle spéculation ; si pourprocéder à la recherche, il permet l’accès de son tiroir auxpersonnes qui lui offrent un gain, il peut être assuré qu’elles ypuiseront avec tant de dextérité qu’il n’y verra que du feu. C’estlà ce qu’on appelle voler à la care ; les filous quipratiquent ce vol ont pris le nom de Careurs.
Il n’est sorte d’expédients auxquels cesfripons ne recourent pour faire des dupes ; aujourd’hui ilsemploient une ruse, demain une autre ; mais il y a toujours unéchange sur le tapis ; ainsi, quel que soit le prétexte souslequel un inconnu homme, femme ou enfant, se présente pour offrirde changer des pièces, il est prudent de faire la sourde oreille,et dangereux de se laisser tenter. Combien de changeurs, deburalistes de la loterie, de débitants de tabac, de boulangers, demarchands de vin, d’épiciers, de bouchers etc., ont été dupes deces adroits escamoteurs, qui s’attaquent plus particulièrement àtous les commerces de détails.
Les careurs se font aisémentreconnaître ; car dès qu’on ouvre le comptoir afin de choisirla monnaie qui leur convient, ils ne manquent pas d’y plonger lamain, comme pour aider au triage, et indiquer les pièces dont ilss’accommoderont. Si, par hasard, le marchand a besoin d’aller dansson arrière-boutique, pour leur rendre sur une pièce d’or, ils lesuivent et s’arrangent si bien qu’ils parviennent aussi à mettre lamain dans le sac. Presque tous les careurs sont des Bohémiens, desItaliens ou des Juifs. La femme Caron, dont il est parlédans les volumes précédents, était une careuse des plus habiles. Unjour elle entre chez un liquoriste, le sieur Carlier, établi aumarché Saint-Jacques ; madame Carlier était seule, la femmeCaron demande un flacon d’anisette, paie avec de l’or, et dresse sibien ses batteries, qu’après dix minutes d’entretien, la liquoristeva chercher dans sa chambre un sac contenant sept cent cinquantefrancs ; au bout d’un quart d’heure la femme Caron seretire ; à peine est-elle partie, madame Carlier, qui peutattester le fait puisqu’elle vit encore, compte son argent, il luien manquait la moitié ; la careuse l’avait fascinée à cepoint, qu’en sa présence elle avait réellement vu double. Ce volm’ayant été dénoncé, au savoir faire j’en reconnus l’auteur, quifut arrêtée, convaincue et condamnée.
Il n’est pas, je crois, de prestidigitateurqui osât se comparer à la fameuse duchesse dont il est parlé auxtomes premier et second de ces mémoires ; un jour, pendantqu’une boulangère de la rue Martainville, à Rouen, vérifiait avecelle une somme de deux mille francs qu’elle portait dans sontablier, elle lui en enleva à peu près la moitié : laboulangère, sentant que son fardeau s’allégeait, comprit qu’elleétait volée : elle allait faire arrêter la duchesse, maiscelle-ci ne lui laissa pas le temps de faire une esclandre.« Comptez, madame, lui dit-elle, comptez votre argent. »La boulangère compta, et il ne manquait pas un écu. Les voleurs etvoleuses à la care, sont aussi fort habiles à effectuer dessubstitutions. Un bijoutier montre de l’or ou des pierreries, ilsachètent une bagatelle, et laissent du chysocale ou du straz, enéchange d’objets précieux.
La femme Caron, la Duchesse et une autreBohémienne appelée la Gaspard, avaient imaginé unsingulier moyen de voler les prêtres ; vêtues d’habits dedeuil (leur costume était à peu près celui de la veuve d’un richefermier), elles allaient dans une église, et tâchaient de lierconversation avec une loueuse de chaises ou avec une allumeuse decierges. On sait que ces serviteurs subalternes aiment beaucoup àcauser ; les prétendues veuves les questionnaient au sujet dela position financière de chacun des ecclésiastiques de laparoisse, et dès qu’un d’eux leur semblait valoir le coup defusil (c’était leur expression), pour avoir accès chez lui,elles le chargeaient de dire des messes ou bien encore âmestimorées, elles lui soumettaient quelque cas de conscience, et luitémoignaient le désir d’accomplir de bonnes œuvres ; ellesavaient l’intention de faire des aumônes et priaient le prêtre deleur indiquer des malheureux dont elles pussent soulager lamisère ; le prêtre ne manquait pas de signaler à leur charitéquelques pauvres ménages qui méritaient d’être secourus ;aussitôt elles s’empressaient de visiter les nécessiteux qui leurétaient désignés, et de leur porter soit de l’argent, soit desvêtements. « C’est à la recommandation de M. un tel, leurdisaient-elles, que vous devez l’intérêt que nous prenons à votreposition. » Et ces paroissiens indigents couraient remercierM. un tel, qui était enchanté de ses pénitentes. Il était leurdirecteur, il connaissait leur for intérieur, elles n’avaient quedes vertus, il leur aurait donné le bon Dieu sans confession ;mais une fois établie, cette confiance qu’il avait en leursreliques lui coûtait cher : un matin ou un soir, l’époque dujour n’y fait rien, l’ecclésiastique se trouvait dévalisé, et lespieuses femmes ne reparaissaient plus. Elles détroussèrent ainsi unprêtre de St-Gervais ; à qui elles enlevèrent sa montre, unebourse pleine d’or, et divers autres objets de prix ; unprêtre de St-Médard fut également mis à contribution par cesBohémiennes… Quand elles avaient ainsi réduit le serviteur de Dieuà un dénuement vraiment apostolique, elles mettaient le comble à lascélératesse en volant les malheureux qu’elles avaientassistés ; elles allaient chez eux, les questionnaient surleurs besoins, se faisaient ouvrir les armoires, les commodes,examinaient toutes les pièces de leur garde-robe, afin de voircelles qu’il était urgent de remplacer, et si durant cetteopération elles apercevaient une montre, une timbale, des boucles,une chaîne, ou tout autre bijou de quelque valeur, elles s’enemparaient subtilement, et manifestaient bientôt la volonté de seretirer. « C’est bien, mes enfants, » leur disait alorsla mère Caron, je sais à présent ce qui vous manque, je le saismieux que vous ; » et au même instant elle sortait enayant soin, pour éviter une vérification trop immédiate, de sefaire accompagner jusqu’au bas de l’escalier. Les gens que cesmisérables rançonnaient avec cette atrocité étaient d’ordinaire cespauvres honteux qui, au sein même de la plus affreuse détresse, ontconservé quelques débris de leur ancienne aisance.
Pendant que j’étais à la police, plus desoixante plaintes dans lesquelles on signalait des vols de ce genrefurent portées contre la mère et la fille Caron : enfin jeparvins à arrêter ces deux abominables créatures, qui sont encoredans les prisons. Les Bohémiens ne se bornent pas à ces moyens des’approprier le bien d’autrui ; souvent ils assassinent, et illeur répugne d’autant moins de commettre un meurtre, qu’ils ont unmode d’expiation par lequel ils sont affranchis de toute espèce deremords : afin de se purifier, pendant un an ils portent unechemise de grosse bure et s’abstiennent de travailler(voler) ; ce laps de temps écoulé, ils se croient blancs commeneige. En France la plupart des gens de cette caste se disentcatholiques et sont en apparence fort dévots ; ils onttoujours sur eux des chapelets et de petits crucifix ; ilsrécitent leurs prières matin et soir, et suivent les officesrégulièrement ; en Allemagne ils exercent rarement d’autreprofession que celles de maquignons ou d’herboristes ;quelques-uns s’adonnent à la médecine, c’est-à-dire qu’ils seprétendent possesseurs d’arcanes ou secrets pour guérir. Nombred’entre eux voyagent par bandes ; les uns disent la bonneaventure, d’autres étament la vaisselle de cuivre, les fourchettesde fer, ou raccommodent la faïence. Malheur aux habitants descampagnes parcourues par ces vagabonds ! il y aurainfailliblement une mortalité sur leurs bestiaux ; car lesBohémiens sont fort habiles à les tuer, sans laisser de traces quipuissent faire accuser la malveillance. Ils font périr les vachesen les piquant au cœur avec une aiguille longue et très mince, defaçon que le sang s’extravasant intérieurement, on peut croire quel’animal est mort de maladie ; ils asphyxient la volaille avecdu soufré ; ils savent qu’ensuite on leur abandonnera lescadavres ; et tandis qu’on imagine qu’ils ont du goût pour lacharogne, ils font grande chère et mangent de la viandedélicieuse ; quelquefois, quand ils ont besoin de jambons, ilsprennent un hareng salé et le font flairer à un cochon qui, alléchépar cette odeur, les suivrait à la piste jusqu’au bout du monde. Jene m’étendrai pas davantage sur les mœurs des Bohémiens, me bornantà renvoyer le lecteur curieux de faire plus ample connaissance avecces nomades, à l’intéressante histoire publiée en Allemagne par lesavant Grellmann [6] ;c’est là que l’on peut se faire une idée exacte de ce peuple, dontles individus ont été mis en scène avec si peu de vérité par lepremier romancier de notre époque.
