CHAPITRE LXXI. – LES TIREURS.
Le propriétaire de l’âne savant. – L’Anglais à la parade. – Lesnonnes. – Les yeux au bout des doigts. – La chicane. – L’effrontéfilou. – Le brouillard et la répétition. – L’homme de lacirconstance. – Efficacité de la peine de mort.
Les Tireurs portèrent d’abord le nomde floueurs, sous lequel nous signalerons une autre espècede fripons à qui il convient beaucoup moins ; car, dansl’origine, floueurs signifiait, qui cherche lafloue, c’est-à-dire l’affluence ou la foule.
Les tireurs ou voleurs à la tire,sont ceux qui dérobent dans les poches, les bourses, les montres,les tabatières ; etc., etc. Ils sont en général bien couvertset ne portent jamais ni cannes, ni gants ; car non-seulementils ont besoin de toute la liberté de leurs mains, mais encore detoute la délicatesse de leur toucher. Ces messieurs, dont on auraittort de dire qu’ils ne font œuvre de leurs dix doigts, sontordinairement trois ensemble et quelquefois quatre. C’est dans lescohues qu’ils font leurs affaires, aussi vont-ils dans toutes lesréunions, fêtes, bals, concerts, dans tous les spectacles, aumoment de l’entrée, ainsi qu’à celui de la sortie ; leur postede prédilection est le bureau où l’on dépose les cannes etparapluies, parce que là il y a toujours affluence ; ilsfréquentent également les églises, mais seulement lorsque lasolennité doit y attirer un grand concours de fidèles ; ilssont à la piste de tous les rassemblements, souvent même ils lesprovoquent, soit par une rixe feinte, soit par tout autre moyen. Ilest des tireurs qui sont associés avec des bateleurs. Lepropriétaire de l’âne savant, dont tout Paris a gardé la mémoire,était le compère d’une bande de filous ; quand l’âne ruait,les tireurs n’avaient pas les mains dans leurs poches. Leschanteurs des rues, les escamoteurs, les nécromanciens en pleinvent, ont presque tous des accointances avec des coupeurs debourses ; presque tous ont part aux bénéfices de la tire. DansParis il ne se fait presque pas d’attroupements, qu’il ne s’ytrouve des filous ; ces messieurs sont partout.
Un jour que, les deux mains engagées dans sonpantalon, un Anglais regardait défiler la parade, un petit filou,nommé Duluc, lui coupe le cordon de sa montre. Une minuteaprès le gentleman s’aperçoit qu’il lui manque quelque chose, ilcherche sur le pavé, puis examine son ruban, et bien qu’il fut aiséde s’apercevoir qu’il avait été coupé, il se fouille, se tâte despieds à la tête ; enfin, étonné de ne pas trouver ce qu’il aperdu : « Goddem, s’écrie-t-il, le diable il a pris monbreloque » ; et pendant que par sa bonhomie il prêtaitainsi à rire aux voisins, à quelques pas de là le filou avec un deses camarades, s’amusait à le contrefaire.
Rien de si facile que de reconnaître unfilou ; il ne peut pas rester en place, il fautperpétuellement qu’il aille et qu’il vienne ; cette mobilitélui est nécessaire, parce qu’elle multiplie les occasions de setrouver en face de quelqu’un, et de s’assurer s’il y a du butin àfaire. Lorsqu’un filou s’approche d’une foule, il laisse aller sesmains au hasard, mais de manière qu’elles frappent ou sur la poche,ou sur le gousset, afin de se faire une idée du contenu. S’il vautla peine qu’on se l’approprie, les deux compères, que le filounomme ses nonnes ou nonneurs, se mettent chacun àleur poste, c’est-à-dire près de la personne que l’on veut voler,ils la poussent et la serrent comme dans un étau, en s’efforçant decacher la main de l’opérateur. Une montre ou une bourse est-elle lerésultat de cette presse factice, à l’instant même elle passe dansles mains d’un affidé, le coqueur, qui s’éloigne le plusvite possible, mais sans affectation.
Une remarque bien essentielle à faire, c’estqu’à l’issue d’un spectacle, d’une église, ou de tout autre endroitpublic, les filous font mine de vouloir rentrer, lorsque tout lemonde se presse pour sortir. Lecteurs, vous êtes avertis ;quand vous verrez un ou plusieurs individus faisant une pareillemanœuvre, en regardant en l’air et poussant vivement, soyez sur vosgardes. Ce n’est ni sur la chaîne de sûreté, ni sur le bouton devotre gousset qu’il faut vous reposer, ce ne sont pas là desobstacles ; les filous sont, au contraire, fort contents qu’onprenne des précautions de ce genre : elles font la sécurité dumessière (bourgeois) ; il a une chaîne, son goussetest fermé, il ne craint rien, il ne songe plus à veiller à samontre, c’est un soin superflu ; qu’en advient-il ? lachaîne est coupée, le bouton saute, et la montre disparaît. Lesfilous n’ont pas l’air d’y toucher, mais ils ont des yeux au boutdes doigts.
Cependant il est un moyen de réduire au néanttoute cette subtilité : étranglez, c’est-à-dire tordez votregousset de montre, un ou deux tours suffiront ; après celavous pourrez porter un défi à tous ces filous qui excellent dansl’art de faire la bourse, la montre et la tabatière.
Il existait à Paris un filou d’une dextéritési inconcevable, qu’il volait sans compère. Il se plaçait devantune personne, mettait sa main derrière lui, et lui enlevait ainsiou sa montre, ou tout autre bijou à sa portée : ce genre devol est ce qu’on appelle le vol à la chicane.
Un nommé Molin dit Moulin lechapelier, étant sous le péristyle des Français, veutescamoter la bourse d’un monsieur ; celui-ci, qui est près dumur, croit sentir qu’on le vole ; Molin, plein de présenced’esprit, brusque le mouvement, la bourse est arrachée du gousset,il l’ouvre, en tire une pièce, et demande un billet. Au mêmeinstant la personne volée lui dit : « Mais monsieur, vousavez pris ma bourse, rendez-la moi. – Troun dé Dious, répond Molin,en jouant l’étonnement, en êtes vous bien sûr ? Puis laconsidérant avec attention, bagasse ! j’ai cru que c’était lamienne. Ah ! monsieur, je vous demande bien pardon. » Enmême temps il rend la bourse, et tous les assistants sont persuadésqu’il s’est involontairement trompé. Voilà du toupet, ou je ne m’yconnais pas.
À l’époque du grand brouillard, Molin et lenommé Dorlé s’étaient postés aux environs de la place desItaliens : un vieillard vient à passer, Dorlé lui vole samontre et la remet à Molin ; l’obscurité était si grande,qu’on ne pouvait distinguer si c’était une répétition ; pours’en assurer, Molin pousse la queue, le marteau frappe incontinentsur le timbre, et au son qu’il produit, le vieillard de reconnaîtreson bijou, et de s’écrier : « Ma montre ! mamontre ! rendez-moi ma montre, je vous en prie ; ellevient de mon grand-père, c’est un cadeau de famille ; »et tout en proférant ses lamentations il tâche de se diriger sur leson, afin de ressaisir son objet ; sans s’en douter, il arrivetout près de Molin, alors celui-ci s’avance à la faveur dubrouillard, et tenant la montre à quelque distance de l’oreille dubonhomme, il pousse de nouveau le bouton : « Écoute-la,dit-il, chanter pour la dernière fois ; » et les deuxvoleurs disparurent en laissant au vieillard ce cruel adieu.
Les anciens voleurs à la tire citentencore parmi les célébrités de leur profession, deux Italiens, lesfrères Verdure, dont l’aîné, convaincu d’avoir fait partie d’unebande de chauffeurs, fut condamné à mort. Le jour de l’exécution,le cadet, qui était resté libre, voulut voir son frère à sa sortiede la conciergerie : avec plusieurs de ses camarades, il allase poster sur son passage. Lorsque les voleurs vont le soir dans lafoule, ils ont d’ordinaire un cri pour se faire reconnaître deleurs affidés : Verdure jeune, apercevant la fatale charrette,proféra le sien, c’était Lirge, à quoi le patient, encherchant des yeux, répondit lorge. Ce singulier salutdonné et rendu, on imaginera peut-être que Verdure jeune seretira ; en venant il avait déjà volé deux montres ; ilvit tomber la tête de son frère, et soit avant, soit après, ilvoulut jusqu’au bout exploiter la circonstance. La foule s’étantécoulée, il entra au cabaret avec ses camarades. « Ehbien ! leur dit-il, en étalant sur la table quatre montres etune bourse, j’espère que j’ai joliment tiré mon épingle dujeu ; je n’aurai jamais pensé faire un si bon chopin(coup) à la mort de mon frangin (frère) ; je suisseulement fâché d’une chose, c’est qu’il ne soit pas là pour avoirson fade (sa part). »
Que diront de ce trait les partisans de lapeine de mort ? qu’elle est efficace ? ils en ont lapreuve.
