Chapitre 1
Un mois passa, au cours duquel le détraquementde Letondu ne fit que croître et embellir.
Letondu, à vrai dire, venait encore àl’Administration ; il y venait même régulièrement. Mais,arrivé à l’heure précise, il s’enfermait en son bureau, s’yverrouillait à double tour et y demeurait de longues heures sansque l’on pût savoir ce qu’il y fabriquait. Des collègues l’ayantmouchardé par le cercle élargi du trou de la serrure, donnaient devagues éclaircissements : les uns disaient l’avoir vuimmobile, les jambes en branches de compas, plongé dans lacontemplation d’un vieux planisphère en loques qui décoraitlugubrement une des murailles de sa pièce ; d’autresl’auraient surpris exécutant dans la diagonale du bureau des alléeset venues de bête en cage, les mains aux reins, etdéchaussé !… En fait, on ne savait pas grand-chose.De temps à autre, simplement, des éclats de voix filtraient àtravers la cloison : des soliloques où grondaient des colères,des paroles de revanche, de tragiques représailles, d’aubesprochaines qui saignaient déjà à l’horizon en roseurs de bonaugure. C’était ensuite, pendant des temps interminables, lesilence à l’affreux cortège, semeur d’anxiétés, troubleur d’âmes,qui fait apparaître les gens sur les seuils des portes entrouverteset se questionner de loin, à la muette, avec des regards quiimplorent et des fronts qu’embrume le souci d’une préoccupationcommune. Dans tous les yeux, la même interrogation :« Qu’est-ce qu’il fait ?… Qu’est-ce qu’il peutfaire ?… Est-ce que, par hasard, il serait mort ? »Et quelquefois, à la joie sans bornes d’Ovide, le soir bleutombait, puis la nuit, sans que le mystérieux attardé sonnât pouravoir une lampe !… Il avait d’ailleurs renoncé à reconnaîtrequi que ce fût. Plus une parole à personne, un souhait de bonjour,rien du tout. Sous des sourcils aussi larges que des pouces, ilroulait des yeux de fauve traqué ; derrière ce front haut dedeux doigts, où la brosse rase des cheveux descendait en pointed’écusson, le génie de la persécution développait ses âpresgermes.
Si un Inconnu ténébreux enveloppait sa vieprivée, cela est superflu à dire !…
Les probabilités cependant – tant,quelquefois, il arrivait pitoyable au bureau, le teint boueux, lacravate lâche, le faux col en accordéon – étaient qu’il employaitses nuits à errer au hasard des rues, sous les clairs de lune oules pluies ; et tout cela ne laissait pas de semer quelqueinquiétude en les âmes de ces messieurs, en celle, surtout, deM. de La Hourmerie, dont le nom mettait à revenir dansles discours de Letondu une obstination regrettable.
Or, vers le milieu du mois de mai, ce sinistreénergumène puisa dans les lobes distendus de son cerveau deux outrois petites conceptions d’une réjouissante insanité.
Échafaudée tant bien que mal sur de vaguessouvenirs de collège, sa hantise de l’Antiquité avait atteint auparoxysme, si bien que, lâché à toute bride dans une mêléeinextricable de guerriers et de philosophes, les prenant les unspour les autres, exaltant indifféremment le caractère de Regulus etcelui de Caligula, confondant Mithridate avec Sardanapale,Thémistocle avec Télémaque, Lycurgue avec Laocoon, il résolut enfind’imiter ces grands hommes, de régler sa vie sur les leurs etd’égaler leurs vertus par les siennes. Il imagina donc d’organiserà son usage particulier des jeux renouvelés de l’antique, car ilpensait avec Virgile qu’une âme saine veut un corps valide, et ilarriva, un matin, une roue de wagonnet sous le bras, dont il se mità se servir comme d’un disque.
Huit jours durant, ce ne fut plus tenable.Projetée à toute volée d’une extrémité à l’autre de la pièce, lalourde masse de fer en venait heurter la porte, qu’elle défonçaitpeu à peu, cependant que la Direction vivait dans un bombardementet que, derrière ses vitres ébranlées, sursautait le conciergelui-même, le mélancolique Boudin, ramené aux plus mauvais jours dusiège de Paris par ce grondement de canonnade lointaine. Personnageimpressionnable, au teint blême de cardiaque, que la visionincessante de la mort poursuivait à travers la vie, il s’enlamentait in petto, et volontiers allait épancher sesangoisses dans le sein d’un bistrot de la rue Chanaleille dont ilétait le fidèle client ; mais ce détail n’était point faitpour calmer la généreuse fièvre de Letondu. Bien mieux, quand ileut amené ses biceps à la dureté de la fonte, il acheta un clairon,Letondu, et il se mit à en jouer, arrachant de force à l’instrumentdes sons rauques abominables, qui emplissaient les corridors enmeuglements de mastodonte égorgé : ceci pour donner de lasouplesse à ses poumons, qui en manquaient !…
Jusqu’alors il n’avait été quesurprenant : il devint extraordinaire le jour où, marchant surles traces des athlètes lacédémoniens, qui s’oignaient d’huilesparfumées, il inventa de se badigeonner, depuis les pieds jusqu’àla tête, avec de l’huile de foie de morue.
Enfin il eut l’âme de Platon !…
Il en conçut le légitime orgueil d’un monsieurqui a su, par sa persévérance, son opiniâtreté au-dessus de toutéloge, atteindre le but qu’il a laborieusement visé, et il résolutaussitôt d’humilier l’Administration, en donnant désormais unesomme de travail grotesquement disproportionnée avec la sommed’argent qui en était le salaire.
De cet instant, le personnel put retourner àses chères études ou aller taquiner le goujon sur les riantsrivages de la Seine : on cessa d’avoir besoin de lui.
Letondu !… et cela suffisait.
Lui seul !… et c’était assez.
Il entrait dans les bureaux, raflait labesogne sur les tables, enlevait aux mains des expéditionnaireshasardant de timides « Permettez… » des dossiersvolumineux, et emportait le tout sous son bras sans un motd’explication.
Voilà.
C’était plutôt simple. Seulement, l’économieadministrative y laissait les yeux de la tête. Rien ou à peu prèsne survivait du beau fonctionnement d’une maison sagement ordonnéenaguère, tombée depuis entre des mains furieuses, et devenuecomparable à ces horloges détraquées dont s’immobilisent lesrouages autour d’un cylindre affolé qui tourne, tourne, tourne sanscesse, atteint de rotation frénétique. Avec ça, un symptôme plusgrave à lui seul que l’ensemble de tous les autres attestaitl’écroulement final de cette intelligence sombrée ; l’écrituredu pauvre garçon allait s’altérant de jour en jour !… Cen’était plus l’irréprochable alternance des pleins doduset des maigres déliés – orgueil défunt deM. de La Hourmerie – mais une furibonde mêlée de jambagesgalopant les uns après les autres, sans art, sans chic, sans éclat,où se lisaient à livre ouvert la hâte d’en avoir terminé avec unetâche fastidieuse et le désintéressement d’un esprit que hantent desecrets desseins. Au cours d’une expédition souvent écourtée demoitié, il arrivait que des phrases entières se faisaient remarquerpar leur absence, d’autres privées de leurs incidentes (restées enroute, celles-ci, évaporées en la mémoire du copieur au mêmeinstant qu’absorbées) semblaient de distraites personnes venues aubal sans faux cols – sans parler de celles plus étranges encore,qui étaient vêtues en chie-en-lit et parlaient de trente-six chosesà la fois : du legs un tel et de la mort de Sénèque ; dela loi sur les successions et de l’énergie d’Arria qui se plongeaun couteau dans le sein en criant : Pœte, nondolet ! »
– Patience ! pensait René Lahrier,naturellement enclin à prendre gaiement les choses ; nousn’avons pas vu le plus beau. Un de ces jours nous allons bienrire.
Il ne se trompait pas.
Un jour vint où M. de La Hourmerie,lassé de se ronger les poings dans le silence du cabinet et de sefaire en vain des cheveux blancs devant les ruines de son service,demanda à son désespoir, qui la lui fournit, l’audace d’allerreprendre son bien au redoutable Letondu. Profitant de ce que, dansun projet de décret relatif au legs Quibolle dont on était parvenutant bien que mal à reconstituer le dossier, celui-ci avait mis« QUIBOLLE, Victor-Grégoire » au lieu de « QUIBOLLE,Grégoire-Victor », il grimpa quatre à quatre chez le fou,aspira une longue sifflée d’air, tic qui lui était familier quandsurgissait un événement considérable, et se livra à desconsidérations touchant les fâcheuses conséquences qui eussent puêtre le fruit de cet écart de plume. Dans un style agaçant etconfitureux bourré toutefois des bienséances oratoires d’unpersonnage qui n’est qu’à moitié rassuré, il détailla cesconséquences : la porte ouverte toute grande aux chicanes descollatéraux, les revendications des héritiers Quibolle enrestitution de jumelles marines et de chandeliers Louis XIII,l’intervention des tribunaux civils et de la Cour de cassation,tout un affreux micmac jurisprudentiel à donner la chair depoule.
– Monsieur Letondu, conclut-il,l’expédition n’est pas besogne qu’il convienne de négliger et detraiter par-dessous la jambe. Elle est d’importance, au contraire,elle est d’importance capitale !… Vous voulez, monsieurLetondu, faire plus qu’on ne vous demande et porter sur vos seulesépaules le fardeau de toute une maison. Mon Dieu, c’est un louablezèle !… je suis le premier à le reconnaître ; mais je leblâme, si j’y applaudis. Saisissez-vous bien la nuance ?L’excès en tout est un défaut, et le mieux, monsieur Letondu, futtoujours l’ennemi du bien. C’est avec ce système-là que, forcé decourir la poste faute de temps, vous en arrivez à ceci, de mettre« Victor-Grégoire » en place de« Grégoire-Victor », ce qui n’est plus la même chose.Vous comprenez, monsieur Letondu !
– Monsieur Letondu vous emm…, réponditLetondu avec une grande simplicité.
Jusqu’ici il avait laissé dire sans broncher,courbé sur un rapport qu’il expédiait d’urgence.
Il lâcha le mot doucement, aimablementpresque, redressé du buste, aux trois quarts, et sa dextre auxphalanges velues suspendue au-dessus du papier.
Le chef de bureau fit un bond ; mais déjàLetondu était debout, plus blême qu’un linge à présent, d’uneblancheur sur laquelle tranchait le roux ardent de sa moustache. Ilfit un pas. Ses lèvres décomposées dansaient ; la faïenceazurée de ses yeux avait pris l’insoutenable éclat d’une lamed’acier au soleil. Le doigt tendu :
– Sortez, fit-il.
– Mais…
– Plus un mot ! Sortez, vousdis-je ; allons, oust ! hors d’ici ! quittez ce lieuque vous déshonorez de votre ignoble présence !
Le chef, éperdu, obéit. Sur son importanceprudhommesque de tout à l’heure, ce coup de théâtre inattendu avaitopéré instantanément, à la manière d’un acide sur la teinture detournesol. Jusqu’au soir, de bureau en bureau, il fut colporter lanouvelle :
– Je vous demande pardon, je vousdérange, mais ce qui vient de m’arriver est tellementextraordinaire…
Et sa voix coupée de hoquets, son feu àdécliner toute provocation, ses protestations de douceur, d’aménitébien connue, de sociabilité et autres, disaient le trac formidablequi lui étreignait la gorge, son avidité de sympathies, deprotections étroitement groupées autour de sa personne menacée etchétive.
– Croyez-vous ! hein ?Croyez-vous !… Oh ! il n’y a plus à s’y tromper : laprésence de M. Letondu est un péril pour chacun de nous…
Les employés se grisaient du récit,prodigieusement intéressés. Tombé dans le train-train monotone deces messieurs, l’événement prenait d’énormes proportions ; ilemplissait de fièvre la maison, la jetait à l’agitation d’un troude province qu’a traversé le matin un régiment de cavalerie.
Au fond, la perspective d’un chiquage possibleentre Letondu et de La Hourmerie déchaînait de sournoisesjouissances. C’était comme une lueur de gaîté à l’horizon desmornes journées de bureau.