Chapitre 4
Dans le vestibule du petit hôtel, Pierre se tenait debout, enhabit et en cravate blanche, ouvrant la porte à chaque roulement devoiture. Une bouffée d’air humide entrait, un reflet jaune de lapluvieuse après-midi éclairait le vestibule étroit, empli deportières et de plantes vertes. Il était deux heures, le jourbaissait comme par une triste journée d’hiver.
Mais, dès que le valet poussait la porte du premier salon, uneclarté vive aveuglait les invités. On avait fermé les persiennes ettiré soigneusement les rideaux, pas une lueur du ciel louche nefiltrait ; et les lampes posées sur les meubles, les bougiesbrûlant dans le lustre et les appliques de cristal, allumaient làune chapelle ardente. Au fond du petit salon, dont les tenturesréséda éteignaient un peu l’éclat des lumières, le grand salon noiret or resplendissait, décoré comme pour le bal que madame Deberledonnait tous les ans, au mois de janvier.
Cependant, des enfants commençaient à arriver, tandis quePauline, très affairée, faisait aligner des rangées de chaises dansle salon, devant la porte de la salle à manger, que l’on avaitdémontée et remplacée par un rideau rouge.
– Papa, cria-t-elle, donne donc un coup de main ! Nousn’arriverons jamais.
Monsieur Letellier, qui examinait le lustre, les bras derrièrele dos, se hâta de donner un coup de main. Pauline elle-mêmetransporta des chaises. Elle avait obéi à sa sœur, en mettant unerobe blanche ; seulement son corsage s’ouvrait en carré,montrant sa gorge.
– Là, nous y sommes, reprit-elle ; on peut venir… Maisà quoi songe Juliette ? Elle n’en finit plus d’habillerLucien.
Justement, madame Deberle amenait le petit marquis. Toutes lespersonnes présentes poussèrent des exclamations. Oh ! cetamour ! Était-il assez mignon, avec son habit de satin blancbroché de bouquets, son grand gilet brodé d’or et ses culottes desoie cerise ! Son menton et ses mains délicates se noyaientdans de la dentelle. Une épée, un joujou à gros nœud rose, battaitsur sa hanche.
– Allons, fais les honneurs, lui dit sa mère, en leconduisant dans la première pièce.
Depuis huit jours, il répétait sa leçon. Alors, il se campacavalièrement sur ses petits mollets, sa tête poudrée un peurenversée, son tricorne sous le bras gauche ; et, à chaqueinvitée qui arrivait, il faisait une révérence, offrait le bras,saluait et revenait. On riait autour de lui, tant il restait grave,avec une pointe d’effronterie. Il conduisit ainsi MargueriteTissot, une fillette de cinq ans, qui avait un délicieux costume delaitière, la boîte au lait pendue à la ceinture ; il conduisitles deux petites Berthier, Blanche et Sophie, dont l’une était enFolie et l’autre en soubrette ; il s’attaqua même à Valentinede Chermette, une grande personne de quatorze ans, que sa mèrehabillait toujours en Espagnole ; et il était si fluet,qu’elle semblait le porter. Mais son embarras fut extrême devant lafamille Levasseur, composée de cinq demoiselles, qui seprésentèrent par rang de taille, la plus jeune âgée de deux ans àpeine, et l’aînée, de dix ans. Toutes les cinq, déguisées enChaperon rouge, avaient le toquet et la robe de satin ponceau, àbandes de velours noir, sur laquelle tranchait le large tablier dedentelle. Bravement, il se décida, jeta son chapeau, prit les deuxplus grandes à son bras droit et à son bras gauche, et fit sonentrée, dans le salon, suivi des trois autres. On s’égaya beaucoup,sans qu’il perdit le moins du monde son bel aplomb de petithomme.
Madame Deberle, pendant ce temps, querellait sa sœur, dans uncoin.
– Est-il possible ! Te décolleter commecela !
– Tiens ! qu’est-ce que ça fait ! Papa n’a riendit, répondait tranquillement Pauline. Si tu veux, je vais memettre un bouquet.
Elle cueillit une poignée de fleurs naturelles dans unejardinière et se la fourra entre les seins. Mais des dames, desmamans en grandes toilettes de ville, entouraient madame Deberle etla complimentaient déjà sur son bal. Comme Lucien passait, sa mèreramena une boucle de ses cheveux poudrés, tandis qu’il se haussaitpour lui demander :
– Et Jeanne ?
– Elle va venir, mon chéri… Fais bien attention de ne pastomber… Dépêche-toi, voici la petite Guiraud… Ah ! elle est enAlsacienne.
Le salon s’emplissait, les rangées de chaises, en face du rideaurouge, se trouvaient presque toutes occupées, et un tapage de voixenfantines montait. Des garçons arrivaient par bandes. Il y avaitdéjà trois Arlequins, quatre Polichinelles, un Figaro, desTyroliens, des Écossais. Le petit Berthier était en page. Le petitGuiraud, un petit bambin de deux ans et demi, portait son costumede Pierrot d’une façon si drôle, que tout le monde l’enlevait aupassage pour l’embrasser.
– Voici Jeanne, dit tout d’un coup madame Deberle.Oh ! elle est adorable.
Un murmure avait couru, des têtes se penchaient, au milieu delégers cris. Jeanne s’était arrêtée sur le seuil du premier salon,tandis que sa mère, encore dans le vestibule, se débarrassait deson manteau. L’enfant portait un costume de Japonaise, d’unesingularité magnifique. La robe, brodée de fleurs et d’oiseauxbizarres, tombait jusqu’à ses petits pieds, qu’elle couvrait ;tandis que, au-dessous de la large ceinture, les pans écartéslaissaient voir un jupon de soie verdâtre, moirée de jaune. Rienn’était d’un charme plus étrange que son visage fin, sous le hautchignon traversé de longues épingles, avec son menton et ses yeuxde chèvre, minces et luisants, qui lui donnait l’air d’unevéritable fille d’Yeddo marchant dans un parfum de benjoin et dethé. Et elle restait là, hésitante, ayant la langueur maladived’une fleur lointaine qui rêve du pays natal.
Mais derrière elle, Hélène apparut. Toutes deux, en passantbrusquement du jour blafard de la rue à ce vif éclat des bougies,clignaient les paupières, comme aveuglées, souriantes pourtant.Cette bouffée chaude, cette odeur du salon où dominait la violetteles étouffaient un peu et rougissaient leurs joues fraîches. Chaqueinvité, en entrant, avait le même air de surprise etd’hésitation.
– Eh bien ! Lucien ? dit madame Deberle.
L’enfant n’avait pas aperçu Jeanne. Il se précipita, lui prit lebras, en oubliant de faire sa révérence. Et ils étaient l’un etl’autre si délicats, si tendres, le petit marquis avec son habit àbouquets, la Japonaise avec sa robe brodée de pourpre, qu’on auraitdit deux statuettes de Saxe, finement peintes et dorées, tout d’uncoup vivantes.
– Tu sais, je t’attendais, murmurait Lucien. Ça m’embête,de donner le bras… Hein ? nous restons ensemble.
Et il s’installa avec elle sur le premier rang des chaises. Iloubliait tout à fait ses devoirs de maître de maison.
– Vraiment, j’étais inquiète, répétait Juliette à Hélène.Je craignais que Jeanne ne fût indisposée.
Hélène s’excusait, on n’en finissait jamais avec les enfants.Elle était encore debout, dans un coin du salon, parmi un groupe dedames, lorsqu’elle sentit que le docteur s’avançait derrière elle.Il venait en effet d’entrer en écartant le rideau rouge, souslequel il avait replongé la tête, pour donner un dernier ordre.Mais, brusquement, il s’arrêta. Il devinait, lui aussi, la jeunefemme, qui pourtant ne s’était point tournée. Vêtue d’une robe degrenadine noire, elle n’avait jamais eu une beauté plus royale. Etil frissonna, dans la fraîcheur qu’elle apportait du dehors, et quisemblait s’exhaler de ses épaules et de ses bras, nus sous l’étoffetransparente.
– Henri ne voit personne, dit Pauline en riant. Eh !bonjour, Henri.
Alors, il s’approcha et salua les dames. Mademoiselle Aurélie,qui se trouvait là, le retint un instant, pour lui montrer de loinun neveu à elle, qu’elle avait amené. Il restait complaisamment,Hélène, sans parler, lui tendit sa main gantée de noir, qu’il n’osaserrer trop fort.
– Comment ! tu es là ! s’écria madame Deberle, enreparaissant. Je te cherche partout… Il est près de troisheures ; on pourrait commencer.
– Sans doute, dit-il. Tout de suite.
À ce moment, le salon était plein. Autour de la pièce, sous lagrande clarté du lustre, les parents mettaient la bordure sombre deleurs toilettes de ville ; des dames, rapprochant leurssièges, formaient des sociétés à part ; des hommes, immobilesle long des murs, bouchaient les intervalles ; tandis que, àla porte du salon voisin, les redingotes, plus nombreuses,s’écrasaient et se haussaient. Toute la lumière tombait sur lepetit monde tapageur qui s’agitait au milieu de la vaste pièce. Ily avait là près d’une centaine d’enfants, pêle-mêle, dans la gaietébariolée des costumes clairs, où le bleu et le rose éclataient.C’était une nappe de têtes blondes, toutes les nuances du blond,depuis la cendre fine jusqu’à l’or rouge, avec des réveils de nœudset de fleurs, une moisson de chevelures blondes, que de grandsrires faisaient onduler comme sous des brises. Parfois, dans cefouillis de rubans et de dentelles, de soie et de velours, unvisage se tournait ; un nez rose, deux yeux bleus, une bouchesouriante ou boudeuse, qui semblaient perdus. Il y en avait de pasplus hauts qu’une botte, qui s’enfonçaient entre des gaillards dedix ans, et que les mères cherchaient de loin, sans pouvoir lesretrouver. Des garçons restaient gênés, l’air bêta, à côté defillettes en train de faire bouffer leurs jupes. D’autres semontraient déjà très entreprenants, poussant du coude des voisinesqu’ils ne connaissaient pas et leur riant dans la figure. Mais lespetites filles restaient les reines, des groupes de trois ou quatreamies se remuaient sur leurs chaises à les casser, en parlant sifort qu’on ne s’entendait plus. Tous les yeux étaient fixés sur lerideau rouge.
– Attention ! dit le docteur, en allant donner troislégers coups à la porte de la salle à manger.
Le rideau rouge, lentement, s’ouvrit ; et, dans l’embrasurede la porte, apparut un théâtre de marionnettes. Alors, un silencerégna. Tout d’un coup, Polichinelle jaillit de la coulisse, enjetant un « couic » si féroce, que le petit Guiraud yrépondit par une exclamation terrifiée et charmée. C’était une deces pièces effroyables, où Polichinelle, après avoir rossé lecommissaire, tue le gendarme et piétine avec une furieuse gaietésur toutes les lois divines et humaines. À chaque coup de bâton quifendait les têtes de bois, le parterre impitoyable poussait desrires aigus ; et les coups de pointe enfonçant les poitrines,les duels où les adversaires tapaient sur leurs crânes comme surdes courges vides, les massacres de jambes et de bras dont lespersonnages sortaient en marmelade, redoublaient les fusées derires qui partaient de tous côtés, sans pouvoir s’éteindre. Puis,lorsque Polichinelle scia le cou du gendarme, au bord du théâtre,ce fut le comble, l’opération causa une joie si énorme que lesrangées des spectateurs se bousculaient, tombant les unes sur lesautres. Une petite fille de quatre ans, rose et blanche, serraitbéatement ses menottes contre son cœur, tant elle trouvait çagentil. D’autres applaudissaient, tandis que les garçons riaient,la bouche ouverte, d’un ton grave qui accompagnait les gammesflûtées des demoiselles.
– S’amusent-ils ! murmura le docteur.
Il était revenu se placer près d’Hélène. Celle-ci s’égayaitcomme les enfants. Et lui, derrière elle, se grisait de l’odeur quimontait de sa chevelure. À un coup de bâton plus violent que lesautres, elle se tourna pour lui dire :
– Vous savez que c’est très drôle !
Mais les enfants, excités, se mêlaient maintenant à la pièce.Ils donnaient la réplique aux acteurs. Une fillette, qui devaitconnaître le drame, expliquait ce qui allait se passer. « Toutà l’heure, il va assommer sa femme… À présent, on va lependre… » La petite Levasseur, la dernière, celle qui avaitdeux ans, cria tout d’un coup :
– Maman, est-ce qu’on le mettra au pain sec ?
Puis, c’étaient des exclamations, des réflexions faites touthaut. Cependant, Hélène cherchait parmi les enfants.
– Je ne vois pas Jeanne, dit-elle. Est-ce qu’elles’amuse ?
Alors, le docteur se pencha, avança la tête près de la sienne,en murmurant :
– Tenez, là-bas, entre cet Arlequin et cette Normande, vousvoyez les épingles de son chignon… Elle rit de bien bon cœur.
Et il resta courbé, sentant sur sa joue la tiédeur du visaged’Hélène. Jusque-là, aucun aveu ne leur était échappé ; cesilence les laissait dans cette familiarité, qu’un trouble vaguegênait seul depuis quelque temps. Mais, au milieu de ces beauxrires, en face de ces gamins, elle redevenait très enfant, elles’abandonnait, pendant que le souffle d’Henri chauffait sa nuque.Les coups de bâton sonores lui donnaient un tressaillement quigonflait sa gorge ; et elle se tournait vers lui, les yeuxluisants.
– Mon Dieu ! que c’est bête ! disait-elle chaquefois. Hein ! comme ils tapent !
Lui, frémissant, répondait :
– Oh ! ils ont la tête solide.
C’était tout ce que son cœur trouvait. Ils descendaient l’un etl’autre aux enfantillages. La vie peu exemplaire de Polichinelleles alanguissait. Puis, au dénouement du drame, lorsque le diableparut et qu’il y eut une suprême bataille, un égorgement général,Hélène, en se renversant, écrasa la main d’Henri posée sur ledossier de son fauteuil ; tandis que le parterre de bébés,criant et battant des mains, faisait craquer les chaisesd’enthousiasme.
Le rideau rouge était retombé. Alors, au milieu du tapage,Pauline annonça Malignon, avec sa phrase habituelle :
– Ah ! voici le beau Malignon.
Il arrivait, essoufflé, en bousculant les sièges.
– Tiens ! quelle drôle d’idée d’avoir toutfermé ! s’écria-t-il, surpris, hésitant. On croirait entrerchez des morts.
Et, se tournant vers madame Deberle, qui s’avançait :
– Vous pouvez vous vanter de m’avoir fait courir !…Depuis ce matin, je cherche Perdiguet, vous savez, mon chanteur…Alors, comme je n’ai pu mettre la main sur lui, je vous amène legrand Morizot…
Le grand Morizot était un amateur qui récréait les salons enescamotant des muscades. On lui abandonna un guéridon, il exécutases plus jolis tours, mais sans passionner le moins du monde lesspectateurs. Les pauvres chers petits étaient devenus très graves.Des bambins s’endormaient, en suçant leurs doigts. D’autres, plusgrands, tournaient la tête, souriaient aux parents, qui eux-mêmes,bâillaient avec discrétion. Aussi, fut-ce un soulagement général,lorsque le grand Morizot se décida à emporter son guéridon.
– Oh ! il est très fort, murmura Malignon dans le coude madame Deberle.
Mais le rideau rouge s’était écarté de nouveau, et un spectaclemagique avait mis debout tous les enfants.
Sous la vive clarté de la lampe centrale et de deux candélabresà dix branches, la salle à manger s’étendait, avec sa longue table,servie et parée comme pour un grand dîner. Il y avait cinquantecouverts. Au milieu et aux deux bouts, dans des corbeilles basses,des buissons de fleurs s’épanouissaient, séparés par de hautscompotiers, sur lesquels s’entassaient des « surprises »dont les papiers dorés et peinturlurés luisaient. Puis, c’étaientdes gâteaux montés, des pyramides de fruits glacés, des empilementsde sandwichs, et, plus bas, toute une symétrie de nombreusesassiettes pleines de sucreries et de pâtisseries ; les babas,les choux à la crème, les brioches alternaient avec les biscuitssecs, les croquignoles, des petits fours aux amandes. Des geléestremblaient dans des vases de cristal. Des crèmes emplissaient desjattes de porcelaine. Et les bouteilles de vin de Champagne, hautescomme la main, faites à la taille des convives, allumaient autourde la table l’éclair de leurs casques d’argent. On eût dit un deces goûters gigantesques comme les enfants doivent en imaginer enrêve, un goûter servi avec la gravité d’un dîner de grandespersonnes, l’évocation féerique de la table des parents, surlaquelle on aurait renversé la corne d’abondance des pâtissiers etdes marchands de joujoux.
– Allons, le bras aux dames ! dit madame Deberle ensouriant de l’extase des enfants.
Mais le défilé ne put s’organiser. Lucien, triomphant, avaitpris le bras de Jeanne et marchait le premier. Les autres, derrièrelui, se bousculèrent un peu. Il fallut que les mamans vinssent lesplacer. Et elles restèrent là, surtout derrière les marmots,qu’elles surveillaient, par crainte des accidents. À la vérité, lesconvives parurent d’abord fort gênés ; ils se regardaient, ilsn’osaient toucher à toutes ces bonnes choses, vaguement inquiets dece monde renversé, les enfants à table et les parents debout.Enfin, les plus grands s’enhardirent et envoyèrent les mains. Puis,quand les mamans s’en mêlèrent, coupant les gâteaux montés, servantautour d’elles, le goûter s’anima et devint bientôt très bruyant.La belle symétrie de la table fut bousculée comme par unerafale ; tout circulait à la fois, au milieu des bras tendus,qui vidaient les plats au passage. Les deux petites Berthier,Blanche et Sophie, riaient à leurs assiettes où il y avait de tout,de la confiture, de la crème, des gâteaux, des fruits. Les cinqdemoiselles Levasseur accaparaient un coin de friandises, tandisque Valentine, fière de ses quatorze ans, faisait la dameraisonnable en s’occupant de ses voisins. Cependant, Lucien, pourmontrer sa galanterie, déboucha une bouteille de champagne, et celasi maladroitement, qu’il faillit en verser le contenu sur saculotte de soie cerise. Ce fut une affaire.
– Veux-tu bien laisser les bouteilles ! criaitPauline. C’est moi qui débouche le champagne.
Elle se donnait un mouvement extraordinaire, s’amusant pour soncompte. Dès qu’un domestique arrivait, elle lui arrachait lachocolatière et prenait un plaisir extrême à emplir les tasses,avec une promptitude de garçon de café. Puis, elle promenait desglaces et des verres de sirop, lâchait tout pour bourrer quelquegamine qu’on oubliait, repartait en questionnant les uns et lesautres.
– Qu’est-ce que tu veux, toi, mon gros ? hein ?une brioche ?… Attends, ma chérie, je vais te passer lesoranges… Mangez donc, grosses bêtes, vous jouerez après !
Madame Deberle, plus calme, répétait qu’on devait les laissertranquilles, et qu’ils s’en tireraient toujours bien. À un bout dela pièce, Hélène et quelques dames riaient du spectacle de latable. Tous ces museaux roses croquaient à belles dents blanches.Et rien n’était drôle comme leurs manières d’enfants bien élevés,s’oubliant parfois dans des incartades de jeunes sauvages. Ilsprenaient leurs verres à deux mains pour boire jusqu’au fond, sebarbouillaient, tachaient leurs costumes. Le tapage montait. Onpillait les dernières assiettes. Jeanne elle-même dansait sur sachaise, en entendant jouer un quadrille dans le salon ; etcomme sa mère avançait, lui reprochant d’avoir trop mangé.
– Oh ! maman, je suis si bien aujourd’hui !
Mais la musique avait fait lever d’autres enfants. Peu à peu, latable se dégarnit, et bientôt il ne resta plus qu’un gros bébé, aubeau milieu. Celui-là paraissait se moquer du piano. Une servietteau cou, le menton sur la nappe, tant il était petit, il ouvrait desyeux énormes et avançait la bouche, chaque fois que sa mère luiprésentait une cuillerée de chocolat. La tasse se vidait, il selaissait essuyer les lèvres, avalant toujours, ouvrant des yeuxplus grands.
– Fichtre ! mon bonhomme, tu vas bien ! ditMalignon qui le regardait d’un air rêveur.
Ce fut alors qu’il y eut un partage des « surprises ».Les enfants, en quittant la table, emportaient chacun une desgrandes papillotes dorées, dont ils se hâtaient de déchirerl’enveloppe ; et ils sortaient de là des joujoux, descoiffures grotesques en papier mince, des oiseaux et des papillons.Mais la grande joie, c’étaient les pétards. Chaque« surprise » contenait un pétard que les garçons tiraientbravement, heureux du bruit, tandis que les demoiselles fermaientles yeux, en s’y reprenant à plusieurs fois. On n’entendit pendantun instant que le pétillement sec de cette mousqueterie. Et ce futau milieu du vacarme que les enfants retournèrent dans le salon, oùle piano jouait sans arrêt des figures de quadrille.
– Je mangerais bien une brioche, murmura mademoiselleAurélie en s’asseyant.
Alors, devant la table restée libre, couverte encore de ladébandade de ce dessert colossal, des dames s’installèrent. Ellesétaient une dizaine qui avaient prudemment attendu pour manger.Comme elles ne pouvaient mettre la main sur un domestique, ce futMalignon qui s’empressa. Il vida la chocolatière, consulta le fonddes bouteilles, parvint même à trouver des glaces. Mais, tout en semontrant galant, il en revenait toujours à la singulière idée qu’onavait eue de fermer les persiennes.
– Positivement, répétait-il, on est dans un caveau.
Hélène était restée debout, causant avec madame Deberle.Celle-ci retournait au salon, et elle se disposait à la suivre,lorsqu’elle se sentit toucher doucement. Le docteur souriaitderrière elle. Il ne la quittait pas.
– Vous ne prenez donc rien ? demanda-t-il.
Et, sous cette phrase banale, il mettait une supplication sivive, qu’elle éprouva un grand trouble. Elle entendait bien qu’illui parlait d’autre chose. Une excitation la gagnait peu à peuelle-même, dans cette gaieté qui l’entourait. Tout ce petit mondesautant et criant lui donnait de la fièvre. Les joues roses, lesyeux brillants, elle refusa d’abord.
– Non, merci, rien du tout.
Puis, comme il insistait, prise d’une inquiétude, voulant sedébarrasser de lui :
– Eh bien ! une tasse de thé.
Il courut, rapporta la tasse. Ses mains tremblaient, en laprésentant. Et, pendant qu’elle buvait, il s’approcha d’elle, leslèvres gonflées et frémissantes de l’aveu qui montait de son cœur.Alors, elle recula, lui tendit la tasse vide, et se sauva pendantqu’il la posait sur un dressoir, le laissant seul dans la salle àmanger avec mademoiselle Aurélie, en train de mâcher lentement etd’inspecter les assiettes d’une façon méthodique.
Le piano jouait très fort, au fond du salon. Et, d’un bout àl’autre, le bal s’agitait dans une drôlerie adorable. On faisaitcercle autour du quadrille où dansaient Jeanne et Lucien. Le petitmarquis brouillait un peu les figures ; il n’allait bien quelorsqu’il lui fallait empoigner Jeanne ; alors, il la prenaità bras-le-corps, et il tournait. Jeanne se balançait comme unedame, ennuyée de le voir chiffonner son costume ; puis,emportée par le plaisir, elle le saisissait à son tour, l’enlevaitdu sol. Et l’habit de satin blanc broché de bouquets se mêlait à larobe brodée de fleurs et d’oiseaux bizarres, les deux figurines devieux saxe prenaient la grâce et l’étrangeté d’un bibelotd’étagère.
Après le quadrille, Hélène appela Jeanne pour rattacher sarobe.
– C’est lui, maman, disait la petite. Il me frotte, il estinsupportable.
Autour du salon, les parents souriaient. Quand le pianorecommença, tous les bambins se remirent à sauter. Ils éprouvaientune méfiance, pourtant, en voyant qu’on les regardait ; ilsrestaient sérieux et se retenaient de gambader, pour paraître commeil faut. Quelques-uns savaient danser ; la plupart, ignorantles figures, se remuaient sur place, embarrassés de leurs membres.Mais Pauline intervint.
– Il faut que je m’en mêle… Oh ! lescruches !
Elle se jeta au milieu du quadrille, en prit deux par les mains,l’un à gauche, l’autre à droite, et donna un tel branle à la danse,que les lames du parquet craquèrent. On n’entendait plus que ladébandade des petits pieds tapant du talon à contretemps, tandisque le piano continuait tout seul à jouer en mesure. D’autresgrandes personnes s’en mêlèrent aussi. Madame Deberle et Hélène,apercevant des fillettes honteuses qui n’osaient se risquer, lesemmenèrent au plus épais. Elles conduisaient les figures,poussaient les cavaliers, formaient les rondes ; et les mèresleur passaient les tout petits bébés, pour qu’elles les fissentsauter un instant, en les tenant des deux mains. Alors, le bal futdans son beau. Les danseurs s’en donnaient à cœur joie, riant et sepoussant, pareils à un pensionnat pris tout d’un coup d’une foliejoyeuse, en l’absence du maître. Et rien n’était d’une gaieté plusclaire que ce carnaval de gamins, ces bouts d’hommes et de femmesqui mélangeaient là, dans un monde en raccourci, les modes de tousles peuples, les fantaisies du roman et du théâtre. Les costumesempruntaient aux bouches roses et aux yeux bleus, à ces mines sitendres, une fraîcheur d’enfance. On aurait dit le gala d’un contede fées, avec des Amours déguisés pour les fiançailles de quelqueprince charmant.
– On étouffe, disait Malignon. Je vais respirer.
Il sortait, ouvrant la porte du salon toute grande. Le pleinjour de la rue entrait alors en un coup de lumière blafard, et quiattristait le resplendissement des lampes et des bougies. Et, tousles quarts d’heure, Malignon faisait battre la porte.
Mais le piano ne s’arrêtait pas. La petite Guiraud, avec sonpapillon noir d’Alsacienne sur ses cheveux blonds, dansait au brasd’un Arlequin deux fois plus grand qu’elle. Un Écossais faisaittourner si rapidement Marguerite Tissot, qu’elle perdait en cheminsa boîte de laitière. Les deux Berthier, Blanche et Sophie, quiétaient inséparables, sautaient ensemble, la soubrette aux bras dela Folie, dont les grelots tintaient. Et l’on ne pouvait jeter uncoup d’œil sur le bal sans rencontrer une demoiselleLevasseur ; les Chaperons rouges semblaient semultiplier ; il y avait partout des toquets et des robes desatin ponceau à bandes de velours noir. Cependant, pour danser àl’aise, de grands garçons et de grandes filles s’étaient réfugiésau fond de l’autre salon. Valentine de Chermette, enveloppée danssa mantille d’espagnole, faisait là des pas savants, en face d’unjeune monsieur qui était venu en habit. Tout d’un coup, il y eutdes rires, on appela le monde, pour voir : c’était, derrièreune porte, dans un coin, le petit Guiraud, le Pierrot de deux ans,et une petite fille de son âge, habillée en paysanne, qui setenaient embrassés, se serrant bien fort, de peur de tomber, ettournant tout seuls, comme des sournois, la joue contre lajoue.
– Je n’en puis plus, dit Hélène en venant s’adosser à laporte de la salle à manger.
Elle s’éventait, rouge d’avoir sauté elle-même. Sa poitrine sesoulevait sous la grenadine transparente de son corsage. Et ellesentit encore sur ses épaules le souffle d’Henri, qui étaittoujours là, derrière elle. Alors, elle comprit qu’il allaitparler ; mais elle n’avait plus la force d’échapper à sonaveu. Il s’approcha, il dit très bas, dans sa chevelure :
– Je vous aime ! Oh ! je vous aime !
Ce fut comme une haleine embrasée qui la brûla de la tête auxpieds. Mon Dieu ! il avait parlé, elle ne pourrait plusfeindre la paix si douce de l’ignorance. Elle cacha son visageempourpré derrière son éventail. Les enfants, dans l’emportementdes derniers quadrilles, tapaient plus fort des talons. Des riresargentins sonnaient, des voix d’oiseaux laissaient échapper delégers cris de plaisir. Une fraîcheur montait de cette ronded’innocents lâchés dans un galop de petits démons.
– Je vous aime ! Oh ! je vous aime ! répétaHenri.
Elle frissonna encore, elle voulait ne plus entendre. La têteperdue, elle se réfugia dans la salle à manger. Mais cette pièceétait vide ; seul, monsieur Letellier dormait paisiblement surune chaise. Henri l’avait suivie. Il osa lui prendre les poignets,au risque d’un scandale, avec un visage si bouleversé par lapassion, qu’elle en tremblait. Il répétait toujours :
– Je vous aime… Je vous aime…
– Laissez-moi, murmura-t-elle faiblement, laissez-moi, vousêtes fou…
Et ce bal, à côté, qui continuait avec la débandade des petitspieds ! On entendait les grelots de Blanche Berthieraccompagnant les notes étouffées du piano. Madame Deberle etPauline frappaient dans leurs mains pour marquer la mesure. C’étaitune polka. Hélène put voir Jeanne et Lucien passer en souriant, lesmains à la taille.
Alors, d’un mouvement brusque, elle se dégagea, elle se sauvadans une pièce voisine, une office où entrait le grand jour. Cetteclarté soudaine l’aveugla. Elle eut peur, elle était hors d’état derentrer dans le salon, avec cette passion qu’on devait lire sur sonvisage. Et, traversant le jardin, elle monta se remettre chez elle,poursuivie par les bruits dansants du bal.
