Vêtus de pierre

Chapitre 9L’araignée et le pic

 

Je surveille la fenêtre. Un peu plus, ilarrivait un malheur tantôt. Ivan Potapytch s’est disputé avec lesfillettes : il voulait condamner la fenêtre pour l’hiver, etles petites pleuraient, promettaient de le faire le 26, après lafête. Tout cela, pour que je livre mon dernier combat le 25. Ilreste quelques jours à peine.

En outre, un présage est venu aujourd’hui meconfirmer dans ma décision : derrière la vitre, entre les deuxchâssis de la fenêtre demeurée libre, j’ai vu…

Une araignée.

Je ne l’avais pas plus tôt remarquée, qu’IvanPotapytch dit expressivement, en parlant de quelqu’un :

– C’est un ami dévoué.

Quel mot, quel mot ! C’est làl’expression d’une solide amitié. Mais oui, un ami n’est cher ques’il est dévoué.

Moi, j’ai un ami dévoué et…

Une araignée…

………………………

C’est bizarre. On ne devait pas prendre Véracomme l’autre… l’homme aux yeux gris bleu. Pourquoi avait-elledonc, comme lui, un visage livide, quand je lui annonçai que jepartais pour toujours ?

Nous nous taisions. Je tenais ses doigts fins,puis je dis en montrant la couverture espagnole :

– Nous revoilà, Véra, ainsi qu’au tempsde notre enfance, à nous promener sur la soie multicolore. Ceux quile veulent, n’ont qu’à louer des appartements, acheter des meublesde salon et faire des enfants. Nous, nous avons commencé et nousfinirons là, sur cette étoffe bariolée. Je ne sais ce que c’étaitpour vous ; pour moi, j’ai eu beau connaître d’autres femmes,je n’ai jamais cessé de vous aimer. C’était un amour unique,indestructible comme celui du pauvre Werther. Adieu, ma bien-aimée,je pars dans le Caucase.

– Pour toujours, Sérioja ?

Son accent stupéfait me fit comprendre qu’elleen était venue à me considérer comme son bien. Et puis, mon départsupprimait tout ce qui la rattachait à son passé personnel, ne luilaissant que le culte austère de la révolution, sous la férule deLinoutchenko.

Et voici qu’un simple sentiment de femmeéclaira un instant ses yeux, mais rien qu’un instant… Je devinaiqu’elle avait peur.

– Pour toujours, dis-je d’un ton ferme,et au souvenir blessant de la réprimande de Linoutchenko,j’ajoutai, rageur : J’en ai assez d’être un accessoire.

– Sérioja !

Cette tendresse inusitée venait trop tard.J’étais exténué, ravagé. Dans ce regard affectueux, dont je rêvaisen vain depuis des années, je ne vis qu’un nouveau sujetd’irritation : ne pensait-elle pas s’unir à moi pour louer unappartement, acheter des meubles et faire des enfants ? Desenfants, surtout. Car les femmes désespérées cherchent un refugedans les enfants, comme le lièvre dans les fourrés.

– Pour toujours, Sérioja.

Et à cet instant que j’avais déchiffré, ouplutôt inventé dans ma basse rancune, un dernier malheur seproduisit, terrible…

Je lâchai ses mains et me remis debout :je ne l’aimais plus.

Invraisemblable ?

Non, ce sont des choses qui arrivent.

Je ne le comprends du restequ’aujourd’hui ; alors, je ne savais pas. Un affreux ennuis’était soudain abattu sur moi, et cependant je me sentaisimpondérable, comme vidé. Je n’avais plus qu’un désir : m’enaller.

Ce fut elle qui dit d’une voixsuppliante :

– Si je vous écris que j’ai grand besoinde vous voir, vous viendrez, où que vous soyez ? C’estpromis ? Au nom de notre enfance, de notre jeunesse…

Je me tenais à la fenêtre, silencieux.Devinant mon état, mais aussi incapable de le définir, elle sesouleva et reprit :

– Alors, au nom de Mikhaïl ?

Elle avait trouvé le mot juste. Je revins àson lit et proférai, la main tendue :

– Et à la mémoire de cet autre, qui nousa donné le coq d’argile. Je jure, sur mon honneur d’officier, queje viendrai, où que je sois. Vous ne m’appellerez pas sans raison,je le sais.

Nous ne nous embrassâmes point. Je lui baisaila main, comme à une morte, et sortis.

Pendant le voyage, je me conduisis en mufle.Je me soûlais, je jouais aux cartes et répétais à qui voulaitm’entendre qu’une femme adorée me réclamait un meuble de saloncramoisi. Quant à me marier, plus souvent ! Vroubel-le-Noirm’a dit que tout homme doit se révéler artiste, se parfaire et serévéler. Or, dans l’intervalle qui sépare l’homme de l’artisteinexprimé, on n’est jamais qu’une crapule.

J’étais dans l’intervalle, comme cettearaignée entre les châssis de fenêtre. C’est qu’elle est leste àtisser sa toile ! Travaille, admirable tisseuse ! Elleest sur un bras… À qui est-il, ce bras placé si haut ? Lamanche est relevée jusqu’au coude. Ah, c’est ma tante Kouchina quirefait un pansement à Mikhaïl. Sa mère, quand elle était enceinte,avait eu peur d’une araignée.

L’araignée a marqué la vie de Mikhaïl.

– De nos jours, les hommes ne sont guèrepolis dans le tramway ! disait à Ivan Potapytch une petitevieille venue en visite. Ils restent assis, et moi je me tiensdebout, mon panier au bras. Pensez donc : un homme jeune etfort qui ne bouge pas de sa place !

Le soleil darda ses rayons à travers lafenêtre. La toile d’araignée brilla, telle une aiguille d’or. Uneaiguille pareille à celle de la forteresse. Un homme jeune et fortne bouge pas de sa place depuis vingt et un ans. Il a une araignéeau bras. C’est Mikhaïl, mon ami… trahi.

C’est pour me désolidariser d’eux que j’aijuré à Véra, sur mon honneur d’officier. Je suis officier, eneffet. Chevalier de Saint-Georges, de Sainte-Anne, deSaint-Vladimir, du Lion et du Soleil de Perse, etc., etc… j’ai surmoi mon état de service. Il a été réimprimé sur la face interne demon os pariétal, pour demeurer caché au Gouvernement, ainsi que monnom et mes exploits contre les montagnards insoumis.

La guerre qu’on leur faisait n’excluait pasl’amitié. L’iman aux poils roux était un ami fidèle, bien qu’il serévélât meurtrier. Il fut jugé pour avoir mis des braises rougessur le sein de sa femme, jusqu’à ce qu’elle eût le cœur brûlé. Maiselle l’avait volé et s’était enfuie avec un autre. Alors il l’avaitrattrapée et torturée.

Tandis que moi, Véra m’a voléimpunément ; ayant compris qu’elle me perdait pour toujours,elle a songé «aux meubles. Et moi j’ai répondu : plussouvent !

Malgré tout, celui qui combattit lesmontagnards et se lia d’amitié avec des criminels, qui fut blesséet décoré, qui eut pour amantes des Tatares et des femmesd’officiers, ce n’était pas moi, c’était Dieu sait qui.

Moi, j’étais et je reste un artisteinexprimé ; c’est pourquoi je collectionnais dans mon souvenirles levers et les couchers de soleil, le parfum des montagnes,l’éclat des poignards dans les beuveries dégénérées en rixes, et untas d’autres bagatelles. Parmi les visages humains, j’en airecueilli trois : Mikhaïl, l’homme qu’on avait pendu et Véra,morte pour mon cœur. Les autres n’étaient que des galettes. Galettemoi-même, j’ai vécu avec mes semblables. Et quand nous en mangions,nous les arrosions de vin d’Aï.

Mais j’aimais porter mes décorations et tenaisà mon honneur d’officier. Aussi, lorsque je reçus de Véra unedépêche où elle me convoquait d’urgence à Kazan, je m’y rendis.

…………………………

Les fillettes me dérangent par leurs éclats derire, je terminerai mon texte cette nuit : nous sommes déjà le23.

Les petites se confectionnent de grandespoches, en prévision des friandises que vont leur donner leskomsomols. Qu’elles resquillent, c’est de leur âge !

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