Vêtus de pierre

Chapitre 6La chambre ronde

 

Quelles pluies cet été ! Pasmoyen de se réchauffer après les frimas de l’hiver. Je me suisingénié à coudre à mes valenki[5] dessemelles en linoléum pour qu’elles ne prennent pas l’eau, car jen’ai pas de quoi m’acheter des caoutchoucs… Les fillettes riaientbeaucoup, mais elles m’ont aidé.

Elles ont la main heureuse, ces petites :j’ai amassé plus d’argent que jamais. Les passants avaient pitiéd’un vieillard marchant sous la pluie, chaussé de valenki àsemelles de linoléum quadrillé.

Au fond, les gens sont plus artistes qu’ils nepensent. Ce n’est pas la misère même qui les touche, c’estseulement sa nuance nouvelle, pittoresque.

Quand je pataugeais dans les flaques avec mesvalenki trempés, j’étais beaucoup plus à plaindre, et cependant onme donnait moins. Tandis que maintenant, grâce à ce judicieuxsuccédané de caoutchoucs, je préserve mieux ma santé et les gensattendris deviennent plus généreux.

J’ai acheté, à part le pain, une demi-livred’os à la boucherie. Pour les fillettes, j’ai pris deuxcaramels : je me suis avisé trop tard que les gamins qui lesvendent, les lèchent pour les faire briller. Tant pis, je lespasserai à l’eau chaude, comme par mégarde ; les petites lesmangeront avec plaisir.

Je suis revenu aujourd’hui en tramway. Assisdans un coin, je lisais une annonce disant qu’un professeur depsychologie allait démystifier les trucs des cartomanciennes et deshypnotiseurs. Je me rappelai soudain Paris etMme de Thèbes, la diseuse de bonne aventure. Il y avaitau mur de son antichambre le moulage d’une main que j’avais souventvue au jeu de cartes. Je regarde de plus près et déclare :« Mais c’est la main du général D. »Mme de Thèbes sursaute :

– D’où le savez-vous ? Donnez-moi lavôtre. Et la voilà soudain triste, prête à pleurer : Votredestin est affreux…

J’insistai :

– Parlez.

– Un grand artiste est mort en vous. Or,celui qui tue l’artiste qu’il aurait pu être, se change forcémenten scélérat ; telles sont les lois de l’esprit. Enfin, cela,c’est votre passé…

Quant à l’avenir, comme je la pressais dem’apprendre de quelle mort je mourrais, elle finit parrépondre :

– Vous mourrez d’inanition, monsieur,après d’horribles tourments endurés au cours de vingt ans decellule et d’asile d’aliénés.

J’ai quatre-vingt-trois ans. À supposer qu’enrentrant je sois jeté en prison, il est peu probable que je viveencore vingt années, même atteint de folie, pour mourir à centtrois ans.

Certes, Mme Thèbes s’est fichue dedans,comme nous disions à l’école militaire. Qui lèverait la main sur unvieux mendiant ?

Je n’ai pas pu écrire ces jours-ci. Les pluiesont avivé mes rhumatismes. Telle une bête malade dans sa tanière,je scrutais le ciel nuageux, dans l’attente du soleil.

Demain c’est le Premier Mai, date inoubliableoù je fis mon second pas pour perdre Mikhaïl. Le premier, si lelecteur s’en souvient, je l’ai fait sous la tonnelle en remettant àMosséitch la Cloche, journal publié à l’étranger. Jeparlerai dans ce chapitre des conséquences de l’affaire, mais ilfaut d’abord que je note pour moi-même un événement actuel :la fête du Premier Mai au sixième anniversaire de larévolution.

La veille, il avait bruiné tout le jour et lesfillettes pleuraient de ne pouvoir assister à la fête le lendemain.Pourtant, le 1er mai le soleil se leva splendide, ardentcomme aux plus beaux jours de juillet. Les petites babillaient ense nouant l’une à l’autre des rubans rouges dans les cheveux ;le vieux Potapytch mit l’insigne communiste : la faucille etle marteau sur l’étoile rouge. Et il fixa à sa cravate rouge uneépingle avec le portrait du camarade Lénine.

Je le regardais se raser et arborer cesnouveaux emblèmes, signes d’un pouvoir bien établi.

Tout le monde s’en alla, sauf moi. Lesfillettes montèrent avec leurs camarades de classe dans un camionenguirlandé de branches de sapin et muni d’immenses affichesvantant la supériorité de l’instruction sur l’ignorance.

Le vieux Potapytch, lui aussi, marche au pasavec les « travailleurs de l’instruction », puisqu’il estgardien au service de l’Instruction Publique. En partant, il m’adit avec orgueil :

– Nous avons notre drapeau, il estmagnifiquement brodé. Vous verrez ça : des épis d’or survelours cerise, et un mot d’ordre.

Je ne fus pas longtemps seul. Goretski,essoufflé, gravissait les marches raides de l’escalier. C’est unvieux curieux qui adore les spectacles ; or, par nos fenêtreson voit la perspective Nevski, à vol d’oiseau même.

Goretski est définitivement tombé enenfance : il a oublié le passé et vit au jour le jour. Ilcommença par me demander si j’avais du sucre et manifesta le désirde prendre du thé… Nous le bûmes en suçant un morceau de sucrechacun, luxe inouï. C’est du reste une réserve à part, que je gardepour les fillettes.

Goretski me décrivait avec feu les processionset les mises en scène de la fête. Ses clients lui laissent souventdes journaux et bavardent volontiers avec ce vieillard loquace.

Le voyant en bien meilleure santé que moi, jelui fis promettre que si je mourais il remettrait mes écrits àdestination. Il refusa d’abord, sous prétexte de n’avoir pas letemps, mais une livre de gros tabac eut raison de sarésistance : il s’engagea à porter au besoin lui-même monmanuscrit à la rédaction.

Soudain, une sonnerie de clairons vibra :la procession s’allongeait, de la gare Nicolas, sur toute laperspective Nevski. Ouvriers, troupes, enfants, tout le peuplemarchait, célébrant sa fête. Au centre, sur un camion, un énormeglobe où on avait marqué en rouge, parmi les mers bleues, lesterritoires où la révolution s’était accomplie ou se préparait. Aulieu de l’équateur, s’étalait une ceinture mobile avec ce motd’ordre : « Prolétaires de tous les pays,unissez-vous ! »

Et lorsque, autour de cette masse, un chœur devoix fraîches de jeunes filles lança l’appel que Mikhaïl m’avaitmurmuré jadis, animé d’un ardent espoir en l’avenir, je crus sentirson invisible présence. C’était émouvant, c’était beau, je l’avoue.Dans un autre camion, énorme guimbarde, une drolatique« bourgeoisie internationale » échangeait des boutadesavec la foule, à la joie de tous.

Les troupes défilent en bon ordre, vêtuesd’uniformes corrects, aux pattes de col de différentes couleurs.Tous sont casqués comme des preux. Un nouveau contingent derobustes gaillards… La Russie est inépuisable ! Naguère, leschamps de bataille étaient jonchés de ses meilleurs soldats, et lavoilà qui a engendré des hommes nouveaux, telle une terre viergeabreuvée de soleil qui ne se lasse pas de produire de sveltesépis.

Sous l’effet de la fanfare, mon pauvreGoretski, mis en humeur guerrière, se rappelle soudain sesexploits.

– Tu sais, mon vieux Serge, il m’arrivede mentir, de rage impuissante. Je suis gardien… C’est pourtantmoi, moi qui ai pris l’aoul de Guilkho !

Un sanglot allait lui échapper, mais soudainexultant, comme s’il prenait part à la fête, il me dit :

– Tiens, tiens, voilà qu’on peut promenerdes drapeaux rouges, ce n’est pas comme dans le temps !

Son inconscience me révolta.

– Imbécile, va ! lui dis-je avec lafamiliarité d’autrefois. Pourquoi, tête de lard, ne le pouvait-onpas ? À cause de types comme nous autres. As-tu protesté quandon pendait les terroristes, quand on incarcérait les gens ?Non, tu applaudissais, mon ami.

– Voyons, mon cher, répliqua-t-il sans setroubler, c’était différent, les terroristes voulaient user deviolence…

Je m’abstins de discuter. Il devenaitdécidément gâteux. Ce qu’il était content de voir la milice enbelle tenue neuve, noire, à col rouge, faite sur mesure !

– Mon cher, nous avons de nouveau unepolice, et bien plus convenable que l’ancienne ; c’est, mafoi, une police d’Europe. Ah, si j’avais su, je n’aurais jamaisfait de sabotage ! Mais eux aussi, entre nous, étaient troppressés de nous détruire. Il aurait fallu nous homologuer tout desuite. Je ne me plains pas, du reste : j’ai une placetranquille et, si l’on peut dire, au-to-cra-tique. Je suis monpropre chef, et pas de bureaucratie… ha, ha !

Las de ses radotages, je fus heureux qu’ils’en allât. Mais aussitôt pris de honte à l’idée que mon dernierami me portait sur les nerfs, je lui offris de le reconduire.

Au retour, entraîné par le flot de monde, jeparvins à cette fatale place Ouritski. Une immense foulesilencieuse et ordonnée écoutait des orateurs parler du haut d’unetribune. Et quand on y déploya l’étendard de pourpre, des milliersde voix entonnèrent l’Internationale.

Comment distinguer le rêve de laréalité ? N’était-ce pas là, sur cette même place, qu’un autrehymne avait résonné puissamment, inséparable du mot« Russie » et qui semblait éternel ? Y avait-illongtemps de cela ? D’après les dates, cinq années àpeine ; d’après les événements, des siècles. Et voici quel’Internationale, à son tour, paraissait inséparable dupays.

Les fillettes revinrent contentes, avec desfriandises, et Ivan Potapytch était visiblement gris.

– Les coopérateurs m’ont offert de labière, ça n’aurait pas été chic de refuser, déclara-t-il en guised’excuse.

Il enleva ses nouveaux insignes, et désireuxde ratifier la fête du Premier Mai à son foyer, cria tout haut,comme dans la rue : « Vive le prolétariatrouge ! » Puis il enfila sa robe de chambre et demanda enbâillant aux fillettes d’un ton sérieux :

– Ça durera longtemps, ces joursfériés ?

Sacha, la cadette, répondit avecdépit :

– Penses-tu ! Les classesrecommencent demain.

La révolution s’est bien implantée dans lesmœurs. Si vite ! Une vieille forêt essouchée met pluslongtemps à se couvrir de jeunes arbrisseaux. Les formes nouvellesont mûri et deviennent populaires. Alors pourquoi, je vous ledemande, pourquoi Mikhaïl est-il mort ainsi, sans gloire, tandisque moi j’ai survécu ? Car ce n’est pas moi, c’est lui quivoulait ces formes.

Le soleil, ou peut-être la musique et lagaieté d’autrui, ont calmé mon accès de rhumatisme. Le lendemainmatin, quand tout le monde fut parti, j’ai repris mon cahier. Oùm’étais-je arrêté dans l’histoire de Mikhaïl ? Ah oui, à lalettre que Véra m’avait confiée, dans la certitude que je laremettrais au destinataire…

Je n’en fis rien. Elle est toujours surmoi.

C’est la preuve accablante de ma faute, c’estmon trésor, mon infamie et ma justification. Décolorée par letemps, marquée de larmes amères, elle me suivra dans la tombe.

Comment se fait-il que je n’aie pas transmisce message si important pour la destinée de Mikhaïl et deVéra ?

Comme toujours, ce fut ma mauvaise volonté quicréa en quelque sorte les circonstances favorables à la vilenieconçue. Quand je revins de vacances à la date prescrite, Mikhaïln’était pas de retour. Il arriva un jour en retard et présenta,pour se disculper, un certificat médical auquel personne necroyait, bien sûr, mais qui était admis par l’usage.

Moi, à ma propre surprise, je tombai sigravement malade de toutes mes émotions, que le soir, à la messe,je m’évanouis et, transporté à l’infirmerie, m’avérai atteint d’unefièvre nerveuse. Pendant qu’on me déshabillait, je réussis àfourrer la lettre de Véra dans le tiroir de la table de chevet, etje perdis connaissance pour trois jours.

La première chose, en revenant à moi, fut dem’assurer que la lettre était là et de la cacher encore mieux sousles objets de toilette. Au bout d’une semaine, des camaradesvinrent me voir ; Mikhaïl était parmi eux. C’était – je nel’oublierai jamais – le 1er mai. Resté seul, il medemanda ce qui s’était passé à Lagoutino et si je n’avais pas delettre pour lui. Je me taisais, comme pour prendre des forces,tandis qu’un calcul rapide s’effectuait dans mon esprit : sije lui dis que la fuite a échoué, il trouvera le moyen d’inciterVéra à des actes téméraires ; or, je suis maintenant à plat,incapable de la protéger. Me faisant donc plus malade que jen’étais, je lui dis :

– Je te dirai tout plus tard. Il ne s’estrien passé, en somme. Véra est dans sa propriété, elle t’enverraune lettre un de ces jours. Elle n’a pas eu le temps de me ladonner : je suis parti subitement, convoqué par ma tante.

Mikhaïl négligeait tellement ma personnalitéqu’après m’avoir pris pour un schéma tout fait, il ne se donnaitplus la peine de considérer en moi l’être vivant.

– Pas de lettre, dis-je.

La voici, devant moi ! Une enveloppebleutée, insérée dans une autre, en toile solide. Mikhaïl et Véran’existent plus ; les effets de Mikhaïl, restés comme lui enprison vingt et un an, se sont usés, selon le rapport du directeur,et ont été brûlés sur son ordre en présence de deux officiers degendarmerie ; tandis que la lettre, elle est intacte.

L’ayant interceptée, je décidai de ne pas diretoute la vérité ; et au sortir de l’infirmerie, pendant leseul entretien que Mikhaïl daigna m’accorder, je fus évasif etprétendis ne rien savoir, ayant été à la chasse le dernierjour.

Nous étions cependant à la fin de mai, lapromotion approchait : c’était pour tout élève officier unegrande solennité, un jour unique.

Par la suite, un militaire pouvait vivrebeaucoup d’instants plus heureux et plus solennels, notamment celuioù on lui décernait pour sa bravoure l’ordre deSaint-Georges ; mais il ne connaissait jamais de passage plusimpressionnant d’un état à l’autre.

La promotion, c’est un peu comme la prised’armes du chevalier. Pourvu des pattes d’épaule d’officiers,l’aspirant d’hier devait vite assimiler un cours de tactiquespéciale et les lois régissant ses droits et ses devoirs, tout uncode complexe, assez original et souvent contraire à celui du restede l’humanité.

Ce régime particulier a été maintes foisdécrit par les écrivains, et si je le mentionne, c’est seulementparce qu’il fut pour moi, durant des années, la coquille d’œuf dupoussin, contenant toutes les matières indispensables à lanutrition et à la croissance. Mais le poussin, dès qu’il a brisé lacoquille, marche tout seul. Tandis que moi, une fois sorti de cesdébris, je ne sais où poser le pied.

L’empereur assistait à la promotion. Il nousfélicitait, il embrassait l’adjudant et les promus. Je m’aperçusque Mikhaïl, pâle comme un mort, fixait le tsar de ses yeux deflamme. En écoutant le rapport de l’adjudant, le souverain croisason regard. Je le vis tressaillir : il l’avait reconnu.L’empereur se détourna pour adresser la parole à Adlerberg. Je susplus tard, par son neveu qui était mon camarade, que le tsar avaitdemandé : « Quel est cet aspirant ? » Quand onlui dit son nom, il le répéta à deux reprises, comme s’il craignaitde l’oublier : « Beidéman, Beidéman». Puis ilajouta : « Une figure bien antipathique ! »

Mikhaïl porta son mouchoir à son nez commepour arrêter une hémorragie subite, et sortit. Il ne voulait pas dubaiser impérial.

En passant à la salle du banquet, au son d’unemusique militaire, je ne pus m’empêcher de lui dire :

– Qu’est-ce que tu as à bouder en pleineréjouissance, comme un fantôme qui garde un secretfatidique ?

– Ce ne sera pas toujours un secret, jet’assure ; mais il restera fatidique pourquelques-uns !

Il se rapprocha soudain et me demanda trèsvite :

– C’est bien vrai que Véra ne m’a pasécrit ?

Et je mentis encore, honteusement, les yeuxbaissés :

– Si, deux lignes au crayon, pas mêmecachetées… Pardonne-moi, j’ai perdu le papier pendant ma maladie etn’ai pas eu le courage de te l’avouer. Mais je t’ai dit tout ce queje savais, et si tu voulais, tu pourrais agir.

– Les mains liées ? proféra-t-ild’une voix rauque de fureur. Je te préviens d’une chose : sila lettre n’est pas perdue et que tu m’aies menti pour nuire ànotre cause, je te tuerai.

– Veux-tu qu’on se batte en dueldemain ? ripostai-je. Nous étions comme rivés l’un à l’autre.Mikhaïl fut le premier à se ressaisir.

– Excuse-moi ! fit-il. J’ai parfoisle pressentiment que tu seras cause de mon malheur. Mais pas deduel : ma vie est engagée.

J’étais presque heureux : Mikhaïlcommençait à me remarquer. La nature des amateurs d’art est siétrange ! J’avais compris que Mikhaïl ne m’était peut-être pasmoins cher que Véra.

Enhardi, je m’informai :

– Et si on attente à ton honneurd’officier, tu refuseras aussi de te battre ?

Il dit, songeur :

– Mon honneur est un honneur d’homme, etnon d’officier.

– Alors tu ne resteras pas un mois aurégiment !

– Qui t’a dit que je voulais yrester ?

Sur le soir, comme j’étais à la salle deréunions où on comptait arroser copieusement la promotion, unplanton vint m’annoncer qu’un soldat m’attendait avec une lettre.Je sortis dans l’antichambre, et je fus stupéfait de voir Piotr, lemari de la belle Marfa. Malgré son air vaillant et son impeccablegarde-à-vous, j’évoquai son visage blême et son dos lacéré, zébréd’horribles traces violettes. Aussi, ma première questionfut-elle :

– Te voilà rétabli ?

– Oui, j’ai gardé le lit une semaine,votre noblesse, après quoi on m’a enrégimenté et envoyé ici, dansla garde. J’ai deux lettres de notre demoiselle : une pourvous, une pour le lieutenant Beidéman.

Mikhaïl était à la porte ; entendant sonnom, il s’avança, reconnut aussitôt Piotr, rougit et pâlit tour àtour puis tendit la main en silence pour prendre la lettre deVéra.

– Quand le lieutenant Roussanine n’auraplus besoin de toi, viens me trouver à la bibliothèque. Et il seretira en hâte.

Piotr me raconta que Véra avait épousé leprince Nelski. Marfa, que Véra s’était fait donner par son père encadeau de noces, annonçait, de son côté, que les nouveaux mariéspartaient à l’étranger et voulaient l’emmener avec eux.

Je n’en croyais pas mes oreilles, je lepressais de questions, mais Piotr n’en savait pas davantage. Onl’avait enrégimenté peu après. Il affirmait du reste que Véra étaitcalme.

Le prince qui avait fréquenté la jeune fille àtitre de fiancé, lui parlait longuement en se promenant avec elledans les allées sombres du jardin.

Dans sa lettre, Véra me priait instamment deprendre Piotr comme ordonnance. Elle annonçait ensuite, sans donnerde détails, qu’elle avait épousé le prince Nelski parce qu’elleavait trouvé en lui un ami excellent. Ils partaient en effet, àl’étranger, en passant par Pétersbourg où elle espérait me voir.Suivaient des paroles affectueuses dont j’avais perdu l’habitude,et la demande réitérée de m’occuper de Piotr. Je promis à cedernier de faire aussitôt des démarches, et je le conduisis à labibliothèque, auprès de Mikhaïl. Ils reparurent bientôtensemble ; Mikhaïl rayonnait comme si c’était lui qui avaitépousé Véra.

– Adieu, Roussanine ! me dit-il. Jen’irai pas riboter, le temps me manque. Il faut que je me rendeaujourd’hui même à Lesnoé où ma mère m’attend avec impatience. Maisavant de m’en aller, j’aurai deux mots à te dire…

Le visage en feu, il me transperça duregard :

– Tu m’as menti, Véra m’avait écrit, etun peu plus que deux lignes. Mais tout est bien qui finit bien.Notre cause commune est plus favorisée qu’on n’aurait pu lesouhaiter.

– Votre cause… commençai-je, mais jem’abstins de dire que Véra elle-même ne comptait apparemment pourrien à ses yeux. Cela m’arrangeait, d’ailleurs. Ce fanatique nedevait aimer que par à-coups : n’avait-il pas avoué à Véra quedans sa vie la femme ne jouait qu’un rôle secondaire ? Etcette allusion au meurtre qu’il avait failli commettre parce que sabien-aimée prenait de l’ascendant sur lui ? À moins qu’iln’ait inventé ce drame pour se faire valoir… Mais je m’avisaiaussitôt qu’il ne ressemblait pas à un fanfaron ; et plustard, beaucoup plus tard, l’étonnante interdépendance de nosdestinées me permit de vérifier moi-même sa sincérité…

De sa démarche légère, impétueuse, Mikhaïl sedirigea vers le portail à travers la longue place où le soleilcouchant déversait à flots sa lumière et embrasait les vitres desbâtiments. Il s’en allait dans un si ardent éclairage, quel’officier de service, déjà passablement gris, clama soudain :« Au feu, les gars ! » À quoi les autres répondirentsans se retourner : « Noie-le dans le vin ! »,et attaquèrent une chanson bachique.

Quant à moi, le cœur serré à la vue de lahaute silhouette de Mikhaïl qui s’éloignait, solitaire, parmil’éclat éblouissant des fenêtres, dans la lueur sanglante ducouchant, je cédai tout à coup à l’irrésistible désir de lepréserver de je ne sais quelle calamité. Saisissant ma casquette,je m’élançai derrière lui…

Quand je l’eus rattrapé, je dis :

– Permets-moi de t’accompagner jusqu’à lachaise de poste, j’ai envie de me promener.

– Viens, fit-il d’un ton amical.

Nous marchions en silence, heureux comme auxjours lointains de nos premières rencontres. Au pont de la Policeoù Mikhaïl voulait acheter quelque chose, un civil d’âge moyen,barbu et pas très bien habillé, nous croisa. Je le connaissais devue, mais je ne pouvais me rappeler tout de suite où je l’avaisrencontré.

Cet homme s’adressa à Mikhaïl en ledévisageant :

– Bonjour ! Pourquoi n’êtes-vous pasvenu me voir ? Je vous attendais…

C’était Dostoïevski.

Moi, c’est à peine s’il m’avaitremarqué ; mais, à mon salut, il se ravisa et me dit avec uneamabilité exagérée :

– Vous aussi, je crois, vous étiez ausalon de la comtesse ?

– La comtesse Kouchina est ma tante,répondis-je sottement, piqué au vif.

Mikhaïl se taisait, sans doute ému par cetterencontre.

– Messieurs, dit Dostoïevski, venez chezmoi, c’est tout près d’ici.

Mikhaïl avait du temps avant le départ de laposte pour Lesnoé ; quant à moi, je devais faire la bombetoute la nuit, et une heure de plus ou de moins ne comptait guère.Nous suivîmes donc l’écrivain.

En lisant par la suite des critiques surDostoïevski et des souvenirs concernant sa personnalité, je fusétonné du manque d’observation des gens. Ils se fient au masque quetout homme pensant porte afin de mieux communiquer avec sessemblables. Ce masque, ils le prennent pour le vrai visage.

J’ai grandi dans un milieu où l’apparence estexcessivement trompeuse, où les hommes les plus brutaux et les plusignorants en matière d’art et de science apprenaient à défrayer unecauserie de salon ; ils effleuraient adroitement tous lessujets et laissaient supposer encore plus de choses sous-entendues,alors que leurs propos n’étaient, en somme, qu’un ingénieux décor àperspective lointaine, fait d’astuce et d’un vulgaire morceau decarton.

Depuis que je le sais, j’en suis venu ànégliger totalement, dans mon appréciation sérieuse d’un auteur, sadernière œuvre fabriquée pour la montre.

Je dois avouer qu’à cette époque je n’avaisrien lu de Dostoïevski, aussi ma première impression – je m’enrends compte aujourd’hui – n’en était-elle que plus fraîche et plusimpartiale. Et j’ai toujours eu envie de rire à la vue d’un avortonneurasthénique, aux sentiments larmoyants, qui se croyait« dans le goût de Dostoïevski ».

À examiner de plus près cet écrivain, je fusfrappé par des traits absolument contradictoires.

Il possédait au plus haut point cette qualitéréservée à un petit nombre de femmes du monde qui, loin d’êtrebelles, ont un avantage supérieur à la beauté : un charme quidécide sans appel du sort d’autrui.

Quand on les a connues, toutes les impressionsrecueillies en dehors de leur rayon d’action paraissent pauvres etincolores. Leur présence stimule, décuple les forces, grise commele champagne, enrichit.

Sans doute, les savants expliqueront un jourle secret de ce charme par des fluides vitaux intensifs, quiémanent de certains organismes.

L’action de cet élixir de vie concentré enDostoïevski était vive et subite comme la lumière d’un phare quiéclaire soudain l’objet exposé à ses rayons.

Il est possible que les natures nonartistiques, mais volontaires et réfléchies, échappent à cesinfluences ; pour moi, je suivais Dostoïevski avec uneexaltation pareille à celle qui me prenait devant quelquechef-d’œuvre de l’Ermitage impérial.

Un coup d’œil à Mikhaïl me révéla que luiaussi était bouleversé, mais d’une autre manière. Son visage virilsemblait durci, il remettait en place ses cartouchières, seredressait de toute sa taille comme avant la revue et marchait d’unpas net.

– Vous voilà officiers, remarqua ensouriant Dostoïevski. L’autre fois, vous n’étiez qu’aspirants. Ças’arrose. J’ai justement du vin qui n’est pas mauvais. Je vous enoffrirai dans une chambre singulière. Pendant qu’on remet à neufmon logement, j’habite chez un ami parti à l’étranger.

Nous montâmes au troisième. Des couloirssombres et peu prometteurs nous conduisirent à une porte éraflée.Dostoïevski pénétra dans un débarras voisin, en tira une poignée aubout d’une ficelle, comme un poisson capturé à ligne, l’introduisitdans le trou de la porte et la tourna. Nous étions dans unvestibule obscur, encombré de châssis et de bois de chauffage. Ànotre apparition, deux rats s’enfuirent en piaillant.

Dostoïevstki poussa la porte, et nous noustrouvâmes dans une pièce bizarre, très vaste et absolument ronde,trois larges fenêtres perçaient le mur extérieur qui contournait enarc de cercle l’avenue et un canal aux eaux glauques. L’uned’elles, grande ouverte, avait sur son appui une abondantefloraison de pois de senteur, tous de nuances violettes, je m’ensouviens parfaitement. Ce premier plan s’accordait à merveille avecle panorama infini de la ville. Au-delà des tendres corollesviolettes, surgissait, tel un fantôme, le palais comtal rouge, l’undes chefs-d’œuvre de Rastrelli. Les deux renards dressés sur leurspattes de derrière, qui ornaient le fronton, semblaient animés dansleurs lueurs changeantes du soir. Je connaissais évidemment lesnoms des rues et les maisons, mais à voir de cette fenêtre dutroisième étage, la ville noyée dans le pourpre et l’or du ciel quiestompait les contours des édifices, je sentais mieux le génie deses bâtisseurs, qui me fait souvent associer Pétersbourg àl’Italie.

Quel charmeur que le couchant ! C’estainsi qu’un jour, à Paris, le bois de Boulogne m’a attendri autantque les ravins de notre province de Smolensk. Peut-être que lesémigrés qui erraient là en grand nombre, m’avaient transmis leurnostalgie.

Comme s’il lisait dans ma pensée, Dostoïevskinous montra les premières lumières qui tremblaient dans les flotssombres du canal et une longue barque amarrée sous un pont.

– Ne dirait-on pas Venise !s’écria-t-il. La réalité d’ailleurs vaut bien le rêve. Ce sont despotiers de Tchérépovetz qui ont amené cette barque pleine decéramiques faites à la main. La marchandise est écoulée. Mais hier,sous un soleil éclatant dont nous n’avons pas l’habitude, nos potsmiroitaient à l’égal des mosaïques de Saint-Marc… Asseyez-vous,messieurs, nous allons boire à votre nouveau grade.

Nous nous éloignâmes de la fenêtre pour nousasseoir sur un des interminables divans qui suivaient la courbe desmurs et alternaient avec des bibliothèques. Le milieu de la pièceétait vide. Un parquet bien propre mais qu’on n’avait plus cirédepuis longtemps, étalait comme pour un jeu féerique ses losangeshabilement assemblés. Au plafond pendait un lustre également rond,de style byzantin, où les bougies étaient remplacées par desveilleuses de différentes couleurs. Dostoïevski remplit nos verresd’un excellent marsala.

– Vous savez, j’éprouve une joie puérileà loger quelque temps au moins dans cette chambre fantastique,commença-t-il, mais Mikhaïl, très ému, l’interrompitsoudain :

– Je me rappelle qu’au premier chapitredes Humiliés et offensés vous exprimez le souhaitd’habiter une chambre spéciale qui ne soit pas ensous-location ; une seule chambre vous suffirait, pourvuqu’elle soit grande… Vous faites aussi observer que dans une pièceexiguë les pensées même sont à l’étroit, et que vous aimez créervos nouvelles en marchant de long en large…

– D’où le savez-vous ? Le roman n’apas encore paru…

– Séline, notre professeur, gardait vosmanuscrits ; comme j’étais son secrétaire, il m’autorisait àles lire.

– Mais oui, Séline, un parent paralliance de Herzen, je me souviens très bien de lui… Mais vous avezcité la phrase mot à mot. M’auriez-vous lu si attentivement ?s’enquit Dostoïevski étonné.

– Nous, les Russes, nous faisons toutjusqu’au bout, tel est notre caractère. Il paraît que Strauss apris le peintre Ivanov pour un fou parce qu’après avoir étudié àfond sa Vie de Jésus il s’était mis à questionner l’auteursur des choses auxquelles celui-ci ne songeait plus du tout.

Dostoïevski sourit :

– C’est ce que vous comptez me faire àmoi ?

– Vous avez deviné, articula Mikhaïl,très grave. Oui, je vous ai lu attentivement. Et tourmenté parcertaines idées à votre sujet, c’est chez vous que j’ai trouvé laclef du mystère dans un « à propos »…

– C’est très curieux…

– Voici ce que vous dites : « Àpropos, j’ai toujours eu plus de plaisir à méditer mes œuvres et àanticiper leur création, qu’à les écrire réellement. » Et vousdemandez aussitôt : Pourquoi ?

– Et c’est vous qui allez merépondre ?

– Oh, non… Adressez-vous à votreconscience.

Je jetai à Mikhaïl un regard stupéfait. Ilavait prononcé des paroles presque grossières et que je trouvaisdéplacées. Quel mal y avait-il à préférer le rêve aux formulesverbales ? Selon moi, c’était même poétique, le rêve étantdésintéressé.

Mais Dostoïevski ne fut point surpris. La têtepenchée, il écoutait Mikhaïl avec attention, voire avec une sortede respect, comme s’il allait apprendre une chose de la plus hauteimportance.

Autant sa gaucherie m’avait frappé au salon dema tante, autant j’étais séduit maintenant par la délicatesse qu’ilmettait à calmer la nervosité de Mikhaïl dont il semblait si biencomprendre la raison.

– Pourquoi n’êtes-vous pas venu plustôt ? Ce n’est point par hasard, je présume ? Cela vousrebutait, n’est-ce pas ?

Dostoïevski avait l’air d’écarter une à uneles cloisons inutiles pour pénétrer dans l’âme humaine aussisimplement qu’on entre dans un jardin, en ouvrant le portillon.

– Bien sûr, vous ne m’êtes pas étranger,dit Mikhaïl sans lever les yeux. Mais pour la cause que je veuxservir… vous êtes l’homme le plus cruel, le plus nuisible, quisoit.

Il parlait d’une voix ferme, tel un guerrierposté à une meurtrière, entouré d’ennemis et refusant de serendre.

Son émotion, que je ne comprenais pas plus quele sens de leur entretien, s’était pourtant communiquée à moi.

– Je n’en attendais pas moins de vous,fit Dostoïevski d’un ton approbateur.

– La Maison des morts a achevéde m’éloigner de vous. Évidemment, l’homme est son propre juge, –je vous l’ai déjà dit – cela regarde donc votre conscience… Maisvoici une analogie : si, à en croire votre aveu, vous aimezmieux rêver qu’écrire, si vous préférez garder pour vous votrerichesse spirituelle, c’est que… Bref, vous avez fait le même choixdans la vie…

Ne se contenant plus, Mikhaïl trancha avec uneindicible amertume :

– Vous lésinez ! Vous, si riche ensavoir et en expérience !

Mikhaïl se leva, le souffle coupé, ets’approcha de la fenêtre. Confus, je regardais Dostoïevski. Jen’oublierai jamais son visage à cet instant-là. À travers la grandetristesse, puissante et comme séculaire, qui ne le quittait mêmepas quand il souriait, la joie rayonna, empreinte d’amour.

Il rejoignit Mikhaïl, tandis que je restaissur le divan, les yeux rivés sur leurs silhouettes presque noiressur le fond rosé de la fenêtre.

Mikhaïl était dans un de ces accès où, brûléd’un feu sauvage, il ne voyait plus personne devant lui, Telle uneflèche d’arc tirée avec vigueur, il eût transpercé tout obstacleplutôt que de dévier…

– Quand vous êtes sorti de prison, grondasa voix sourde et profonde, quand vous disiez adieu aux baraques enrondins noircis où vous aviez compté si douloureusement vos joursde captivité, n’était-ce donc que votre talent littéraire qui vousfaisait souvenir de ce que vous laissiez là en recouvrant laliberté ? J’ai appris par cœur ce passage ; levoici : « Que de jeunesse ensevelie entre ces murs, quede forces perdues ! Car enfin, il faut le dire, c’étaient deshommes extraordinaires. C’étaient peut-être les hommes les plusdoués, les plus forts de notre pays. Mais ces forces puissantes ontété détruites à jamais d’une façon monstrueuse, absurde. À qui lafaute ? » Et vous répétez à l’alinéa suivant, pourattirer l’attention du lecteur : « Oui, à qui lafaute ? »

– Que devais-je faire, selon vous ?demanda Dostoïevski avec douceur.

– Je sais seulement ce que nous devonsfaire, nous autres.

– Qui ça… vous autres ?

– Nous, les jeunes ! Les jeunesmeurent sur place, là où ils voient l’injustice. Ils n’auront pas àtransmettre verbalement leur expérience, car ils doivent s’immoler.Le sacrifice ! Au temps des martyrs chrétiens, on se passaitde conciles œcuméniques. Il n’y a jamais eu qu’un moyen decombattre le mal, la violence : ce moyen, c’est lamort consentie au nom de la liberté. Songez un peu,pourquoi serais-je venu vous voir ? Vous cherchez uneconciliation, un moyen terme. Or, notre cause à nous veutl’intransigeance et la mort. Adieu…

Mikhaïl se dirigea vers la porte, Dostoïevskilui prit la main.

– Permettez que je vous éclaire, il faitnoir dans le corridor.

Bouleversé, interdit, je suivis mon camaradesans proférer un mot. Dostoïevski nous précédait, la bougie à lamain. La clarté vacillante qui tombait sur les murs, ne pouvaitdisperser les ombres de la nuit condensées dans les multiplesniches et recoins du corridor principal. Et si tout à l’heurePétersbourg, vu par la fenêtre de la chambre ronde, m’avait rappelél’Italie, ces escaliers et passages à peine éclairés me faisaientpenser aux catacombes, aux premiers martyrs et à leurspersécuteurs.

Maintenant que les événements sont accomplis,je me rends compte à quel point la vision évoquée par mes senstroublés avait été significative.

Quant à la singulière chambre ronde, d’aprèsles renseignements que j’ai pu recueillir, l’ami de Dostoïevski lacéda peu après à une madame Florence qui l’utilisa jusqu’à larévolution comme salle commune pour les demoiselles et les hôtes deson établissement frivole mais lucratif.

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