Vêtus de pierre

Chapitre 10Vêtu de pierre sous Catherine II

 

Par une splendide journée de juillet, j’aienfin eu le courage de me rendre à la forteresse Pierre et Paulpour reconstituer en imagination le ravelin Alexéevski où Mikhaïlavait fait vingt ans de cellule.

Que de fois j’avais franchi le pont de laBourse, le long des potagers plantés par la garnison de laforteresse, près de la rampe en bois conduisant au portail !J’ai essayé de pénétrer à l’intérieur avec un groupe de visiteurs.Mais ma vue se troublait, mes jambes flageolaient, je ne pouvaisque m’asseoir sur une grosse pierre au bord de la route et fixerd’un œil hagard l’immense affiche qui surmonte l’entrée. Le peintrey a figuré des canons levant leur bouche noire sur un fond bleuciel ; au-dessus, une étoile rouge, renfermant en son milieula faucille et le marteau. Tout en haut, une inscription ;« État-Major du secteur fortifié de Pétrograd ». Jerépétais machinalement ces mots sur le chemin du retour, jusqu’àmon galetas, pour détourner ma pensée de cette maudite faiblessequ’il fallait surmonter à tout prix. Or, voici que la chance mefavorisa.

Je traversais le Champ de Mars où on aménagecet été un magnifique parterre. Ravi de l’embellissement de lacapitale, je me dirigeais vers le pont suspendu pour retrouverl’édifice du IIIe Bureau, où Mikhaïl avait donné de sifières et énergiques réponses aux interrogatoires.

J’étais mieux vêtu que d’ordinaire ; pourles grandes occasions, il me reste une vieille tenue en beau drapvert foncé. Je l’avais mise la dernière fois pour conduire lesfillettes à l’école.

Dans ce costume, tout le monde m’appelle« grand-père », ce qui me fait grand plaisir. Maissurtout, on me parle d’égal à égal, et il m’importe aujourd’huid’avoir une réponse précise quant au siège de l’ancienIIIe Bureau.

Je n’ai pas réussi à retrouver l’immeuble, carc’est alors qu’est survenu l’événement qui m’a rapproché dubut.

Sur la Fontanka il y a une station de canots àlouer. Elle était déserte ce soir-là. Dans le kiosque on voyait sedécouper en clair la tête d’un garçon qui était de service à cetteheure tardive ; le tenancier fumait sa pipe, assis, les piedsdans l’eau.

Une jeune fille blonde, réjouie, en robecourte, les jambes potelées, parlait à l’oreille du soldat rougequi l’accompagnait. Soudain, elle vint à moi et me dit :

– Citoyen, ça vous plairait d’aller encanot avec nous ? Vous devez savoir tenir le gouvernail, monfrère va ramer, et moi je me prélasserai en bourgeoise. Nous feronsle tour de la forteresse. Ça ne prendra pas plus d’une heure.

Je remerciai et m’embarquai, le cœur battant.Cette promenade tombait on ne peut mieux, du moment que je devaisfaire revivre le passé…

Nous suivîmes la Fontanka près de l’ancienneÉcole de Droit et passâmes sous l’étrange pont où Véra et moiétions venus si souvent, en proie à l’idée fixe que nous cherchionsdu matin au soir à réaliser.

C’était au printemps de 1862, peu après quePiotr eut appris de son compère qu’on avait incarcéré Mikhaïl dansla forteresse, mais qu’il ne se trouvait pas au bastionTroubetskoï. Restait à supposer qu’il était au ravelinAlexéevski.

Véra liquida l’héritage de son père et de sonmari, et quand elle fut en possession d’une somme considérable,elle réclama comme une folle notre aide pour organiser l’évasion deMikhaïl. Linoutchenko avait beau lui démontrer l’impossibilitéd’accéder au ravelin, entouré d’une haute muraille et surveillé parune garde nombreuse qui assurait l’isolement absolu desprisonniers, Véra ne voulait rien entendre. Prête à sacrifier toutesa fortune, elle décida enfin Linoutchenko à essayer.

Piotr devait, par l’intermédiaire de sonfidèle complice, soudoyer le personnel du bastion Troubetskoï et duravelin. Un mois se passa en vains espoirs, mais si la goutted’eau, à la longue, entame le rocher, l’or prodigué à pleines mainsfinit toujours par briser la résistance des mercenaires.

Un beau jour, Piotr déclara qu’il avait sonhomme. C’était Toulmassov, l’adjoint d’un surveillant du ravelin.Pour payer les sentinelles et les geôliers, il exigeait cinquantemille roubles.

Linoutchenko voulut mener lui-même lespourparlers. Après l’entrevue, il nous communiqua le plan deToulmassov.

Par une nuit sans lune, deux d’entre nousparviendraient en barque au bas du ravelin, du côté du pont de laBourse, et donneraient un bref signal lumineux.

Personne ne pouvait le voir, sauf deuxfactionnaires postés en haut du mur. Ils nous jetteraient aussitôtune échelle de corde par laquelle Piotr grimperait avec lesinstruments nécessaires pour scier la grille de la casemate. Au casoù on ne pourrait pas faire sortir le détenu par la porte, ilsdescendraient tous les deux par l’échelle.

Linoutchenko prévint que Toulmassov ne luiinspirait pas confiance et que son plan, sûrement tiré d’un romanfeuilleton, présentait un grand risque sans aucune garantie. MaisVéra, aveuglée par la passion, nous suppliait de tenter l’aventure.Piotr et moi acceptâmes. Si je connais à la perfection tous lesbras et affluents de la Neva, c’est que je les avais explorés avecVéra des journées entières, cherchant le meilleur moyen d’atteindrela terrible forteresse et d’en repartir avec Mikhaïl.

Ce projet la fascinait. Aussi m’était-iltoujours plus difficile de lui objecter, à l’instar deLinoutchenko, qu’il n’offrait aucune chance de réussite et un grandpéril. À la première alerte, Piotr et moi serions tués sur place.Pour moi, à vrai dire, une mort inutile, mais héroïque aux yeux deVéra, était la seule issue désirable, car je me sentais déjà fautifde l’incarcération de Mikhaïl…

Ma vie, d’ailleurs, était scindée et je n’ytrouvais plus ma place. J’avais beau me répéter que l’entretienavec Chouvalov ne pouvait avoir de conséquences funestes, mon cœurme soufflait le contraire.

Maintenant que nous sortons du canal, pourdéboucher dans le large lit de la Neva, je revois en détail lespéripéties de cette folle tentative d’enlèvement.

Le soleil couchant répand son or fondu sur lesatin bleu sombre des flots, tandis que l’autre fois…

L’autre fois, il avait plu à verse tout lejour ; vers le soir une tempête s’était déchaînée, le canontonnait, sinistre, annonçant une menace d’inondation.

Je me reporte à cinquante ans en arrière. Ilfaisait nuit close. La tempête sévissait sur la Neva. Les bateaux àvapeur étaient rares. Les chalands immergés faisaient d’immensestaches noires…

– Gare à la vedette, grand-père !Obliquez à droite ! me crie la jeune fille blonde, car, tout àmes souvenirs, j’ai oublié le gouvernail.

Nous sommes arrivés. La forteresse Pierre etPaul avec ses six bastions ressemble à une araignée fantastique quimontre à la surface les premières articulations de ses pattes ettrempe dans le fleuve les extrémités. J’ai l’impression que cesmembres, ramifiés sous l’eau en milliers de tentacules, enveloppenttoute la ville d’un invisible filet. En voyant l’autre jour auMusée de la Révolution le réseau de la police du tsar, dont lescentres d’espionnage étaient indiqués par des ronds de couleur, jel’associai au mystérieux travail que paraissait accomplir sousl’eau la gigantesque araignée de pierre.

– Tiens, on dirait une araignée, remarquela jeune fille blonde, tandis que son compagnon profèregravement :

– C’est parce que les araignées du régimetsariste y suçaient le sang du prolétariat révolutionnaire.

L’araignée… qu’il était prophétique, ce signeà la main droite de Mikhaïl ! C’est ainsi qu’au moyen âge lesvassaux portaient sur eux l’écusson du suzerain.

Sur le mur moussu du bastion Troubetskoï il ya une inscription gravée en grosses lettres : « Vêtu depierre sous Catherine II ».

Vêtu de pierre…

Il n’y avait pas que le bastion, Mikhaïl aussifut vêtu de pierre pour vingt ans, confiné entre les quatre mursd’une cellule dont l’unique fenêtre, pourvue d’un triple grillage,donnait sur un autre mur épais.

Et Mikhaïl n’était pas le seul…

En levant un peu la tête, on aperçoit là-hautdes canons. Voici le plus grand qui tire à midi, tous les jours,depuis Pierre Ier jusqu’au dernier tsar, et depuis sonabdication jusqu’à nos jours, six ans après la révolution.Au-dessus des canons, se dresse un mirador surmonté d’un drapeau,aujourd’hui rouge.

Derrière le bastion Troubetskoï, où des arbresétalent leur superbe feuillage, il y avait jadis un mur intérieur.Derrière ce mur, dans une île séparée par un canal, s’élevait leravelin Alexéevski d’où on ne sortait les détenus que pour lesenterrer sous un faux nom ou les mettre à l’asile d’aliénés.Au-delà du ravelin, un second mur, puis la Neva.

C’est de ce mur-là que les sentinelles payéespar Toulmassov devaient, il y a soixante et un ans, nous descendreune échelle de corde. Or, à peine étions-nous arrivés en barque, lanuit, en donnant notre signal lumineux, que deux coups de feupartirent des fourrés d’en face. L’une des balles m’était destinée,mais comme je venais de me reculer pour prendre mon revolver,toutes les deux atteignirent Piotr à la tête. Il manqua de fairechavirer la barque et glissa sans bruit dans les flots quil’engloutirent. Je n’avais plus qu’à ramer en hâte vers la rive oùVéra et la malheureuse Marfa, plus mortes que vives, m’attendaientdans les buissons…

Quelle insouciance, aujourd’hui, dans leclapotis des vagues soulevées par le joyeux passage d’unvapeur ! Que de gaîté sur cette rive où les scélératsembusqués nous avaient tiré dessus !

Les soldats rouges baignent un oursonapprivoisé et barbotent eux-mêmes. L’animal comique leur saute surle dos et y reste cramponné, tel un petit chien mouillé.

Mes compagnons s’amusent beaucoup de cespectacle et c’est à regret qu’ils rebroussent chemin.

– Ah, la belle promenade ! répète lajeune fille. Je ne pus m’empêcher de lui dire :

– Pourtant, l’endroit que nous venons dequitter n’est rien moins que gai ! Savez-vous, mademoiselle,que les meilleurs hommes y ont langui pendant vingt ans…

– Citoyen, réplique le soldat, lessourcils froncés, vous avez une manière démodée d’exalter lesmérites d’individus isolés. Le rempart et la base de la révolution,ce ne sont pas les individus, c’est la conscience descollectivités.

Il est tout jeune et très grave, ce militaireen tenue impeccable, aux pattes de col roses. Je fais la sourdeoreille, j’ânonne et me tais.

Nous nous quittons bons amis, en nous serrantla main. La jeune fille a acheté à une marchande un petit pain etdeux sucres d’orge, qu’elle m’offre en rougissant.

– Merci pour le pilotage, citoyen.

Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Le passé,enseveli il y a soixante et un ans, ressuscitait toujours…

Au lendemain de la mort tragique de Piotr,j’annonçai au commandant du régiment la disparition de monordonnance. Après de vaines recherches, on conclut qu’il s’étaitnoyé en état d’ébriété. Pour plus de vraisemblance, je le prétendisporté à la boisson. Nous craignions que le violent désespoir deMarfa ne nous livrât. Ses propos incohérents sur l’évasion manquéeauraient paru fort suspects à de fins limiers. De peur qu’elle nese rendît à l’endroit fatal, nous la tenions enfermée, décidés àlui faire quitter la ville le plus tôt possible.

Véra, les yeux immenses, le regard éteint etfixe, semblait pétrifiée. Elle ne s’anima qu’à l’arrivée deVictoria, la sœur de Beidéman, venue de Bessarabie pour essayerd’adoucir le sort de son frère par l’intercession de parents hautplacés.

Après ma promenade en barque autour de laforteresse avec la jeune fille et le soldat, je ne pouvais plus meretenir d’y pénétrer par terre ferme.

Le jour suivant, vers trois heures del’après-midi, je me dirige vers la Place de la Trinité et gagne parle pont l’entrée de la forteresse Pierre et Paul, où un guide faitl’appel de son groupe de visiteurs.

Ce sont de jeunes ouvrières d’usine. Leurjournée terminée, elles sont venues là sans passer à la maison etont engagé un guide à leurs frais, dans l’espoir d’avoir desrenseignements plus intimes ; la plupart portent des écharpesà rayures, avec un pompon au bout. Quand on leur demande pourquoices écharpes sont toutes pareilles, elles déclarent :« Nous les avons achetées ensemble au magasin. »

Le guide nous conduit vers le portail.

– J’attire votre attention, camarades,sur le bas-relief de l’entrée. Il y a là un personnage qui a moinsl’air de voler que de pendre la tête en bas, dans une poseindécente. Ce garçon, qui le montre de la main, a un bras si longqu’en le baissant il aurait touché son pied. L’ancien tsar Pierre,désireux d’honorer son patron, l’apôtre Pierre, a donné l’ordre defigurer un miracle accompli par ce dernier. C’est ce qu’on a faiten sculptant cet homme qui vole dans une pose peu convenable et quin’est autre que le mage Simon, confondu par l’apôtre. Tout celan’est qu’une légende, une fable à l’usage des naïfs et desillettrés.

– La religion est l’opium du peuple,disent deux jeunes filles aux écharpes.

Le guide indique les niches qui flanquent leportail.

– Ces statues représentent le dieu païenMars et son épouse Vénus. Il ajoute, railleur : Mars, biensûr, est à sa place, puisque c’est un établissementmilitaire : quant à Vénus on l’a mise avec lui parce que sousle régime bourgeois l’homme était enchaîné à la femme comme unforçat à sa brouette.

– En mythologie, c’est Vulcain qui est lemari de Vénus, tandis que Mars n’est que son ravisseur, dit unétudiant espiègle qui s’est joint à nous. Le tsar Pierre favorisaitdonc l’amour libre, et non l’amour conjugal.

Tout le monde rit, mais le guide se vexe.

– C’est discutable, dit-il avec dignité.Puis il éclate : Les resquilleurs sont priés de s’enaller !

L’étudiant s’éloigne en sifflotant ; moi,les jeunes filles me cachent parmi elles en me recommandant lesilence.

Nous entrons dans la cathédrale, dont je n’aijamais goûté le faste étranger : autel bas, orné de fiorituresde style baroque, escalier doré avec chaire en surplomb, place dutsar abritée sous un lourd baldaquin, celle du métropolite aucentre, drapée de rouge. Les colonnes étaient surchargées autrefoisde couronnes mortuaires argentées, vestiges des funéraillesimpériales, qui scintillaient, telles de féeriques floraisonsd’hiver. Tous les sarcophages des souverains sont en marbre gris,sauf celui d’Alexandre II, d’un rouge sanglant, symbolique.

Au temps de l’autocratie, les tsars jouaientvolontiers dans ce sanctuaire une farce orientale, toujours lamême. On faisait assister à une grande messe les starostes descantons et des villages, venus à l’occasion du sacre. L’énormelustre de cristal flamboyait, reflété par les feuilles brillantesdes nombreuses couronnes, par les diamants des dames et l’or ciseléde l’iconostase. Des chœurs invisibles chantaient dans les cieux,les starostes tombaient à genoux, dans des nuages d’encens.

Le tsar et la tsarine leur demandaient chaquefois si l’office leur avait plu, et ils répondaientinvariablement : « Votre majesté, on se croyait auparadis ! »

Cette question et cette réponse étaientdevenues presque rituelles.

Maintenant, la cathédrale n’est plus la même.On a transféré les couronnes dans un musée de Moscou. Les plusbelles icônes manquent également. Les sarcophages paraissent plusabandonnés que les tombes des pauvres au cimetière rural. Seul,celui de l’empereur Paul jouit d’une étrange popularité. Le marbredisparaît sous des couronnes de bleuets, de soucis, demarguerites ; une veilleuse y brûle en permanence, au milieud’une foule de pèlerins de tout âge. Dès avant la révolution, lepeuple considérait Paul comme un saint : les uns croyaientqu’il guérissait toutes les maladies, d’autres – seulement la ragedes dents.

Absorbé dans ma rêverie, je me vois soudainisolé. Les autres ont vite fait le tour des sarcophages. Jeconstate que les hommes sont nu tête, comme jadis à l’église. Maisils ont ôté leur couvre-chef dès l’entrée de la forteresse,précisément pour effacer la nuance de respect religieux. Je pensetoutefois qu’ils n’auraient pas eu plaisir à garder leurchapeau.

Je rejoins le groupe sous un arbre géant. Toussont assis dans l’herbe, le guide leur raconte que sous PierreIer c’était la « place de danse » où oninfligeait des tortures qui faisaient « danser » :chevauchées sur des montures de fer à dos tranchant, promenades àpied sur des pointes.

Enfin, le guide en vient au sujet quim’intéresse. Il nous conduit par le chemin que suivaient dans uncarrosse noir à rideaux verts, les détenus escortés de deuxgendarmes et d’un officier.

C’est ainsi que Mikhaïl Beidéman est venu en1861 murer à jamais sa jeunesse.

Je ne vois plus les visages des visiteuses etje n’entends les paroles du guide que dans la mesure où ellesévoquent la réclusion de Mikhaïl.

J’ignore par où on l’a amené : le long dela courtine de Catherine, comme on devait le faire plus tard pourPolivanov, ou de l’autre côté, en passant près des casernesaffaissées d’Anne Ioannovna.

Dans les deux cas, du reste, la procédureétait identique. Le carrosse s’arrêtait devant la maison basse ducommandant, l’officier sautait à terre pour aller faire sonrapport, tandis que les gendarmes et le détenu gagnaient le portailgris dont la place est occupée aujourd’hui par un réverbère deguingois. Mais à droite, la Monnaie pointe toujours vers le cielses multiples cheminées.

Ici, on devine déjà les cellules humides, lecachot noir, les doubles murs, l’horreur sépulcrale de la prison.La massivité des bâtiments prête au ciel même l’aspect d’un lourdcouvercle.

Un bon guide aurait dû couper court aux rires,aux plaisanteries, à l’impatience étourdie de voir les dessinsvulgaires des gardes, très appréciés du public actuel…

Je dis à mes voisines :

– C’est pour vous permettre de rigoleraprès huit heures de travail, que des gens ont été murés ici pourla vie.

Mais ces petites dindes vaniteuses n’ont riencompris.

– Soyez tranquille, citoyen,disent-elles, ça ne se répétera plus, puisque nous avons renverséle régime tsariste !

Je voudrais expliquer au guide qu’avant demontrer les cellules, les bains et autres locaux pour les isolés,il faut trouver des paroles susceptibles de faire pénétrer jusqu’aucœur de la jeunesse le sens de ces mots : détentionperpétuelle en cellule.

Mais je ne puis articuler un son. Je me tiensau mur pour ne pas tomber. Brisé d’émotion, je ne suis plus capablede suivre les gaies visiteuses.

M’étant reposé une dizaine de minutes surl’appui d’une fenêtre, je vois venir un autre groupe. Quatrevieilles dames provinciales ont engagé un ancien surveillant quidemeure là depuis Nicolas Ier, ou peu s’en faut. Jedemande la permission de les accompagner et nous cheminons d’uneallure d’escargot, conformément à notre âge.

Je suis heureux de cette lenteur qui me laissele temps d’assimiler le passé, les vies des martyrs.

Avant d’introduire le détenu, on le laissaitse morfondre un bon moment à la première grille. L’officiers’attardait à dessein chez le commandant, pour accroître lanervosité du prisonnier. Puis, au poste de garde, on lui enlevaitses habits et les remplaçait par une blouse.

Le vieux surveillant a un visage aux traitsmenus, confits de dévotion. C’est avec une fierté professionnellequ’il déclare :

– J’ai gardé les prisonniers sous deuxAlexandre, sous Nicolas le dernier, sous Kérenski… Une longuecarrière, comme vous voyez. Pourquoi me suis-je maintenu ?Parce que j’exécutais la loi sans faire de mal à personne. Si on medit : Regarde par le judas ! j’obéis. Si le détenu,contrarié, se blottit dans un coin, je me retire pour ne pasl’agacer. Quant à Figner, pour l’empêcher de communiquer avec sesvoisins, nous l’avions mise entre deux décharges vides ; jevais vous montrer ça. Elle avait beau frapper du pied, personne nerépondait.

Il parle en bon aïeul racontant les farces deses petits-enfants. C’est ainsi qu’un vieux cicérone du forumromain fait savourer aux étrangers les anecdotes de l’antiquité. Età l’égal des touristes avides d’émotions cruelles, ces femmes,moites de curiosité, assaillent leur guide de questions.

– C’est vrai qu’on les rouait decoups ? Avec quoi les battiez-vous, à quelle place ?

Mécontent, il nie les violences et s’efforcede détourner l’attention de ces dames sur la sollicitude desgeôliers.

– Tenez, nous descendions au jardin parl’escalier que voici ; remarquez la haute barrière pleine,fixée à la rampe : à quoi servait-elle, croyez-vous ?

Et jouissant de leur perplexité, il dit avecson sourire vénérable :

– Mais à empêcher les détenus politiquesde se suicider. Il y en a qui ont réussi ; c’étaient des gensmalins comme tout ! Condamnés à une longue réclusion, ilstâchaient d’abréger le délai. On pique une tête dans la cage del’escalier, et le tour est joué.

Dans le jardinet minuscule, un bain pour uneseule personne, quelques arbres, des sentiers à peine visibles dansl’herbe qui les a envahis.

– Autrefois, ils étaient sablés, dit lesurveillant avec un reproche à l’adresse des temps actuels. Pendantla guerre, des généraux s’y promenaient, des amiraux y prenaient lefrais. Ceux-là, au lieu d’une cellule, ils avaient deux pièces,bureau et chambre à coucher ; et ils mangeaient à leur comptedes repas copieux. On leur laissait voir leurs épouses. Voyez, surle mur de Pourichkévitch, il y a une longue poésie signée :« Le malheureux Vladimir Mitrofanovitch Pourichkévitch,orgueil de la contre-révolution ».

Je me rappelle les deux derniers vers.« Les graines de la folie donneront les germes del’esclavage… »

Les dames se jettent à corps perdu vers lacellule du geôlier, célèbre par ses croquis d’après lesillustrations de la revue Niva : une jeune fille enjersey, la bouche en cœur ; immense vue de Lucerne, détailléecomme un plan, avec indication des fenêtres sur les maisons lesplus lointaines. Au-dessous du paysage, un distique :

Ah, si nous pouvions revoir ensemble

Les lieux où nous fûmes si heureux…

Au sortir du bastion Troubetskoï, un peu surla gauche, se trouve la porte Vassilievski qui conduit par untunnel à un terrain en contrebas. Un pont-levis établi sur le canaldonnait accès au triangle du ravelin Alexéevski, édifice bas,comprenant quatorze petites cellules. C’est là qu’on enfermait lesprisonniers inculpés des crimes les plus graves. Un geôlier spécialy était affecté, des gardes en assuraient la surveillanceintérieure. Toutes les clefs étaient chez le geôlier, sans lequelpersonne ne devait pénétrer dans les cachots. Jour et nuit, unhomme de service épiait les détenus par un judas pratiqué dans laporte. Personne ne s’est évadé de ces cachots.

Il y faisait si humide, que le 2 octobre 1873,comme l’inondation était imminente, deux détenus, Mikhaïl etNétchaev, furent transférés isolément au bastion Troubetskoï sousla surveillance du geôlier Bobkov et d’une escorte armée, qui lesgardèrent à vue jusqu’au point du jour.

Les dames, après avoir conféré à voix basseavec le surveillant, lui fourrent de l’argent dans la main. Ilacquiesce en silence. Une des visiteuses se tourne versmoi :

– Venez avec nous, grand-père, nousaurons moins peur.

J’accepte d’un signe de tête, sans demanderd’explications. Redescendus au rez-de-chaussée du bastionTroubetskoï, nous entrons dans une cellule dont le surveillantreferme la porte sur nous.

– Regardez l’heure, pour que ça ne durepas plus de dix minutes, s’écrie l’une des dames.

– Bien sûr, fait l’autre, un séjour pluslong serait malsain, et quelques instants suffiront à donner uneidée de ce que c’était.

– Fermez les yeux, mesdames, rouvrez-les…Ah, que c’est passionnant, cette évocation !…

Le surveillant se vexe, en professionnelhonnête, et dit à ces femmes bavardes :

– Taisez-vous, mesdames ! Défense deparler et de rire ! Je mesure le cachot : dix pas delongueur, cinq de large.

Pas d’autres couleurs que le blanc sale duplafond et le gris des parois. La fenêtre munie d’une triplegrille, donne sur un pan de mur crasseux, tout proche. Un lit etune table boulonnés au sol, une lampe vissée dans une niche,derrière une vitre, pour que le détenu n’essaye pas de se brûlervif. Des habits en toile de sac, une blouse grossière. Une maigrecouverture…

Les cellules de Mikhaïl, enfermé d’abord au nº2, puis au nº 13, étaient pareilles à celle-ci, quoique plushumides encore.

Cependant, au dire des détenus, ilsentendaient là des sons plus distincts et plus variés, ce quiaggravait le supplice de la réclusion ; le vent leurrapportait parfois même la musique du Jardin d’Été.

Que devait éprouver Mikhaïl, vêtu de pierre,lorsque les années eurent changé sa jeunesse en maturité, puisamené le déclin de l’âge, toujours dans ce réduit de dix pas surcinq ?

Rester là, en sachant que derrière deux murs àpeine, un beau fleuve roule ses flots puissants où des bateauxcinglent vers tous les ports du monde par la Baltique, que sesrives se couvrent d’édifices, que le savoir humain s’enrichit parl’expérience des guerres, par le cours de la vie quotidienne et parl’instruction !

Cette vie abondante et variée, ce n’est pasMikhaïl qui l’a vécue, c’est moi, son ancien ami qui s’est conduiten traître. Oui, traître est le mot, c’est ma propre conscience quime le souffle. Et que la juste Némésis me châtie !

Je laisse au lecteur versé dans la psychologiele soin de classer les communications qui vont suivre. Neurasthéniesénile ou ébranlement excessif de tout mon être, je sais trop bience que je sais, le fait est indéniable.

Un caprice de gens curieux m’a fait demeurerdix minutes seulement dans une cellule. Mais le supplice du détenu,l’humidité rampante, séculaire, m’ont pénétré de la racine descheveux à la plante de mes pieds enflés. Le supplice de cesmurailles m’a vêtu de pierre. Et je n’en sortirai plus.

Que je passe vingt ans dans cette geôleinvisible ou les deux ou trois années qu’il me reste à vivre, j’aila certitude de subir jusqu’au bout la peine de Mikhaïl, d’endurerses horribles souffrances qui seront portées en entier sur le livrenoir de ma destinée, comme elles l’ont été sur le sien.

Lecteur, la prédiction de Mme de Thèbes,la cartomancienne, s’est accomplie.

Vêtu de pierre, ainsi que Mikhaïl le fut en1861, je prends sa place en 1923.

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