Vêtus de pierre

Chapitre 3Le coq d’argile

 

Lorsque, à mon départ pour la Crimée, j’eusinformé Véra de la lettre de madame Beidéman à Larissa Polynova,elle m’avait répondu, lessourcils froncés :

– Ces femmes-là sont incapablesd’abnégation.

Ne croyant plus à la possibilité de libérerMikhaïl, elle s’était consacrée corps et âme à l’activitérévolutionnaire. C’était désormais, à ses yeux, le seul moyen dedélivrer les prisonniers de leurs chaînes.

Linoutchenko, avec qui elle habitait, étaitparti pour l’enterrement de sa femme, morte à la campagne. Lelogement de Véra était maintenant assailli par des jeunes gensvenus on ne savait d’où. C’étaient tantôt des groupes d’entraidepour l’instruction des pauvres, qui tenaient leurs séances, tantôtune collection de livres prohibés qu’on voulait réunir, tantôt uneimprimerie qu’il fallait cacher. Elle n’avait toujours pas desecrets pour moi, et je me tourmentais à l’idée qu’on pouvait ladénoncer et la vouer à un horrible sort. Enfin, comme je lasuppliais d’être prudente, elle déclara, les yeux vides, désespérés(ces mêmes yeux qu’avait Larissa en me maudissant) :

– À quoi bon me ménager ? Il n’y aque ma mort qui puisse servir tant soit peu notre cause, et parconséquent, aider Mikhaïl. Sans lui, je ne suis qu’un combattant durang, c’est au hasard de décider si je dois périr au début ou à lafin de la bataille. Aujourd’hui, une seule chose importe : quele gouvernement nous sache intransigeants jusqu’à la mort.

Mais je m’évertuai à lui donner l’espoir queLarissa Polynova sauverait Mikhaïl, je lui racontai qu’elle passaitpour la favorite d’un grand-duc. Je promis de trouver des parolesconvaincantes, capables de faire fondre les pierres…

Ébranlée, elle prit l’engagement de neparticiper, avant mon retour, à aucune entreprise périlleuse. Bienplus, elle résolut de suivre des cours d’infirmières et de nesonger qu’aux études.

Or voici que je revenais de Sébastopol, enscélérat auquel on a confié un dernier trésor, d’importance vitale,et qui l’a dilapidé par caprice.

Une nouvelle épreuve m’attendait àPétersbourg.

De même que dans les romans de Dumas lesévénements se précipitent aux chapitres finaux, des aventuresinouïes se multiplièrent à l’épilogue de ma vie.

C’est du reste l’invraisemblance qui marqueparfois la réalité la plus vraie, comme des nuages aux formeschimériques dans un ciel bizarrement coloré, qui arrachent auspectateur ce cri : « Si un peintre le représentait, onne le croirait jamais ! »

À peine m’étais-je rendu de la gare vers lapetite chambre de Véra, dans l’île Vassilievski, qu’un personnagede grande taille, le cou emmitouflé dans un bachlyk[7], porta en même temps que moi la main à lasonnette. Il me céda brusquement la priorité. Dans la pièce pleinede fumée bleuâtre et jonchée de mégots, des inconnus se pressaientsur le divan et sur le coffre. Linoutchenko, revenu de la closerie,présidait la réunion. Tous les visages étaient nouveaux,jeunes.

Je reconnus du premier coup d’œil un garçonblond qui se tenait rencogné, la mine sombre. J’avais bien retenuson visage aux traits marquants. Or, c’était le seul que Véra sefût obstinément refusé à me nommer.

À présent elle s’élança vers moi dès monentrée et me saisit la main en chuchotant :

– Elle a consenti ?

Je répondis comme un automate :

– Elle est morte subitement, avant que jene l’aie vue.

Véra me regardait sans comprendre, lorsquel’homme entré derrière moi tendit la main à Linoutchenko et seprésenta. Celui-ci l’étreignit avec effusion et déclara d’une voixforte :

– Il y a du bon, camarades. Voici unréchappé de l’enfer des casemates. Alors, mon ami, quellesnouvelles ? On est entre siens[8].

– Tout d’abord, une commission. Un desnôtres, sorti d’un lieu encore plus sinistre… du ravelinAlexéevski, m’a remis un billet pour les parents et amis deBeidéman. Il est resté six mois à côté du malheureux, qui lui adicté son message en frappant au mur, et lui a fait promettre de leporter à destination. On m’a dit que c’était ici.

– Oui, c’est bien ici, s’écria Véra.

Elle avança la main et demeura immobile, telleune mère figée un instant à la vue de son enfant qui se noie.

Linoutchenko lut à haute voix :

« Je vous en conjure, sollicitez monélargissement. Je sens venir la folie. Qu’on m’envoie dans unecompagnie de discipline, au bagne… Au poteau… Tout, plutôt queça. »

– Au premier accès de démence, il aessayé de se pendre. On lui a confisqué sa serviette et ses draps,dit l’ancien détenu. C’était en automne de 1863.

– Le 12 août ! lançai-je. Le jour oùsa mère est morte !…

Et je tombai sans connaissance, comme renversépar un ouragan. On n’y vit que la douleur causée par le martyre demon ami ; or, c’était le contrecoup du choc subi le jour oùj’étais parti avec sa mère pour mon premier voyage aérien. Car, lepeintre noir ne m’ayant pas encore révélé le phénomène qu’ilappelle « l’électrification du centre », je ne pouvaisprofiter, sans m’évanouir, de l’instant qui sépare d’un trait lebut final et le mouvement.

En revanche, pas plus tard que ce matin, j’airamené la machine du temps à cinquante ans en arrière : quandles fillettes et Ivan Potapytch s’en furent allés en visite, j’aipénétré dans le cachot de Mikhaïl.

Il venait de manger son infecte soupe du soir,où il avait repêché deux cafards vivants. Il s’amusait à leurmodeler un abri en mie de pain noir et cherchait à les soustraire àla vigilance de l’infâme Sokolov, pour les apprivoiser par lasuite. Son visage émacié, d’une pâleur morbide, s’éclairaitpourtant d’un sourire malicieux. Il prit peur en m’apercevant, maisdès qu’il me reconnut, il me serra dans ses bras.

Assis à côté de lui sur son grabat, je luiracontai non pas ce qui s’était passé dans les montagnes, mais cequi aurait dû s’y passer.

Je dis que Larissa et Véra, unies comme dessœurs parce qu’elles l’aimaient toutes les deux, allaient faire desdémarches dès demain. Pour le moment, je lui proposai une randonnéedans les montagnes.

Et Mikhaïl arpenta la cellule en levant trèshaut les pieds. Tel un enfant, il poursuivait un papillon,cueillait des fleurs, admirait à droite le soleil levant, à gauchela lune. Le temps n’existait plus, tout ce qui entrait dans sapensée devenait réel. Et comme le vieux berger lui offrait du laitde la traite, survint Larissa qui l’étreignit et l’emmena dans lacabane. Moi, nullement jaloux, j’étais heureux que notre pauvre amieût trouvé un instant d’oubli.

Le soir, quand Sokolov, le surveillant, entra,accompagné d’un gardien, Mikhaïl dormait avec un sourire si béat,que cette brute en fut touchée et lui témoigna une sollicitudeexprimée, évidemment, dans un langage conforme à sanature :

– Ne le réveillez pas ; qu’ilroupille : il est vanné d’avoir couru tout le jour dans sapiaule.

Ivan Potapytch m’a dit aujourd’hui :

– C’est très bien de ne plus sautillercomme un moineau, en battant des coudes. Sois donc raisonnable,cesse de marmotter, je t’en prie, tu fais peur aux petites. Tiens,gribouille plutôt sur ce papier, c’est une besogne tranquille.

Et le brave homme me donna une rame de bellesfeuilles blanches, en expliquant :

– J’ai chipé ça pour toi au bureau d’endessus ; ce n’est pas un crime, je pense, vu que c’est à toutle monde.

Je me paye le luxe d’écrire mon brouillon surdu papier blanc. Et je souhaite que ces feuilles de bureau dont lamatière et la subtilisation par Ivan Potapytch appartiennent ànotre monde à trois dimensions, retiennent dans les limitesusuelles ma pensée récemment affranchie. Car ce que je vais décrirea une très grande importance. Les faits sont connus du public, maisseul un être comme moi, pour qui le temps est devenu fiction, peutdéceler ce qui se cache derrière.

Tout d’abord, deux mots de ce qui s’est passéaprès que le billet émanant du ravelin Alexéevski fut parvenu àVéra.

Victoria, la sœur de Mikhaïl, arriva,convoquée par dépêche. C’était une grande femme taciturne,énergique, qui ressemblait de visage à son frère. On rédigea à sonnom le document que voici, publié de nos jours dans le livreconsacré à Mikhaïl :

« Mikhaïl Stépanovitch Beidéman,lieutenant des dragons de l’Ordre Militaire, disparu il y a troisans, se trouve être incarcéré dans la forteresse de St.Pétersbourg. Sa mère est morte en septembre 1863, alors qu’elle serendait en Crimée pour demander à Sa Majesté Impériale la grâce deson fils. Victoria, sœur du détenu, confiante dans la générosité deVotre Excellence, ne demande qu’une faveur : qu’on l’autoriseà visiter Beidéman dans sa prison. »

Cette supplique fut remise, parl’intermédiaire d’un parent haut placé et de deux générauxinfluents, au prince Dolgoroukov, chef de la gendarmerie. Ilrépondit que la résolution du souverain concernant toute tentatived’entrer en contact avec le détenu, resterait immuable : legouvernement ignorait tout de Mikhaïl Beidéman.

Tant qu’il était resté une ombre d’espoir,Véra, abandonnant ses groupes clandestins et même le travail àl’hôpital– son unique consolation – retrouvait son ardeur fanatiquedu temps de notre folle tentative de délivrer Mikhaïl, pour faireparvenir à destination la lettre de Victoria. Après le refus dutsar, elle se remit à servir la révolution, toujours muette etinflexible, comme un mécanisme branché sur un autre ressort. Elleallait à des réunions clandestines, faisait l’agent de liaison,cachait des illégaux. Ni la pluie, ni l’obscurité, ni les dangersdes faubourgs lointains ne lui faisaient obstacle. Ellemaigrissait, dépérissait à vue d’œil. Je dis àLinoutchenko :

– Si on ne la retient pas, elle aura auprintemps une phtisie galopante.

Il me répondit avec amertume :

– Retenez-la, si vous pouvez.

Ravagé de pitié et d’amour, je cherchaisl’occasion de la voir en tête-à-tête. Un jour, la chance parut mefavoriser : par la porte entrebâillée, je la vis toute pensivedans un fauteuil, ses mains amincies posées sur les genoux, lesdoigts crispés. Le silence qui régnait dans la pièce, ainsi quedans toute la maison, me fit supposer qu’elle était seule. Vite,j’entrai, je tombai à genoux spontanément et lui dis en baisant seschères mains :

– Véra, reprends tes esprits ! Si tun’as pas pitié de toi-même, aie pitié de moi, je n’en peux plus…Partons dans le Caucase, tâchons d’être heureux. Avec moi, tu seraslibre.

On toussota derrière moi. Je me relevai,furieux. Nous n’étions pas seuls : le jeune homme blond, à lamine sombre, était dans la pièce. Il s’approcha et, me regardantavec confusion de ses beaux yeux bleus, rayonnant de bonté, ils’empressa de dire :

– Pardon, mais je ne compte pas, je vousassure.

En effet, sa présence ne me causait aucunegêne.

Véra se leva, le prit par la main et m’annonçaavec une exaltation qui me rappela le passé, la terrasse ombragéede tilleuls en fleurs, à l’instant où nous goûtions le bonheurabsolu, elle, le prince Gleb Fédorovitch et moi :

– Sérioja, mon frère, voici mon nouveaucompagnon, le seul dont j’ose être la fiancée sans tromper Mikhaïl.Mais seulement la fiancée…

Elle se tourna vers lui :

– Va, et souviens-toi que toutes mespensées et toute ma volonté t’accompagnent ! Plusd’hésitations. Le sort en est jeté.

Il répéta d’une voix mélodieuse et un peusourde, comme celle d’un malade : « Le sort en estjeté. » Elle l’embrassa, il me salua et sortit.

– Qui est-ce ? demandai-je.

– Peu importe son nom, fit-elle, évasive.Toute la Russie d’ailleurs, le connaîtra bientôt, et il serainscrit sur les pages de l’histoire. Sérioja, j’appartiens à unesociété révolutionnaire, dite « Enfer », et dont lesmembres s’appellent «mortus ». Ces noms semblent puérils, maisnous voulons renouveler la tentative des décembristes de libérer laPatrie. Le destin vous a amené ici au moment décisif… serait-ceencore en vain ? Subirez-vous de nouveau un pénibledédoublement de l’âme, sans que votre volonté s’affermisse ?Sérioja, de toute façon vous n’avez pas trouvé votre place dans lavie, soyez donc des nôtres ! Nous, nous savons où nous allons.Il n’y a pas de vie libre actuellement, on ne peut vivre pour soi.Il faut mourir pour l’avenir. Venez avec nous !

– Je ne crains pas la mort, mais j’aimemieux mourir seul que pour tenir compagnie aux autres.

Pour la première fois, je quittais Véra avecanimosité. Une méfiance s’était glissée dans mon âme, à cause de cenouveau « fiancé » : je soupçonnai qu’à l’égal de laplupart des femmes elle enveloppait de mystère, par amour propre,une vulgaire passionnette. Et pour la première fois je la comparai,à son désavantage, à la fière et farouche Larissa.

Des événements terribles ne tardèrent pas àrévéler toute la platitude de mes raisonnements. Je passai un hiverabominable : l’image de Larissa qui semblait disputer dans moncœur l’attachement à Véra, m’accapara au point de me pousser à unede ces liaisons absurdes que nous devons tous craindre comme lefeu. Une ressemblance fortuite dans le port de tête, qui merappelait la nuit passée dans la cabane aux chèvres, fit naître enmoi une passion violente et irraisonnée pour une femme d’officier.Du reste, ce que je cherchais avant tout, c’était l’oubli que ni levin ni les cartes ne pouvaient me donner.

Dans une petite ville, une femme d’officier,on le sait, n’a d’autres distractions que les intrigues amoureuses,c’est pourquoi ma passion, loin de rencontrer des obstacles, devintbientôt une corvée. La dame était sans esprit, d’un caractèreobstiné, d’une mentalité de petite bourgeoise. Elle me faisait desscènes de jalousie et s’acharnait à revendiquer ses«droits ».

Une liaison fondée sur le seul penchantphysique, sans la participation du cœur et de l’esprit, ne doit pasêtre dangereuse pour les gens rassis, à l’imagination obtuse, auxsens émoussés. Mais celui qui a des goûts artistiques ouintellectuels, encourra un dur châtiment, ne serait-ce que du faitd’avoir introduit dans son organisme, comme un corps étranger, lapartie la plus grossière d’une âme différente de la sienne. S’il nel’assimile pas, il en sera empoisonné.

J’avais beau résister à l’influence de cettefemme, elle m’entraînait dans un bourbier d’odieuses mesquineries,et si je n’avais eu la force de fuir, j’aurais péri dans cettevase, comme font tant de blancs-becs. Mais je demandai à préparermon admission à l’académie de l’état-major général, et je partisétudier à Pétersbourg.

Je retrouvai Véra méconnaissable. Elle s’étaitcoupé les cheveux, elle fumait de mauvaises cigarettes et avaitpris les allures de son milieu d’infirmières, de sages-femmes etd’élèves des cours médicaux. Mais surtout, elle avait perdu sestraits distinctifs, si subtils. Je ne reconnus ma bien-aiméed’autrefois que lorsqu’elle répondit d’un air sérieux à maquestion : « Pourquoi vous êtes-vousenlaidie ? »

– C’est plus commode : je ne suisainsi qu’un rouage d’une machine complexe, qui fonctionne mieuxquand on la graisse avec la même huile que les pièces voisines.

D’autre part, c’était maintenant elle le chefet l’âme du groupe, et non plus Linoutchenko, devenu soudain trèsréservé, taciturne, et occupé ailleurs à je ne savais quellebesogne. Il y avait de nouveaux membres. D’après des bribes deleurs conversations, beaucoup plus circonspectes et plus sérieusesque naguère, je compris que leur centre était à Moscou et que Vérane dirigeait que le premier chaînon.

Depuis l’histoire des étudiants, le mouvementrévolutionnaire se développait à un rythme accéléré, tandis quedans les salons de ma tante et de ses pareils on continuait à lenégliger et à le prendre pour « les amours d’horriblesbas-bleus et de séminaristes ». Le grand monde s’intéressaitsurtout à la politique extérieure. Les petits vieux de styleeuropéen s’extasiaient au seul nom de Bismarck, en répétant pour lacentième fois, à qui voulait les entendre, que le chancelier avaittransformé l’union des États en un État uni.

Quant à ma tante, elle gardait sur sa table,dans un beau cadre en noyer, le portrait du baron Brounov, notreambassadeur, qui avait mérité cette distinction en défendantspirituellement, disait-elle, l’honneur de la Patrie.

Lorsque, à la conférence de Londres, ledélégué de la Prusse avait renouvelé sa proposition à la France derésoudre par référendum entre Danois et Allemands la question de lafrontière du Schleswig, le baron Brounov avait répondu d’un accentcorrect mais ferme :

– Il serait contraire aux principes de lapolitique russe de demander aux sujets s’ils veulent rester fidèlesà leur souverain.

Et ma tante ajoutait, railleuse :

– C’est ridicule de subordonner leverdict des Gouvernements de l’Europe à l’opinion de la plèbe duSchleswig !

À la fin de la cinquième semaine du carême,quelques jours après mon arrivée à Pétersbourg, je revis chez Véral’homme blond au visage singulier.

Quelles sont ces forces psychiquesmystérieuses, qui vous protègent et qui, à la vue de telle ou tellepersonne, vous remplissent d’angoisse, comme si vous pressentiez lafatale intersection de son destin avec le vôtre ? Au fait, jepuis formuler ce phénomène depuis la rencontre de Vroubel-le-Noirqui m’a expliqué son schéma de l’évolution du monde.

Tout homme dont le sort se rattache au nombredouze, est glacé d’épouvante en présence de l’unité.

Moi, j’étais un élément de la multitude etlui, dont les yeux rayonnaient de douceur, était l’unité.

Cette fois, je fus frappé de son airexténué : joues creuses, teint fiévreux de phtisique, cheveuxternes, collés aux tempes.

– Vous êtes souffrant ?m’enquis-je.

– Je sors de l’hôpital, répondit-il de savoix sourde, affaiblie. Et je n’ai pas recouvré la santé, eneffet.

Véra, qui avait entendu nos propos, intervint,le regard pénétrant :

– Alors, ne vaudrait-il pas mieuxattendre ?

– Non, ce n’est plus possible, dit-il,résolu. Ma phtisie, elle, n’attend pas, et mes forces iront endéclinant… Il parlait de lui-même comme un machiniste de salocomotive.

– Votre tâche à vous, Véra Érastovna,c’est de publier d’ici un mois les proclamations. Vous yarriverez ?

– Oui… Mais promettez-moi d’attendrejusque-là, pour que nous puissions nous revoir.

Il réfléchit, le regard détourné.

– Soit. Mais il serait préférable, pourle bien de la cause, que vous demeuriez à la campagne.

– Allez, j’aurai bien le temps desacrifier à notre cause le reste de ma vie !… Elle lança cettephrase d’un ton si véhément que je ne doutai plus de sa tendressepour cet homme ; son cœur, que je croyais donné pour toujoursà Mikhaïl, s’offrait à un autre.

Que faire ? Chacun ne sait aimer que poursoi et pose des exigences illimitées pour se dédommager d’avoirperdu sa liberté. Moi qui toute ma vie avais jalousé Mikhaïl, jeméprisais maintenant Véra pour son infidélité, pour son prétendunouvel amour. Aveuglé, enlisé dans la vase provinciale, j’étaismoins que jamais en mesure de comprendre la flamme dont brûlaientces gens extraordinaires.

Véra se rendit à la closerie pour imprimer lesproclamations. Ne craignant plus qu’elle puisse être arrêtée etmise en prison, j’en venais à confondre ignominieusement Véra,Larissa et ma maîtresse de province, ne voyant en elles que desmasques trompeurs de la luxure…

Je me jetai à corps perdu dans la viemondaine, et au mois d’avril je fréquentais déjà plusieurs salonsoù on me conviait sans cesse aux spectacles et aux soirées. L’unedes plus intéressantes devait avoir lieu le 4 avril chez un petitvieux de style européen, ami de ma tante.

Dès la veille, je m’occupai de ma toilette.J’avais la tête vide et légère, comme un joueur malchanceux, décidéà ponter jusqu’au dernier kopeck.

Le crépuscule était venu. Une brume laiteusevoilait le ciel et rendait lointains les édifices familiers.Éclairé par deux lampes, je me tenais devant une grande glace ettâchais de m’assurer, à l’aide d’un petit miroir à main, que lacoupe de mon uniforme neuf était impeccable.

On m’annonça que quelqu’un demandait à mevoir.

– Il n’a pas dit son nom, ça doit être unmonsieur pauvre, un solliciteur… ajouta l’ordonnance.

– Qu’il entre, dis-je distraitement,préoccupé par une couture de ma tunique que je devais examiner lecou tordu. Tout à ma besogne, je ne me retournai point vers levisiteur et l’aperçus dans la glace.

Le sang aux joues, confus comme un gaminsurpris à faire des bêtises, je me hâtai de cacher le miroir etcommandai au domestique :

– Ferme la porte et n’introduis pluspersonne jusqu’au départ de monsieur.

C’était l’étrange «fiancé» de Véra. Sans medonner la main, il me dit du ton dont on continue un entretiencommencé :

– Je vous prierai de transmettre à VéraÉrastovna… Il chancela, je le soutins et le fis asseoir dans unfauteuil.

– Mais vous êtes très malade !Qu’est-ce que vous avez ?

Je le croyais fou. Ses yeux bleus, à l’éclatintense, fixaient la lampe d’un air étonné, sa bouche aux lèvresd’enfant boudeur esquissait un faible sourire. Il paraissaitinconscient.

– Vous êtes malade, malade !répétais-je machinalement dans mon embarras. Je lui versai du vinqu’il but avec joie et qui le réconforta un peu.

– Oui, je suis gravement malade,avoua-t-il, mais cela tombe bien. Je vous prie de dire à VéraÉrastovna que ma maladie ne me permettait plus d’attendre. Il vautdu reste mieux, pour notre cause et pour moi-même, que nous ne noussoyons pas revus. Dites-lui encore que je la remercie…

Il se leva et marcha vers la porte.

– Qu’allez-vous faire ? Vous n’avezpas votre raison… Il me jeta soudain un regard ferme, chargé devolonté :

– Mais si, j’ai toute ma raison, et je leprouverai demain. Oui, à cinq heures, près du Jardin d’Été. Venezpour le lui raconter ensuite, à elle. Mais, je vous en prie, nedites mon nom à personne après ce qui se sera passé demain.

– Je ne sais pas qui vous êtes.

– C’est sans importance. Serviteur dupeuple, voilà mon nom !

– Je sais, vous ne me direz pas ce quevous projetez : un suicide ou un assassinat, et au fond, celam’est parfaitement égal ! criai-je, exaspéré que le sortm’aiguillât de nouveau sur une voie étrangère. Mais répondez-moi àune question qui importe à chacun : au nom de quoiagissez-vous ? Quel est votre but ?

– La liberté.

– C’est ce qu’on dit, mais je me refuse ày croire… Une liberté dont vous n’espérez pas jouir, car vous serezdans la tombe depuis longtemps et vous ne croyez pas àl’immortalité de l’âme. Je ne vous demande pas les motifsofficiels… c’est votre conviction intime qui m’intéresse. Pourquoiluttez-vous au profit des autres ?

Il répondit comme je m’y attendais :

– Pour tout homme, la liberté définitive,c’est la mort volontaire.

– Mais pour quoi ?

– Pour ce que chacun jugera bon… Il fautle trouver. J’ai trouvé, moi.

Subitement gêné, il rougit et fourra la maindans sa poche, son bras maigre gauchement plié au coude.

– Remettez cela à Véra Érastovna.

Il sortit un petit coq en argile, tel qu’on envend aux foires pour cinq kopecks.

– Un cadeau de ma mère, quand j’étaispetit.

Il fit demi-tour et s’en alla.

Je n’essayai pas de le retenir. Pourquoi cesgens faisaient-ils intrusion dans ma vie ? Je n’avais nulbesoin d’eux. Homme médiocre, ni sot ni intelligent, artiste manquéet officier raté, je n’en voulais pas moins vivre ma propre vie, etnon la leur.

Je marmonnai, en colère :

– Oui, ma propre vie, fût-elle pareille àcelle d’un cafard…

Je me soûlai tout seul et m’abattis sur ledivan, dans mon uniforme neuf, le coq d’argile serré dans ma main.Une idée fixe me harcelait dans mon ivresse : tiens-le bien,pour qu’il ne s’envole pas !

Je me réveillais en plein jour, la têtelourde, et je saisis aussitôt ma montre, craignant d’être enretard. Je ne savais plus où je devais aller : à un dîner dema tante Kouchina ou au five-o’cl0ck de deux autres maisons. Toutce que j’avais retenu, c’est que c’était pour cinq heures.

L’ordonnance qui avait la consigne de nejamais me réveiller, quel que fût mon état en m’endormant, apportale thé sur un plateau. L’ayant déposé, il se baissa soudain pourramasser un objet par terre.

– Ça doit siffler quand on lui souffledans la queue, dit-il.

– Veux-tu bien laisser ça et fiche lecamp ! criai-je en lui arrachant le jouet. L’ordonnance, queje n’avais pas l’habitude de rudoyer, me crut encore ivre etbafouilla :

– Un petit verre, votre noblesse, pourvous remettre d’aplomb ?

Je lui commandai de préparer un bain. La vuedu coq d’argile m’avait rafraîchi la mémoire ; je comprenaismaintenant toute l’horreur de ma conduite. J’avais reçu hier unmalade qui fomentait, dans son délire, quelque chose de sinistre,et bien que je me fusse rendu compte de son état, je n’avais rienfait pour le retenir.

Il aurait fallu le mettre au lit, l’empêcherde sortir ! À cinq heures, près du Jardin Été, il accompliraitson acte… Tant pis pour lui. Suis-je leur nounou, à tous cesindividus ? Est-ce mon rôle de les sauver au derniermoment ? Qu’ils finissent comme il leur plaît. Le reproche deLarissa de lui avoir apporté la mort m’avait durci. Et voilà que ce« fiancé » de Véra, ce dément, venait m’indiquer son jouret son heure ! Non, je n’irai pas !

 

Après le déjeuner, je m’en allai jouer aubillard. La chance me favorisait. J’en oubliai l’heure. Mais,au-dedans de moi, je devais être aux aguets. L’horloge sonnagravement la demie.

« Si ce n’est que la demie de cinqheures, j’ai le temps », me dis-je, et un regard au cadranconfirma mon hypothèse. Je prétextai un rendez-vous d’affaires etpartis vers le Jardin d’été…

Je ne peux plus écrire aujourd’hui. Lesouvenir m’accable, me broie le cœur. On dirait un colosse quim’empoigne et me relâche tour à tour, comme un chat jouant avec unesouris. Si, pour faire diversion, je voletais un peu à travers lachambre ? Mais j’ai peur d’Ivan Potapytch qui a déjàronchonné :

– Si tu parles tout seul, gare ! Jete mène chez les fous.

Or, je ne puis y aller avant d’avoir achevémon écrit. Il est adorable, cet Ivan Potapytch : depuis quej’ai été à la maison d’aliénés, il me croît déchu, déshonoré, commesi j’avais commis un vol ; il me tutoie et me gronde comme ungalopin.

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