Vêtus de pierre

Chapitre 4 Àcinq heures sonnantes

 

Aux abords du Jardin Été, je vis un spectacleinaccoutumé : une foule se massait contre la grille avec descris de rage et des « hourra ». Le tsar et ses neveuxétaient là, en voiture. Le cocher ne pouvait démarrer sous lapoussée de la multitude. Dans une autre voiture, il y avait lecomte Totleben en compagnie d’un quidam de piètre mine. Des dameslançaient de l’argent à cet homme et le saluaient en agitant leursmouchoirs, des boutiquiers grimpaient sur le marchepied pourl’étreindre. Un peu plus loin, c’était une mêlée affreuse :des policiers rossaient quelqu’un ou le protégeaient contre lafoule déchaînée. Je hélai un fiacre, montai dans la calèche vide etm’y tins debout, pour voir par-dessus les têtes.

– Le voilà, le misérable ! C’est luiqui a tiré sur le tsar.

Le cocher me montra un homme en noir, à quiles policiers liaient les mains derrière le dos ; d’autresformaient un cordon qui contenait la foule écumante, prête aumassacre.

On ne voyait pas le visage de l’homme ;il avait perdu son bonnet dans la lutte, je le reconnus à sescheveux mats, couleur de lin, et à ses épaules grêles. Il se tournatout à coup de mon côté et dit avec pénétration, dans lerayonnement de ses adorables yeux d’azur gris :

– Pauvres sots, c’est pour vous que jel’ai fait !

Même à cet instant, sitôt après l’attentat,son visage n’avait pas une ombre de cruauté.

– Régicide ! Antéchrist ! Àmort !

Les policiers l’avaient mis dans une calèche,et bien qu’il fût ligoté et n’opposât point de résistance, ils lemaintenaient par les deux bras. Tous se dirigèrent vers le Pontsuspendu, sous l’escorte d’officiers de cavalerie.

Je m’en allai au hasard. Je ne sais plus oùj’ai erré. Il me semblait voir une plaine immense, un ciel gris,sous mes pieds la neige fondue, noircie…

Mais peut-être que je suivais des ruesordinaires, bordées de maisons où d’honorables familles prenaientle thé autour du samovar. Cela m’était égal. Je marchais, serrantdans la poche de mon pardessus le petit coq d’argile. Les parolesde mon ordonnance me revinrent à l’esprit : « Ça doitsiffler quand on lui souffle dans la queue. » J’essayai. Il nesiffla pas, le trou devait être bouché. Je le remis dans ma pocheet le serrai de nouveau, comme si c’était mon unique point d’appuidans le monde réel. Mes pensées se débandaient. Des spectres hideuxme montraient leurs gueules et Pétia Karski hurlait à mon oreilleune chanson grivoise :

Capitaine, mon ami, sauvez la famille,

Le lieutenant s’est permis d’outrager ma fille…

Je n’avais qu’un souci : marcher aurythme de ces paroles.

Si j’ai l’esprit dérangé, comme l’a affirmé àIvan Potapytch le médecin chef, le mal date de ce jour-là.

Seulement, jusqu’à ces temps derniers, j’ai suporter un masque impénétrable, convenant à la société que jefréquentais.

Ce fameux jour du 4 avril, je me trouvai tarddans la soirée chez ma tante Kouchina. J’avais mis le coq d’argiledans la poche de mon pantalon et j’étais entré d’un airdétaché.

Il y avait énormément de monde, et j’eus lachance d’apprendre tous les détails de l’attentat, sans participerà la conversation. Sur les quatre heures, le tsar sortait avec sonneveu et sa nièce du Jardin Été où il faisait sa promenadequotidienne. Un inconnu lui avait tiré dessus au pistolet. Unpaysan du nom d’Ossip Komissarov avait, disait-on, fait dévier lecoup en frappant le bras du meurtrier.

L’assistance s’indignait. Les hommes, oubliantleur courtoisie, déblatéraient contre le criminel en termesgrossiers. Les belles dames rivalisaient d’ingéniosité dans lechoix des tortures à lui infliger pour le faire avouer et ellesproposaient d’en soumettre la liste au chef de la gendarmerie. Touss’irritaient que l’homme cachât son nom et ses qualités etprétendît être un paysan appelé Piotr Alexéev. Ils ajoutaient avecune joie maligne : puisqu’on ignore qui il est, on lui mettrales fers.

On rejetait la faute sur le prince Souvorov,gouverneur général, trop indulgent à l’égard des révolutionnaires.Le jour de l’attentat, il avait, paraît-il, reçu une lettred’avertissement, mais n’en avait pas tenu compte.

– On devrait faire venir Mouraviov :lui, il saura prendre des mesures…

Je m’en allai. Étant de nouveau ivre, jedormis d’un sommeil de plomb jusque tard dans la matinée. Une foislevé, je refis des visites. Je pouvais garder partout le silencesans étonner personne, car il n’y avait que trop de parleurs. Uneforce inconnue me poussait à écouter chaque jour tout ce qui sedisait au sujet de cet homme, dont je ne savais pas le nom. Luiseul occupait mes pensées.

Véra ne revenait pas de la campagne.Autrefois, j’aurais volé vers elle. Maintenant, tout m’était égal,sauf l’événement dont je me sentais complice. Le reste m’échappait,comme échappent au regard les choses situées en dehors du champvisuel. Une pensée confuse me traversait parfois : si, au lieude laisser partir cet homme aux yeux bleus, je l’avais mis au lit,rien ne serait arrivé. Mais je n’avais point de remords.

…………………………

Dans la Salle Blanche, Alexandre II avait ditaux nobles :

– Toutes les classes ont été unanimes àme témoigner leur sympathie ; ce dévouement m’est un soutiendans mon dur service. J’espère que messieurs les noblesaccueilleront avec joie parmi eux le paysan d’hier qui m’a sauvé lavie.

Ce noble frais émoulu, un ancien chapelier, unpochard, je l’ai vu, abruti de poignées de mains et d’accolades, àun dîner chez le prince Gagarine. Il se soûlait, la mine stupide,et en réponse aux toasts prolixes des patriotes, il bafouillaittoujours : « Trop aimables ». Son épouse, disait-on,s’intitulait «femme du sauveur».

Comtesses et princesses se l’arrachaient, leharcelaient de dîners et de raouts où il se tenait assis, les dixdoigts en éventail sur les genoux, jusqu’à ce qu’il s’écroulâtivre-mort sous la table.

Un pince-sans-rire lui avait conseillé deréclamer au tsar la dignité d’officier de bouche, quand celui-cilui demanderait ce qu’il voulait. On disait en plaisantant qu’ilaurait oublié la fin du titre et sollicité le grade d’officier toutcourt, ce qui lui aurait valu l’admission immédiate à l’écolemilitaire de Tver. Il prit bientôt sa retraite avec le grade decornette.

Par la suite, il sombra tout à fait dansl’alcoolisme et, à en croire les bruits, se serait pendu dans unaccès de delirium tremens.

Quant à Karakozov, il fut pendu.

Vroubel-le-Noir, en me révélant son schéma« d’électrification du centre », m’a expliqué qu’un coupassené avant terme ne troublait jamais les lois physiques normaleset que l’angle d’incidence restait alors égal à l’angle deréflexion.

Le coup de feu prématuré avait manqué son but,et les deux personnes agissantes étaient brisées par la force enretour. Karakozov fut pendu, Komissarov se pendit. Mais, le momentvenu, le tsar fut balayé.

Le jour où on mit les fers au coupable,Alexandre II reçut les congratulations du Sénat, venu au grandcomplet, le Ministre de la Justice en tête. Le lendemain, ce fut letour des ambassadeurs étrangers. Le métropolite Philarète envoya autsar une icône en l’honneur du miracle qui l’avait préservé de lamort.

Le sénateur de ma tante déclarait :

– Vraiment, Sa Majesté était bien endroit de dire : « La sympathie que me témoignent toutesles classes, de tous les points de l’immense empire, est pour moiune preuve touchante des liens indestructibles qui m’unissent à monpeuple fidèle. »

Les nouvelles pleuvaient :

– Vous savez, le prince Souvorov s’estdésisté de son poste de gouverneur général.

– Cette fonction sera abolie.

– C’est le général Trépov qui vacommander la police de la capitale.

– Rescrit au prince Gagarine, présidentdu conseil des ministres, avec ordre de « sauvegarder lesfondements ».

– Dieu merci, on ne mobilisera que lesforces bien intentionnées !

– Le comte Mouraviov est convoqué. Ilrenversera Valouev.

– Et il fera payer à Souvorov, le princelibéral, sa boutade de chasse.

– Comment, vous ne savez pas ?Voyons, comme le tsar venait d’abattre un ours d’un coup bienajusté, voilà que Souvorov a fait allusion à un ours bipède quimériterait le même sort. Le tsar l’a vertement rembarré…

J’appris une autre information, importantepour moi : le comte Chouvalov, rappelé des provinces baltes,était nommé chef de la gendarmerie.

Le prince Dolgoroukov communiqua sous lesecret, à un petit vieux de ma tante, qu’on interrogeait lecriminel jour et nuit, sans le laisser dormir une heure ; bienqu’il fût à bout de forces, on serait encore obligé de le« travailler » un peu. On parlait en ville d’autrestortures, infligées en supplément à l’insomnie. Il n’avait toujourspas dit son nom. Comme on le sait, son identité fut découverte parhasard, d’après un mot trouvé à l’hôtel où il logeait : ilétait noble et s’appelait Karakozov. Son cousin, Ichoutine, amenéde Moscou, confirma les suppositions. Quand je sus l’arrestation del’écrivain Khoudiakov, organisateur de la société« Enfer », je redoutai chaque jour d’entendre les noms deVéra et de Linoutchenko.

Karakozov fut transféré au ravelin Alexéevski.La cour suprême siégea dans le logement de Sorokine, le commandantde la forteresse. Pour agir moralement sur le criminel, l’inciter àla franchise et au repentir, on lui avait adjoint le célèbrearchiprêtre Palissadov. Exténué par les interrogatoires, le détenu,une fois rentré dans son cachot, ne pouvait se reposer uninstant : il devait écouter debout, sans s’appuyer au mur, lamesse et les discours du père Palissadov.

Je ne pouvais pas sentir ce prédicateur à lamode, qui officiait chez ma tante deux fois par an. Il enseignait àl’université, et un joyeux étudiant de ma connaissance assaisonnaittoujours le jeu de billard d’anecdotes sur son compte, en s’amusantà mimer ses gestes et son parler de Nijni-Novgorod croisé defrançais. Pour prouver que la foi sans actes est dénuée de vie, lepope disait :

– Supposez un flacon qui contient deuxliquides, l’un jaune, l’autre bleu, deux couleurs sansagrément ; essayez de les agiter, de les mélanger, et vousaurez un délicieux vert de gris.

Le père Palissadov tirait une conclusion nonmoins plaisante de la charité divine : il exhortait sesauditeurs à s’extasier sur la nature artiste de Dieu qui avait créél’homme non seulement dans un but utilitaire, mais pour lesplaisirs les plus raffinés.

– Les organes de l’odorat et du goût nesont-ils pas, en effet, des instruments du plaisir ?S’exclamait-il en ouvrant les bras d’un air ravi. Car pourl’entretien de notre corps mortel, il aurait suffi d’avoir dans leventre une fente en forme de poche, pour qu’on y verse lanourriture directement des assiettes.

Bien bâti, les cheveux noirs, mêlés de filsd’argent, Palissadov avait des manières laïques. Il parlaitvolontiers de son recueil de sermons, publié en français àBerlin.

Il s’était si bien francisé à Paris, qu’à sonretour en Russie il avait demandé au métropolite l’autorisation deporter les cheveux courts et des habits de ville. Cette audacefaillit lui valoir la claustration.

Quelle consolation pouvait donner à Karakozovce personnage vain et frivole ? Du reste, nous avonsaujourd’hui la preuve que ce prêtre mondain avait demandé àassister les condamnés à mort uniquement pour faire sacarrière…

Cette nuit, par la force de la pensée, je mesuis transporté à la date évoquée la veille. J’ai beaucoup réfléchià Mikhaïl. Que devait-il éprouver quand on torturait non loin delui Karakozov, pour l’emmener ensuite au supplice ? Certes, jesavais que leurs cachots n’avaient aucune communication. Mêmevoisins, ils n’auraient pu se parler en frappant au mur. Mais ausommet du martyre il est possible d’en savoir plus qu’à l’étatnormal.

Ainsi, j’ai vu cette nuit Mikhaïl et je mesuis renseigné. Je continue donc mon récit comme témoin. Nous avonspassé ensemble chez Karakozov. Mikhaïl avait, dès cette époque,appris par la souffrance ce que Vroubel-le-Noir m’a révélédernièrement, au déclin de ma vie : la pénétrabilité de lamatière sous la pression de la volonté.

Cette nuit – chronologiquement, c’était enavril 1866 –nous entrâmes donc chez Karakozov.

Exténué par l’insomnie et les interrogatoires,il avait presque perdu le don de la parole ; Mouraviovlui-même se proposait de rapporter au tsar que, de l’avis desmédecins, il fallait accorder un répit au criminel.

Nous survînmes alors que Palissadov, lesvêpres achevées, remballait avec soin ses habits sacerdotaux dansun foulard étendu sur la table faite d’une planche vissée au mur.Mikhaïl et moi allâmes nous cacher derrière le poêle. Je nereconnaissais plus Karakozov, que j’avais pourtant vu il y avait unmois à peine. Il était moins vivant que nous.

S’il avait su se mouvoir dans notre espace, ilse serait retrouvé. Mais, encore rattaché à la masse du squelette,des muscles et du sang, il devait employer à conserver sa formematérielle le peu de forces qui lui restaient jusqu’au terme fixépour chacun de nous. Quant à la partie pensante et sensible de sonêtre, elle avait déjà quitté cette forme, c’est pourquoi il avaittant de peine à nous répondre dans le langage humain usuel.

Palissadov, mécontent d’avoir à officier sansdiacre ni sacristain – il avait par la suite réclamé undédommagement pécuniaire pour cette incommodité – s’approcha deKarakozov avec son baluchon, la figure maussade. Il leva la mainpour la bénédiction. Son visage très mobile s’épanouit aussitôtdans l’extase religieuse et sa voix veloutée de prédicateur choyéproféra :

– Ayez la foi ardente dans l’invisiblejuge de votre vie, pour qu’il épure votre âme jusqu’à l’étatangélique !

Il appliqua sa main blanche et potelée contreles lèvres violettes du détenu qui restait là, inerte, livide, sesbeaux yeux ternis.

Enchanté de sa propre éloquence, Palissadovagita encore la main, sur le pas de la porte :

– Oui, que Dieu vous épure jusqu’à l’étatangélique !

Karakozov s’effondra, à demi évanoui, sur sacouchette, Mikhaïl vint s’asseoir à ses pieds, je m’agenouillaiauprès de lui et dis en baisant sa main décharnée, couleur decire :

– Pardonnez-moi de ne pas vous avoirretenu la veille de l’attentat, quand vous étiez venu chez moi,malade. Car si vous aviez toute votre raison, vous n’auriez pasrisqué l’aventure.

D’une secousse, Karakozov se mit sur sonséant. La rougeur avait envahi ses joues creuses. Ses yeux, d’unbleu intense, flamboyaient. Il prononça de sa voix assourdied’autrefois :

– Si j’avais eu cent vies, je les auraistoutes données pour le bonheur du peuple !

Ces paroles qui résument le fond de soncaractère sont connues : il les a écrites au tsar.

– Ah, que vous êtes heureux !s’écria Mikhaïl. Votre mort fera naître de nouveaux héros. Ah,pourquoi mon triste sort n’est-il pas égal au vôtre !

Mikhaïl se mit à hurler en cognant sa têtecontre le mur. Les gardiens accourus lui mirent brutalement lacamisole de force et nouèrent les manches derrière son dos… Fou derage, je me jetai sur eux, les poings levés… la vision disparut.J’ouvris les yeux en gémissant. Ivan Potapytch, debout à monchevet, m’offrait un verre d’eau :

– Tiens, bois ça, tu as fait un mauvaisrêve. Et ne crie plus, tu vas effrayer les petites.

Je m’excusai et feignis de me rendormir.Évidemment, j’avais désobéi aux instructions deVroubel-le-Noir : pour se rendre maître du centred’électricité animale, il faut une impassibilité absolue. Monardente pitié pour Mikhaïl m’avait expulsé, tel un corps étranger,de la sphère subtile qui garde les empreintes des événements…

Au bout d’un instant, je parvins à rassemblerma volonté brisée par le sentiment et à m’assimiler au chirurgienqui, avant l’opération, concentre d’autant mieux ses facultés qu’ilest plus aguerri.

Me revoici dans le cachot de Mikhaïl, aux murstapissés de moisissure, avec la pauvre paillasse dont on avaitenlevé les draps pour qu’il ne s’avisât plus de se pendre. Couchésur le dos, emmailloté de blanc des pieds à la tête, ainsi qu’unemomie, il est perdu dans une douce torpeur. Son visage, que ladémence et le courroux défiguraient tout à l’heure, estcalme ; ses lèvres pâles esquissent un faible sourire. Ilétait ainsi à ses rares moments de joie insouciante, quand nousluttions sur la table du dortoir et roulions à terre dans un grandfracas. Craignant de troubler cette détente et de céder à unattendrissement qui me ferait perdre de nouveau mon empire surmoi-même, je me garde de l’éveiller et pénètre seul chez Karakozov.Le surveillant est dans son cachot. Sur son ordre, les gendarmeshabillent le détenu pour le conduire à la première séance de laCour suprême, dans le logement du commandant.

Je ne sais comment on nous mena du ravelinAlexéevski à la forteresse. Cela avait dû se produire la nuitpassée. On ne sortait jamais du ravelin, ni le jour ni la nuit.

La commission suprême qui siégeait dans levaste salon du commandant devait remettre aux principaux inculpésla copie de l’acte d’accusation et leur accorder le droit deprendre un avocat.

Je me souvins d’un incident raconté chez matante par un sénateur. Avant de faire entrer Karakozov, le princeGagarine, président du tribunal, avait eu une altercation avec legreffier : le prince insistait pour qu’on tutoyât l’accusé, unpareil scélérat ne méritant pas d’être traité avec plus d’égards.Le greffier finit par le convaincre que cette manière d’exprimerson indignation était inconvenante pour un juge. Maintenant, à lavue de Gagarine, homme grisonnant au grand nez et à la barbetouffue, qui ressemblait à un bon loup, je me rappelais laconclusion de ma tante Kouchina, son alliée. Alors, si le criminelest un noble, on n’a pas le droit de le tutoyer, même sous lapotence !

Karakozov allait être jugé le premier dugroupe. Je me mis aussitôt à côté de lui. Quatre soldats nousencadraient, sabre au clair. De sa main fine et osseuse, l’accusétiraillait sa moustache. Il semblait embarrassé, ne sachant oùaller ni sur quoi s’asseoir.

–Approchez, Karakozov ! dit le princed’une voix tremblante d’émotion : brave homme au fond, il luicoûtait de rendre une sentence de mort.

On avait amené comme témoin Ossip Komissarov,le sauveur présumé, dont la moitié de la ville disait que c’étaitun fantoche du comte Totleben. Mais ce chapelier ivrogne, quis’était trouvé par hasard le plus près de la grille, devaitsymboliser la main du peuple protégeant le tsar. Le symbole s’étaitchangé en idole. Personne ne croyait à la fable du sauvetage, maisaprès la déposition de l’individu, le président du tribunal seleva, les autres l’imitèrent, et le prince Gagarine luidéclara :

– Ossip Ivanovitch, recevez la gratitudede toute la Russie !

Karakozov tressaillit. Il promena sur lesvisages un regard désolé ; un pâle sourire effleura ses lèvreslorsqu’il rencontra les yeux ahuris de Komissarov qui, le torsebombé et les mains sur la couture du pantalon, comme une ordonnanceposant chez le photographe, plissait son front bas dans un effortde réflexion, essayant de comprendre pourquoi on le fêtait denouveau.

J’ignore si j’ai vu tout cela moi-même, ou sije l’ai entendu raconter, ou si je viens de le lire dans les livresque m’a apportés Ivan Potapytch…

Ma raison se brouille, car je suis inaccoutuméà la nouvelle façon de penser et de sentir. Tout ce qui estémouvant me fait la même impression, que je l’aie lu, entendu ouvu.

Sur la table des pièces à conviction, il yavait les pistolets de Karakozov, une cassette et le poison que,dans son saisissement, il n’avait pas eu le temps d’avaler aussitôtaprès l’attentat.

Ses yeux étaient rivés à la table. En uneseconde, le poison absorbé eût mis fin à l’horrible attente de lapeine capitale. Ses yeux paraissaient décolorés. Une lutte atrocealluma son regard lourd, puis la flamme mourut. Prunelles d’un bleuterne, épuisées d’insomnie… Battement précipité des paupièresrouges…, Karakozov renonçait au suicide et acceptaitl’exécution.

Au bout d’une minute, le comte Panine, aprèss’être concerté tout bas avec son voisin, enleva prestement lepoison et les armes.

En voilà assez pour aujourd’hui. Le violentcombat intérieur de Karakozov m’a brisé, comme si on m’avait faitpasser par le cœur un courant électrique à haute tension. Le cœur asuccombé, mais je reste en vie.

Quelle force, quelle foi dans sa causedevaient donc soutenir cet homme qui, à deux reprises, devant laperspective de tortures morales inouïes et d’une exécution différéed’un mois à l’autre, résista à la tentation d’une mortimmédiate !

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