Vêtus de pierre

Chapitre 8De Thèbes, ville de L’Égypte Ancienne

 

Quand Véra fut rétablie, je l’emmenaiavec Marfa à Pétersbourg, chez la mère de Beidéman que j’avaisinformée par lettre. Elle nous reçut à bras ouverts, se montratendre et affectueuse pour Véra, l’installa dans une chambreproprette et un peu austère, comme la maîtresse du logis. Elleapprit alors leur futur rendez-vous en Italie et tout ce qui, àl’époque, ne devait pas s’écrire et ne se disait qu’à voixbasse.

C’était une personne étonnante : elle quiadorait son fils, éprouvait à son égard encore plus d’estime qued’amour. Élevée comme toutes les femmes de la noblesse dansl’esprit monarchiste, elle s’entendait mal aux choses politiques.Mais tout en restant ce qu’elle était, elle trouvait moyen de nepas s’effarer des idées de Mikhaïl, ni de les contredire.

Elle évitait d’ailleurs de poser desquestions, elle avait seulement soif de nouvelles, et son souhaitfut exaucé.

Le peintre Linoutchenko et sa femme étaientrevenus du Midi. Il apportait une lettre de Mikhaïl, remise par unmystérieux agent de liaison. Beidéman faisait l’éloge enthousiastede Garibaldi, décrivait son entrée à Naples avec les «mille». Maisil ajoutait que Garibaldi lui conseillait de servir son propre payset le pressait de rejoindre Herzen à Londres. Il partait donc pourl’Angleterre.

Puis ce fut Véra qui reçut un message transmispar la même voie secrète aboutissant à Linoutchenko. Mikhaïl disaitavoir appris par les journaux le malheur de Lagoutino. Sansattendre Véra à Paris, il allait revenir en Russie, d’autant plusque son devoir l’y appelait.

Véra se rasséréna et reprit courage.

Linoutchenko, que je ne pouvais souffrir,s’éternisait auprès d’elle. Nerveux, remuant, il avait la manie decligner ses petits yeux verts, au regard fureteur. Il était trapu,large d’épaules, avec des cheveux noirs, un front saillant, desyeux bridés et un nez volumineux. Quand il parlait, du reste, sonvisage était expressif et spirituel.

Dans son atelier de l’île Vassilievski, je fisla rencontre singulière d’un homme qui fut mon unique soutiendurant les années terribles. Et s’il était encore de ce monde,c’est lui, et non un prêtre que j’aurais consulté à ma dernièreheure.

Mais il n’est plus. Iakov Stépanovitch, legrand sage, est mort. C’était un domestique du palais qui, ayantpris sa retraite, distribuait toute sa pension aux pauvres. Ilpassait pour avoir des dons prophétiques et il était connu dans lequartier. Comme il avait des relations et une certaine influence,Linoutchenko avait besoin de lui pour ses projets.

Le vieillard venait souvent voir le peintre,auquel il vouait une affection singulière. Un jour quej’accompagnais Véra dans l’île, elle m’entraîna à l’atelier dedessin où Linoutchenko avait prié Iakov Stépanovitch de poser.

C’était une vaste pièce recoupée en long et enlarge d’un système compliqué de cordes, comme un galetas delogements à bon marché. Linoutchenko avait inventé ce dispositifpour faciliter l’étude de l’anatomie.

Certaines cordes pendaient, libres à unbout ; d’autres, tendues, vibraient au moindre contact. Ungros câble noué au crochet de la lampe descendait jusqu’au sol oùil allait se perdre en serpentant dans un coin obscur.

– Ça me rappelle l’inquisition, dis-je enriant à Linou-tchenko.

– Les concierges eux-mêmes s’effraient,bien qu’ils ignorent l’histoire de l’Occident, répondit-il. Maisrassurez-vous, personne n’y laisse sa peau. Quand on désarticuleles bras du patient sur cette estrapade, – il montra le crochet dela lampe, – on peut en dénombrer tous les muscles… Nousn’infligeons du reste aucune torture à Iakov Stépanovitch ; ilse tient à son aise.

– Et je vois d’ici que ce jeune hommen’est pas dans son assiette, dit à mon adresse Iakov Stépanovitch,un petit vieux proprement vêtu, dont le visage aimable, sillonné derides fines, s’encadrait de duvet blanc. Sa perspicacité m’étonna,car je cachais mon angoisse. Je simulais la gaîté, mais unelangueur s’emparait de moi, comme un présage d’évanouissement ou demaladie grave. L’âme dévastée, annihilée, je sentais mes brasalourdis d’un fardeau qui me courbait vers le sol. J’aurais voulum’étendre et ne plus bouger.

J’étais égaré. Pour l’amour de Véra, jefrayais avec des gens qui m’étaient antipathiques, sans pouvoir, àl’instar de la vieille mère de Mikhaïl, associer inconsciemment deschoses incompatibles. Mes nerfs se détraquaient de jour en jour, jecraignais qu’une révolte subite de mon être ne me dévoile aux yeuxde Véra et ne m’oblige à la quitter. Mais autant valaitmourir ; je continuais donc à traîner mon masque de garçonsoumis.

Quant au vieux Iakov Stépanovitch, profitantde ce que Linoutchenko était en conversation avec un autre peintreet que je lui proposais de prendre du repos, il s’avança vers moi àpas menus et dit, les yeux clignés dans un sourire :

– Ne te désole pas, tiens le coup,puisqu’il le faut ! À sa naissance, l’homme n’a pas de nom, ilignore s’il a une âme : il essaye de la dépasser d’une manièreou d’une autre, et c’est alors qu’il se heurte à ses frontières.Mais après avoir subi plusieurs fois la mort spirituelle et enavoir triomphé, il prend un nom et s’initie à ses risques et périlsau grand labeur, aux peines terrestres. C’est au feu qu’on cuit lesbriques.

– Et si les briques éclatent ?demandai-je en souriant.

– Si tu cèdes à l’esprit de corruptionpour te désister de toi-même et te laisser conduire par d’autres, àseule fin d’avoir la paix, tu trahiras ta vie, mon ami. Tu aurasl’air d’un homme comme tout le monde, mais au fond tu mèneras uneexistence inutile, tu seras pareil à une cosse vide. Il est biendit qu’on ne doit pas enterrer son talent, n’est-ce pas ?

– Je suis loin de songer à cela, dis-jeen riant.

– Bon, fais le fier tant que tu en escapable, répliqua le vieillard, le sourire aux lèvres. Voilà monadresse, à tout hasard : n° 3, Dix-septième avenue…

Il répéta le numéro à deux reprises, de sorteque je le retins malgré moi. Mon heure venue, j’allai le trouver.Mais cela n’arriva que beaucoup plus tard ; la fois dont jeparle, je me détournai de lui pour regarder les peintres.

Ils étaient cinq ou six jeunes gens et deuxjeunes filles, tous élèves des Beaux-Arts, amis deLinoutchenko.

– Alors, on ne dessine pas ? demandal’un d’eux, long et maigre.

– Nous attendons trois camarades,répondit Linoutchenko. Ils sont allés voir un Giorgione chez leprofesseur.

La séance de dessin n’eut pas lieu ce jour-là.À peine les artistes furent-ils installés, qu’on frappa à la porte.Bikariouk le Chevelu, un camarade de Linoutchenko, entra, affubléd’un pardessus trop court. Il était suivi de sa femme Macha et d’unpeintre d’assez petite taille. Macha avait les yeux rougis par leslarmes.

– Alors, vous revenez bredouilles ?s’enquit Linoutchenko. C’était donc une blague, cetableau ?

– C’est bien un Giorgione, réponditBikariouk, maussade. Le professeur l’a eu au marché aux puces. Lesveinards trouvent des perles jusque dans le fumier. Mais il nes’agit pas de ça… Il est arrivé malheur à Krivtsov.

– À Krivtsov ? Linoutchenko, devenupâle, s’approcha de Iakov Stépanovitch : On ne dessinera plusaujourd’hui, dit-il.

– Krivtsov s’est pendu, lança Bikarioukd’une voix entrecoupée.

Un grand silence se fit. Véra semblaitimplorer des yeux un démenti. Macha et les jeunes fillespleuraient.

– Il a reçu de son village une lettreannonçant que son père était mort sous le knout. Ses parents sontdes serfs de la province de Kazan, lui-même n’est libre que depuisdeux ans. On avait condamné le vieux à mille coups de knout, maiscomme il avait le cœur faible, il a succombé. On a trouvé dans lapoche de Krivtsov la lettre du diacre, parvenue aujourd’hui. Il aagi sous l’impression du moment… Et il a fixé un billet à sondernier tableau : « Maudit soit le despote, maudit soitle pays d’esclaves ! » Le voici, je l’ai enlevé, car onaurait pu arrêter sa sœur. Elle ne sait rien encore, nous sommesvenus les premiers.

Linoutchenko arpentait la pièce d’un paslourd. Tous se taisaient, atterrés. Il faisait nuit déjà, maispersonne n’allumait. La lune, large et curieusement aplatie,brillait au bas du ciel clair, en face de la fenêtre. Bikariouk,assis sur l’appui, profilait sur le réseau des branches sasilhouette recroquevillée, à barbe hirsute, aux cheveux tombant enlongues mèches noires.

Il dit d’une voix étranglée :

– Et si vous voyiez le tableau qu’il alaissé en plan ! Le hopak, notre danse nationale ukrainienne.Ce n’est pas la maison de torchis traditionnelle, avec lestournesols et le rustre en goguette, c’est l’Ukraine tout entièrequ’il a su évoquer ! Ah, quel artiste on a faitpérir !

– C’est de notre faute ! Vousm’entendez ! dit Linoutchenko en s’arrêtant. Tant que nous neserons pas résolus à consacrer toutes nos forces, toute notre vie àla lutte contre la violence, nous sommes complices desmeurtriers !

– Tu voudrais qu’on se batte à coups depinceau et de palette ?

– Il est des cas où un pays n’a besoinque de citoyens et non de peintres. Le citoyen, lui, trouveratoujours des armes. Vous avez tous lu la Cloche du 15avril ; n’êtes-vous pas tous d’accord ? Le tsar a trompéle peuple ! Le servage n’est pas aboli. Tout honnête hommedoit combattre un gouvernement félon qui noie dans le sang lesjustes revendications des paysans opprimés. Notre camarade, unjeune peintre de génie, n’a pas pu survivre à la mort ignominieusede son père. Il s’est suicidé en maudissant son pays asservi.Acceptez donc votre part de malédiction, tant que vous êtesvous-mêmes esclaves. Qui est avec moi ? cria Linoutchenko. Legroupe d’Ataev nous propose de fusionner. Ensemble, nous doubleronsnos forces. Mes amis, que la mort tragique de Krivtsov nous fasseau moins progresser d’un pas !

Bikariouk se leva d’un bond et vint parler àl’oreille de Linoutchenko.

– Je m’en moque ! riposta celui-ci.Attends, je vais te livrer à ton tour.

– Messieurs ! Il s’approcha de moiet de Iakov Stépa-novitch qui était très pâle, mais calme. Moncamarade me dit qu’il y a des étrangers parmi nous. Mais vous,Iakov Stépanovitch, je vous connais depuis longtemps et vousrespecte comme un père. Il s’inclina devant le vieillard. Quant àvous, Sérioja, bien que vous soyez militaire, vous êtes un amid’enfance de Véra, et…

– Je réponds de Sérioja comme demoi-même, intervint Véra.

La fin affreuse de ce remarquable jeune hommeque je connaissais personnellement, m’avait consterné ; maisde là à vouloir adhérer à un groupe politique dont je ne partageaispoint les idées, il y avait loin. Je perdis contenance, à court depensées et de paroles qui m’eussent désolidarisé à jamais de cesgens-là. Je m’étais avancé au milieu de la pièce pour dire quelquechose, lorsque des coups violents frappés à la porte attirèrentl’attention générale.

Quand le nouveau venu rabattit le col de sonpardessus et enleva sa casquette, pareille à celles que portaientles petits fonctionnaires, je fus saisi de stupeur. C’était Piotr,mon ordonnance ! Ma surprise s’accrut encore de le voiraborder Linoutchenko d’égal à égal, sans me remarquer dans sonémoi. Il lui parla familièrement. Puis il me reconnut, tressaillit,se mit instinctivement au garde-à-vous :

– Votre noblesse…

Le sang à la tête, je fus emporté par mamorgue d’officier :

– Qui t’a permis…

Mais Véra me saisit les mains avec une forceinattendue et cria, hors d’elle :

– Plus un mot, ou tout est fini entrenous ! Il n’y a ici ni soldats, ni gradés. Piotr est uncamarade fidèle, il a souffert de la tyrannie de mon père, et celuiqui n’est pas son ami sera mon ennemi.

Linoutchenko l’emmena à l’écart :

– Du calme, je vais tout lui expliquer.Et venant à moi : Piotr est membre de notre groupe, auquelnous vous invitons à adhérer. Libre à vous de refuser, mais vous neserez sûrement pas un délateur. Si cette violation de la disciplinerépugne à vos sentiments d’officier, vous avez un moyen fortsimple : demandez à changer d’ordonnance, quoique cela puissenuire à notre cause. Piotr a un compère qui est gardien auIIIe Bureau et qui lui donne de précieux renseignementssur les détenus politiques, pour nous permettre d’alléger leursort. Je vous le dis comme à un homme dont la loyauté estincontestable. Je t’écoute, Piotr, quelle nouvelle nous apportes-tuavec tant de hâte ?

J’étais furieux : comment osait-ilinsister à ce point sur ma loyauté ? Trop agité pourrassembler mes idées sur-le-champ, je décidai de décliner, lesoir-même, dans une lettre, toute participation à l’activité dugroupe de Linoutchenko. Mais j’oubliai tout au monde dès que Piotrfit sa communication.

– Le 18 août à cinq heures du soir,dit-il, Mikhaïl Sté-panovitch Beidéman, descendu d’un bateau venantde Vyborg, a été remis au capitaine Zaroubine, premier aide de campdu corps de gendarmerie, et interné dans la prison duIIIe Bureau !

Vera tomba sans un cri. Tandis que nousl’étendions sur un canapé et tâchions de la ranimer, Linoutchenkodemandait des détails : d’où avait-on amené Beidéman ?que savait-on de son arrestation ?

Piotr n’avait appris qu’une chose de soncompère : Mikhaïl avait été arrêté en Finlande, à la frontièrerusse. On n’avait trouvé sur lui que des bagatelles : unpistolet hors d’usage, un canif et un peigne dans un étui.D’Uleaaborg on l’avait amené à Vyborg puis, par mer, àPétersbourg.

Il faut que je cite, à titre d’explication, unextrait des documents d’archives publiés dans la brochure que jegarde toujours sur moi : «Le 18 juillet 1861, dans la paroissede Rovaniemi, province d’Uleaaborg, dans le nord de la Finlande, legarde Kokk remarqua un inconnu à la station de Korvo. Questionnésur son identité, l’homme prétendit être Stépan Gorioun, forgeronde la province d’Olonetz ; n’ayant pas trouvé de travail enFinlande, il revenait au pays par la province d’Arkhangelsk. Commeil n’avait pas de passeport, le garde l’arrêta et le fit conduirepar le bedeau à Uleaaborg, pour le mettre à la disposition dugouverneur. Là il fut interné, et le 26 juillet, àl’interrogatoire, il répéta les renseignements donnés au garde.Quatre jours après, Stépan Gorioun demanda à être de nouveauinterrogé et déclara que ses renseignements étaient faux, qu’ilétait Mikhaïl Beidéman, lieutenant, passé en juillet 1860 en Suèdepar Tornio, de là en Allemagne, et qu’il revenait maintenant del’étranger !…

L’arrestation fut annoncée au grand duc quiordonna de transférer immédiatement le détenu au IIIeBureau. »

Les Linoutchenko gardèrent Véra chez eux. Elleavait le délire, il fallut appeler un médecin. Je cherchai Piotr,mon ordonnance, mais il avait disparu. Je sortis de l’atelier avecIakov Stépanovitch, triste et silencieux.

En me quittant, il dit d’un tonofficiel :

– Rappelez-vous mon adresse, mon ami.Vous êtes orphelin, et les orphelins ont besoin deconseils !

Et il s’éloigna après m’avoir salué. Je mesouviens qu’en le suivant des yeux je fus surpris par la jeunessede sa démarche ; il allait d’un pas léger et net, le dos biendroit, comme s’il était exempt du lourd fardeau des années.

Il se faisait tard. La lune, toujours énorme,voguait dans un ciel crépusculaire dont la voûte, au-dessus dulointain Saint-Isaac, semblait vide. Les sphinx, telles destigresses fatiguées, se faisaient face, et je lus pour la centièmefois l’inscription : «Sphinx de Thèbes, ville de l’Égypteancienne, transportés à Saint-Pétersbourg en 1832.»

Je me rappelle bien cet instant. Derrière lemur de granit, la Néva roulait ses eaux de plomb où des chalandsfaisaient des taches noires. Sur l’autre rive, parmi lesinnombrables trous des fenêtres, de rares lumières clignotaient çaet là, ainsi que des yeux vivants. Dans le fond, l’immense Académiedes Beaux-Arts, que ne surmontait pas encore la statue de Minerve,érigée beaucoup plus tard, paraissait plus proche qu’en pleinjour.

J’étais là, confondu, désorienté. Mon honneurd’officier, ma dignité de gentilhomme, tous mes principes moraux etpolitiques s’acharnaient contre mes affections : l’amour sansbornes que m’inspirait Véra et la fidélité que je devais à sesamis. Et Piotr ? Que faire de lui ? Comment nousreverrions-nous ? Je sentais de tout mon être que l’audace deses affinités secrètes avec les conspirateurs méritait rien moinsque le peloton d’exécution. Et qu’adviendrait-il de Mikhaïl ?Ce serait sans doute à moi de faire les démarches nécessaires pourson élargissement, de recourir aux relations de ma tante, desolliciter Chouvalov et Dolgoroukov, parents et amis de ma famille.Mais que leur demanderais-je ? La mise en liberté d’unimplacable ennemi du tsar ! Et dans quel but ? Pour qu’àl’avenir il s’y prenne mieux dans sa lutte destructive…

Non, c’en était trop. S’ils avaient eu lamoindre estime pour moi, ils auraient dû me ménager davantage,m’épargner, ne serait-ce que par la ruse qui les caractérisait, lesupplice de cet intolérable dédoublement intérieur.

Mais je n’étais à leurs yeux qu’un mécanismepratique. Et de même qu’on jette du charbon dans une machine àvapeur, pour l’alimenter, ils jouaient sur ma prétendue loyauté,afin de m’exploiter à leur gré.

Je descendis l’escalier de la berge. Ilfaisait froid au bord de l’eau. Les vagues lourdes avaient desreflets ternes. Je songeai un instant à m’y étendre, pour flotter àla dérive et sombrer… Et ces deux-là, venus de Thèbes l’ancienne,ne tourneraient même pas leur tête couronnée d’une tiare.

Mais au souvenir de Véra, je rentrai,frissonnant. Je savais qu’elle aurait besoin de moi toute mavie.

En 1918 j’ai repassé par cet état, au mêmeendroit et à la même heure.

Vêtu de mes guenilles et déjà réduit à lamendicité, j’errais jour et nuit par la ville et j’observais, sanséveiller de soupçons, vu ma vieillesse…

Une nuit, comme la grande lune aplatierépandait sa lueur blafarde, je vis un homme se jeter dans la Néva.Une longue cicatrice allant de l’oreille droite au bas du nez,rougeoyait dans la clarté crépusculaire. Je la connaissais… Biensûr ! C’était ce fameux coup de sabre turc qu’il reçut quand,poussés par une folle audace, nous avions pris tous les deux lesdevants. Le gros de la troupe nous rejoignit et l’avant-garde del’ennemi fut capturée. Cette cicatrice a valu au capitaine Alférovla croix de Saint-Georges…

Aujourd’hui, vieillard rigide, il quittait lavie stoïquement, en militaire qu’il était. Je le vis saluer à lamode russe les quatre points cardinaux, se déshabiller sans hâte,entrer dans l’eau, s’éloigner à la nage, disparaître. Je nel’interpellai point. Il avait raison à sa manière. Je descendis lesmarches. Les eaux grises murmuraient, voraces, battant le granit àmes pieds. Ah ! qu’elle me fascinait, cette lourdeprofondeur…

Mais la pensée de Véra me retint. Je luidevais, à elle qui dormait depuis longtemps du sommeil éternel, defaire connaître au public le martyre de Mikhaïl, avant dem’éteindre à mon tour.

Je remontai. L’énorme silhouette de l’Académiese dressait, comme jadis, sans la statue de Minerve qui s’étaitécroulée vers 1890 en crevant le plafond. Les sphinx se regardaienttoujours, mystérieux et indolents, au-dessus de l’inscriptionséculaire : « …De Thèbes, ville de l’Égypteancienne ».

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