Vêtus de pierre

Chapitre 4L’œil de sorcière

 

Les fêtes de Pâques n’étaient pas trèstardives cette année. La forêt se couvrait d’un tendre duvet deverdure qui accentuait le noir sinistre des vieux pins. Et cetteroute de Lagoutino est restée sinistre dans mon souvenir. C’étaiten 1860. Le régime du servage en était à ses derniers jours. Parmiles divers courants et groupes politiques, favorables ou hostiles àl’affranchissement, il y avait des gentilshommes très cultivés, del’école voltairienne, qui faisaient bande à part, insoumis à Dieuet aux lois humaines, n’écoutant que leur humeur fantasque.

Tel était le père de Véra, Éraste PétrovitchLagoutine, l’un des hommes les plus instruits de son temps et qui,selon sa propre expression, ne croyait ni aux songes, ni au chiffre13, ni aux cris des corbeaux. Il traitait la civilisation decochonnerie universelle, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir àLagoutino une excellente galerie de tableaux. Il voyait dansl’affranchissement des paysans un attentat à ses pouvoirs, à seshabitudes, et par la suite, comme on dit, il passa toutes lesbornes.

Veuf, il aimait à courir le cotillon. Sespaysans n’avaient pas à se plaindre d’un excès de corvées, maiscomme il ne laissait point passer une seule jolie villageoise sanslui témoigner sa haute bienveillance, de terribles rancuness’amassaient contre lui.

Sa fille Véra avait grandi sous la tutelle degouvernantes françaises, tantôt élevées par le caprice du maître aurang de maîtresse de maison, tantôt rabaissées à l’emploi de bonned’enfant. Ces bonnes changeaient souvent. Véra s’était habituée àvivre renfermée et à chercher aide et soutien auprès des amis lesplus fidèles et les plus modestes de l’homme : les livres,dont la bibliothèque de son père regorgeait.

Nous étions voisins, mais ma mère active etremuante, ne sut pas gagner la sympathie de Véra, dont elle necomprenait pas le caractère un peu sauvage et taciturne. Peut-êtreauraient-elles fini par s’entendre, mais la mort vint bientôtm’enlever ma mère et ce fut ma tante Kouchina qui eut charge dudomaine.

Moi seul partageais les loisirs de Véra. Nousbattions les bois tout l’été, en quête de champignons et de baies,nous apprenions ensemble le français et la danse. Elle aimait lesdessins et les contes que je lui dédiais en grand nombre. Maisquoique je fusse son aîné d’un an, je la sentais beaucoup plus mûreque moi. Je ne partageais pas ses idées sur la vie, ni sonadmiration pour les décembristes, qui me semblaient de simplesémeutiers dont le crime s’aggravait du fait qu’ils étaientinstruits et de haute naissance.

Notre vie à la campagne, du vivant de ma mèreet plus tard, sous la gestion de ma tante, était paisible commecelle de tous les hobereaux moyens. Les propriétaires d’Ougoriéétaient liés à leurs gens par des milliers d’intérêts héréditaires,des parrainages et des sympathies réciproques.

Véra s’était découvert des affinitéssentimentales et spirituelles avec un couple qui me déplaisait etqui devait jouer, par la suite, un rôle important dans sa destinéeextraordinaire.

Un peintre du nom de Linoutchenko vivait avecsa femme Kaléria Pétrovna à trois verstes de notre propriété. Ilétait élève du célèbre Ivanov qui avait mis près de trente ans àpeindre son Apparition du Christ. Le tableau fut exposé enson temps à côté des scènes de batailles d’un certain Yvon, qui, àvrai dire, impressionnèrent davantage le public par la bellemusculature des chevaux. On répétait aussi l’épigramme du trèsspirituel Fédor Ivanovitch Tioutchev qui disait que l’immense toiled’Ivanov représentait non pas des apôtres, mais la familleRothschild…

Le peintre Linoutchenko était un oncle bâtardde Véra. Il faut signaler à ce propos qu’autant ma lignée étaitpacifique et naïvement dévouée à la cause de la noblesse, autantcelle des Lagoutine était turbulente. Elle s’était rendue célèbrepar des aventures romanesques – enlèvements de femmes, débauches,duels – et, sous le règne d’Alexandre le Bien-Aimé, par le goût dela magie et des impiétés.

La race des Lagoutine était belle : hautetaille, large carrure, cheveux bouclés, nez droit aux ailessuperbes, sourcils arqués, surmontant un œil clair et perçant commecelui de l’épervier.

Le grand-père de Véra avait eu, d’un capriceamoureux avec une jeune paysanne ukrainienne, un fils appelé KirillLinoutchenko qu’il mit en apprentissage chez un peintre, aprèsavoir doté sa mère de cinquante déciatines[1] de terres,sans toutefois lui remettre l’acte de donation. «Tant que jevivrai, je ne te dépouillerai pas», avait-il dit. Et ÉrastePétrovitch avait fait la même promesse.

Ce peintre, alors assez âgé, était l’oncle deVéra et son meilleur ami.

De sang à demi paysan, il avait une nombreuseparenté au village. Loin de la dédaigner, il la défendait par tousles moyens et montait Véra contre son père. En outre il lui prêtaitdes livres frondeurs, parlait sans cesse des droits de l’homme etd’autres athéismes de la révolution française, dont il étaitlui-même un fervent adepte.

Il en vint à déformer en elle tous lessentiments naturels de sa caste. On conçoit donc que la mauvaisegraine semée par la main de Mikhaïl ait si bien germé dans son âmeinquiète et généreuse. C’est d’ailleurs plus tard que je devaiscomprendre à quel point l’influence de Mikhaïl sur Véra étaitnéfaste.

Après l’incident de Smolny, j’eus avec lui unealtercation qui nous ôta toute envie de frayer ensemble. Ilcritiquait brutalement l’empereur pour sa faiblesse humaine, bienexcusable chez un homme d’une telle beauté. Je défendais lesouverain en affirmant que la moitié des aventures galantes qu’onlui attribuait n’étaient que des calomnies et que les autresétaient la réponse à des provocations du beau sexe frivole, bienheureux, au fond, de courir à sa prétendue « perte » dansles bras du monarque. Quant à l’histoire dont nous avions ététémoins, elle était due au proxénétisme du père de la jeune fille,fort riche et bien née, qui briguait le titre de demoiselled’honneur.

Mikhaïl m’interrompit, selon son habitude, pardes propos subversifs contre l’autocratie et conclut en cestermes :

– Il faudrait les extirper comme desorties, et toute la noblesse avec… C’est bien ce qu’on fera, lemoment venu !

Je l’arrêtai en le priant de ne plus abuser dema patience de sujet fidèle, car, ne pouvant me résoudre à unedénonciation, j’avais pour devoir de le provoquer en duel pourmettre fin à ses discours séditieux.

Mikhaïl déclara soudain avec un bonrire :

– Va, fleuris dans l’innocence, je net’exciterai plus ; si tu fais ta carrière, tu auras peut-êtrel’occasion de me pendre !

Depuis, nous étions en froid. Mais je nepouvais plus empêcher la venue de Mikhaïl à Lagoutino : il yétait invité par le vieillard lui-même, séduit par ses talents dedanseur et bien disposé à son égard depuis la mémorable soirée chezma tante, où Mikhaïl l’avait sauvé de la bouilloire.

Quant aux visites que celui-ci rendait à Véraà Smolny, comme prétendu cousin, le père n’en savait rien. Véra,atteinte de faiblesse générale et d’anémie, était autoriséeexceptionnellement à passer les fêtes à la maison. Tout portait àcroire que Lagoutine, cédant enfin aux instances de sa fille, lareprendrait pour toujours, avant qu’elle ait terminé sesétudes.

Nous avions fait presque en silence les dixverstes qui séparaient Lagoutino du relais de poste. Jecontemplais, comme d’habitude, les splendeurs du soleil qui secouchait dans la plaine et, attendri par ce doux spectacle, jeparlai à Mikhaïl de mon amour pour Véra, dans un style imagé.J’évoquai le mythe platonicien des deux moitiés d’homme qui, à leurrencontre, doivent fusionner ou périr. Mikhaïl avait compris.

– Un amour pareil, dit-il, est indigne del’être humain. On meurt non pas de quelque chose, mais pour quelquechose. Tout homme qui se considère comme tel, doit avoir un idéal.Et après réflexion il ajouta : C’est d’ailleurs notreprivilège à nous. Le beau sexe, lui, est voué en général à la mortdu papillon qui se brûle à la flamme.

– Alors, interrompis-je sans dissimulerma joie, tu estimes que la femme est incapable d’aller au bûcher,comme le firent Jean Hus et d’autres ?

Je pensais que Mikhaïl en voulait à Vérad’avoir mal accueilli ses idées révolutionnaires.

– La femme ira n’importe où,répliqua-t-il. Mais, le plus souvent, elle le fait pour suivrecelui qu’elle aime.

J’étais aux anges : mes espoirsrevivaient ! Pendant les entrevues de Mikhaïl et de Véra, jen’avais jamais observé la rougeur subite ni les regards baissés quis’allument soudain, symptômes infaillibles de la passion naissante.Certes, je savais que pendant ses visites Mikhaïl offrait à lajeune fille, avec un salut respectueux, non pas des bonbonsfrançais, à en croire l’inscription marquée sur la boîte, mais deslivres de tendances libérales. Quant à leurs entretiens, ilsétaient toujours graves et fort ennuyeux à mon avis. Je m’attendaisd’un jour à l’autre à ce que Véra, lasse de ces enseignements,cherchât une distraction ne fût-ce que dans les arts, plusconformes à la jeunesse poétique. En prévision de ce revirement, ledésir d’être – en contrepoids à Mikhaïl – ferré sur la peinture, mefaisait visiter assidûment l’Ermitage impérial et lire quantitéd’ouvrages étrangers sur ces collections merveilleuses.

Nous trouvâmes le vieux Lagoutine sur leperron décoré de fraîche verdure. Des branches de sapin, fixées enbouquets à de hautes perches, donnaient l’illusion d’un bois depalmiers surgi en pleine province de N. Devant la maison, sur unebutte gazonnée, une vingtaine de belles filles en sarafans[2] du dimanche et de gars en chemisesécarlates roulaient des œufs de différentes couleurs. Une multitudede rigoles en bois descendaient la pente, et c’était joli à voir,tous ces œufs bleus, rouges, verts et jaunes qui parsemaient, telsdes joyaux, l’herbe émeraude. Pour finir, on dansa en rond ettoutes les femmes et les jeunes filles allèrent embrasser lemaître, qui leur donnait un rouble ou un joli foulard, à l’occasionde Pâques.

– De toute la religion chrétienne, c’estle rite du baiser que j’honore le plus, dit ce vieux libertin.

Et il éclata de rire, montrant ses longuesdents encore saines. Il était beau et robuste, mais son crânechauve et son double menton lui donnaient l’air d’un dindon, commel’avait justement remarqué Mikhaïl.

Je regardai Véra : pâle et anxieuse, ellefixait Mosséitch, un être difforme qui avait une grosse tête et lataille d’un enfant. C’était le mauvais génie d’Éraste Pétrovitch.Rejeton de la noblesse française, instruit et cruel, il s’était misau service de Lagoutine. Son vrai nom était Charles Delmas, maisles paysans l’avaient surnommé Mosséitch. Ce personnage avait laperversité d’un démon. Ayant appris le russe, il alliait le cynismeraffiné de sa nation sceptique à la brutalité féroce de nos mœurs.Éraste Pétrovitch ne pouvait avoir de meilleur conseiller enmatière de dépravation et de jouissances sadiques. Aussiappréciait-il particulièrement dans ce coin perdu de la campagne,sans compter qu’il aimait fort la pureté de son français.

Quand le tour de l’embrassade fut à la belleMarfa, la jeune épouse du palefrenier Piotr, un brave garçon,Mosséitch parla à l’oreille d’Éraste Pétrovitch. Celui-ci ricana etfeignit de ne pas s’apercevoir que Marfa, cachée derrière unevoisine, se glissait dans la foule des jeunes filles pour échapperau baiser du maître. Mais quand toutes les paysannes, après avoirremercié leur seigneur pour les cadeaux, s’en revinrent chez ellesen chantant, Éraste Pétrovitch se tourna vers le staroste, un vilflagorneur, et lança d’un air détaché :

– Piotr mérite une distinction.

Véra, le sang au visage, affronta hardimentLagoutine :

– Mon père, vous ne ferez pas de mal àPiotr !

Les sourcils d’Éraste Pétrovitch avaienttressailli, ses yeux clairs et durs semblaient presque blancs. Maisil se contint et répondit à sa fille en français :

– Je voudrais que vos rêves de jeunessene sortent pas des murs de la bibliothèque.

– Et maintenant, nous dit-il, je vousprie de dîner sans moi, nous nous reverrons ce soir. Profitez àvotre aise des plaisirs de la campagne : nous avonsd’excellents chevaux d’équitation, un canot, des équipages… Maisdès que vous verrez trois fusées au-dessus de la maison, ayez labonté de revenir. Je vous ai préparé un spectacle et ménagé unesurprise qui, je l’espère, vous ravira tous les trois ! ÉrastePétrovitch nous embrassa d’un regard qui me mit mal à l’aise.

Le dîner, luxueux et servi par des domestiquesen livrée, se passa dans une atmosphère de gêne. La place du maîtreétait occupée par la vieille Arkhipovna, la nourrice de Véra :tel était le caprice du vieux depuis l’expulsion de la dernièregouvernante française.

– Allons voir les Linoutchenko, ils sontpeut-être de retour ! proposa Véra après le repas.

Absorbés par nos pensées, nous suivîmeslongtemps le village[3] sansproférer un mot. Parvenus à une haie, nous enfilâmes une ruelleétroite comme un boyau, où deux télègues n’auraient pu se croiser.Les volets des masures laissaient pendre des boulons de fer et bienque ce fût jour de fête, des auges traînaient ça et là, parmi deschiffons et des pots cassés.

– Quelle ignorance ! dit Véra. Levillage a brûlé plus d’une fois, mais on s’obstine à bâtir àl’ancienne mode. Or, mon père a tout un rayon de livres sur leperfectionnement des constructions en bois. Personne ne se souciedes pauvres paysans.

– Patience, répliqua Mikhaïl, ils sedébrouilleront tout seuls, pour peu qu’on les mette sur lavoie.

Leur entretien me déplaisait naturellement.Nous traversions d’adorables prairies émaillées de fleurs bleues etde pissenlits au parfum de miel, qui agitaient leurs corolles d’or.Je cueillis le plus gros et l’offris à Véra en disant :

– Comme pour la marguerite, il n’y a qu’àdire : « Pope, pope, lâche les chiens » et lesbestioles noires sortiront.

Elle me considéra de ses yeux clairs, héritagepaternel, et dit d’une voix railleuse :

– Serjik, vous êtes né trop tard ;vous auriez vraiment dû être un berger à la Watteau.

C’était la première fois qu’elle me disaitcela d’un ton ironique ; je l’attribuai à l’influence deMikhaïl et me tus.

Notre sentier, tour à tour, se perdait au fonddes ravins et s’étalait en larges nappes de sable.

Je regardais Véra qui retenait son écharpe degaze tiraillée par le vent, et je ne me lassais pas de l’admirer.On aurait dit deux êtres, non pas fondus, mais emboîtés l’un dansl’autre. Le corps frêle, porté en avant, les épaules tombantes,comme sur les portraits anciens, étaient d’une féminité presquemièvre. Le teint trop blanc, plaqué de rose aux joues, faisaitpenser à une poupée. Quand elle marchait ainsi, la tête inclinée,ses tresses blondes ramenées sur la nuque, elle rappelait une doucechâtelaine du moyen âge.

La voici qui tient l’étrier à son chevalier ouqui attend, penchée sur une broderie, le retour du seigneur attardéà quelque festin. Mais tout à coup, en répondant à Mikhaïl, Véraleva les yeux et j’entrevis son autre aspect : des yeux griset durs, les yeux d’épervier de son père, gardant un secret qu’ellene révélerait pas sous la menace de la mort. Une déception nousattendait à la maison de Linoutchenko. Le gardien nous dit que lepeintre ne viendrait pas cette année, et il remit à Véra un motqu’elle lut en pâlissant.

– Kaléria a la phtisie, dit-elle. Ilssont allés passer un an en Crimée. Un cri lui échappa : Ah,que j’aurai peur de rester là sans eux ! Inconsciemment, elleprit le bras de Mikhaïl qui lui serra la main, comme s’il luipromettait de la défendre.

Alors moi, le berger à la Watteau, je necomptais plus !

– Nous avons le temps de voir le lac, ditVéra. Allons-y.

C’est ce que nous fîmes.

Non loin de la closerie du peintre, sur lavieille route de la ville, il y avait un site sur lequel couraientdes histoires étranges. De hautes collines revêtues de largesfeuilles de tussilage et d’arbustes odorants, resserraient entreleurs flancs abrupts un petit lac circulaire, d’origineinconnue ; on parlait d’un sort jeté par une vieille dame à safille, enlevée par un hussard. Le courroux de la mère auraitatteint les fuyards à cet endroit : les chevaux s’enlisèrentdans un marécage d’où jaillirent des sources, et au matin ils’était formé là un lac rond comme une cuvette. À ce passage,Arkhipovna, la nourrice de Véra, donnait une explication :« C’est que la vieille dame était sorcière. Comme elle prenaitson thé, voilà qu’elle a froncé les sourcils et renversé la tassepleine dans la soucoupe : « Qu’il en soit ainsi de mafille insoumise ! » C’est pourquoi le lac est rond commeune tasse. Bref, c’est un œil de sorcière. »

Véra raconta en chemin à Mikhaïl cette légendeque je connaissais déjà, et elle conclut en lui adressant un regardexpressif : « C’est à cause de la fille révoltée quej’aime ce lac ». Et Mikhaïl se mit à rire.

Décidément, ils étaient de connivence, ilfallait les surveiller.

Véra s’assit sur une pierre, Mikhaïl vint semettre à côté d’elle et moi en contrebas, à ses pieds. Le soleils’était couché, le ciel se nuançait de vert tendre.

– Tenez, voici la première étoile, fitVéra, le bras tendu. Comme elle est brillante, on la dirait lavéede frais. On va bientôt lâcher les fusées, il est temps derentrer ; mais moi, je resterais bien là toute la nuit…

– Il y a une étoile que je préfère entretoutes, dit Mikhaïl. L’étoile Vesper, célébrée par les poètes,l’annonciatrice de l’aurore. Et savez-vous pourquoi jel’aime ? J’ai lu dans mon enfance que les alchimistescroyaient au pouvoir de Vénus de donner à la Terre le tiers de laforce supérieure reçue par elle du Soleil. Aussi l’esprit de laTerre devait-il être subordonné à celui de Vénus, puissant génie dusavoir né de l’expérience. J’aime beaucoup cette fable. Quant àtoi, Serguéi, je suppose que tu aimes mieux ces vers : «Vienspartager ma mélancolie ô lune, amie des cœursattristés ! »

– Je ne te comprends pas, dis-je. Dequelle expérience s’agit-il, à propos de Vénus ?

– Eh bien, quand un brave de l’antiquitééprouvait un sentiment fort, il ne l’étouffait pas au nom de vertusd’ici-bas et des félicités célestes. Il s’abandonnait à cesentiment et agissait en conséquence. Oui, seule l’expériencepoussée jusqu’au bout élimine tout ce qui entrave l’évolution. Etlorsque les hommes véritables, libres, auront enfin créé une viemagnifique pour leurs descendants, cela ne sera pas le résultatd’une lâche passivité, mais de la tentative de renverser – par laviolence, au besoin – les formes défectueuses pour les remplacerpar de meilleures. Ainsi, c’est au nom de la vie qu’il faut serendre maître de la vie !

Véra l’écoutait comme un prophète, tandis queje répliquai indigné par son accent hautain :

– Qui t’a chargé de commander auxhommes ? Qu’est-ce qui prouve ta supériorité ?

Je n’oublierai jamais le visage de Mikhaïllorsque, rougissant d’abord, il redressa la tête d’un gesteaccoutumé et dit sans la moindre morgue, avec une pénétrationparticulière :

– Il arrive parfois à un homme de ne pluspouvoir être heureux tant que les autres souffrent. Et s’ils’impose d’autres tâches que le bien de l’humanité, il n’en auraguère de consolation et ne fera que perdre sa précieuse liberté.Oui, c’est comme je te le dis. Il y a eu et il viendra encore desgens qui, au lieu de réclamer le bonheur pour eux-mêmes,chercheront avec joie à unir leurs forces pour la libération et lajoie universelles !

Mikhaïl se pencha vers moi et me mit la mainsur l’épaule, ce qu’il n’avait pas fait depuis longtemps.

– Cher Serge ! dit-il. Tu adores lescouchers de soleil, la lune et les vers. Mais t’es-tu jamaisdemandé si tu en avais le droit, alors que des gens peut-êtremeilleurs et plus intelligents que toi naissent, vivent et meurentesclaves ?

– Mikhaïl… commença Véra, mais ellen’acheva pas.

J’en eus le cœur meurtri : était-ellerestée court d’émotion, ou bien, déjà habituée à l’appeler par sonprénom, révélait-elle sans le vouloir leur intimité ?

Un gémissement retentit soudain : onsanglotait dans le vieux cimetière voisin du lac.

– Ce doit être Marfa qui pleure sur latombe de sa mère ! s’écria Véra, et sautant le fossé qui nousséparait du cimetière, elle courut à la jeune femme. Celle-ci sejeta à ses pieds en criant :

– Protège mon Piotr, sans quoi on luimettra sac au dos !

Véra, toute pâle, baissait la tête.

– Mon père ne veut pas m’écouter,dit-elle.

– Alors, je n’ai plus qu’à me tuer ?Lui parti, tu sais bien que le maître me prendra à la place dePalachka. J’aimerais mieux me noyer…

– Écoute, Marfa ! dit Véra, levisage dur, les yeux ardents comme ceux d’Éraste Pétrovitch quandil disait à mi-voix : « Qu’on lui donne leknout ! »… Attends-moi demain au colombier, il n’y a pasde meilleur endroit. Tu sauras ce que j’ai décidé. Patientejusqu’au matin. Je ne t’abandonnerai pas, sois tranquille.

Lorsque Marfa s’en alla rassurée, Véra dit àMikhaïl :

– Nous la recevrons dans notre groupe. Iln’y a pas d’autre solution.

– C’est faisable, répondit-il. Elle al’air d’avoir du cran. Ils avaient carrément oublié ma présence,sans doute me rattachaient-ils pour de bon à l’époque deWatteau.

Trois fusées sillonnèrent le ciel l’une aprèsl’autre ; nous nous levâmes et prîmes la direction du domaineen pressant l’allure. Des lampions illuminaient la façade,retombant en guirlandes de feu du balcon d’en haut à ceux dupremier étage. C’était un superbe château dû à Montferrand,l’auteur de Saint-Isaac, avec une colonnade blanche et des ailes enarcades des deux côtés du bâtiment central.

Nous étant rafraîchis dans les chambres qu’onnous avait préparées, Mikhaïl et moi, vêtus d’uniformes de gala etchaussés de bottes vernies, descendîmes parmi les invités, d’un passouple et mesuré.

Au milieu de la salle, on avait aménagé unegrotte où jaillissait une délicieuse fontaine ; des grâces,des bergères et des nymphes étaient assises sur les rochers, àl’ombre de lauriers roses en fleurs, dont les caisses étaientcamouflées de manière à faire croire qu’ils poussaient en pleineterre.

Les yeux des dames travesties pétillaient demalice sous les loups de soie. D’immenses miroirs reflétaient toutecette splendeur et semblaient la multiplier à l’infini. Au fond,s’élevait une scène de théâtre, où les belles de la grotte sesauvèrent à un claquement de mains du maître du logis et aux sonsd’un chœur dissimulé dans la verdure.

Éraste Pétrovitch portait un habit de veloursde son aïeul, seigneur du règne de Catherine II, orné d’un ruban ensautoir et constellé de décorations. Une perruque assortie achevaitde lui donner l’air d’un grand personnage revenu de l’autremonde.

À part nous deux, il n’y avait qu’un invitéqui ne fût pas déguisé : le prince Nelski, un riche voisin,très cultivé et charitable. Sans être jeune, il avait un visageattrayant qui dénotait de grandes qualités morales.

Éraste Petrovitch insista pour que nous nousmettions en marquis : le prince devait passer un habit develours écarlate, et nous, des costumes bleu ciel identiques et desperruques poudrées.

Mikhaïl et moi étions de la même taille, desorte qu’avec le masque on pouvait nous confondre. Cettecirconstance devait être un nouveau maillon de la lourde chaîne quele destin avait forgée pour nous unir malgré nous.

Avant le souper, Véra, adorable dans sa robe àla Pompadour, me chuchota à l’oreille :

– Va vite sous la tonnelle !

Je demandai sottement :

– Tu viendras ?

Elle tressaillit au son de ma voix etdit :

– Non, mon petit Sérioja, je plaisantais…Et elle s’enfuit, plus légère qu’une plume.

Je compris que l’invitation était pourMikhaïl.

Du coup, je fus comme possédé. Une haine aiguëpour le camarade dont j’avais fait moi-même l’instrument de monmalheur, transperça mon âme. Qu’elles étaient vraies, ces parolesd’un certain vieillard, que ma tante Kouchina aimait àrépéter : « Les démons ne sont pas plus forts quel’homme, mais lorsque l’homme s’abaisse à leur niveau, il emprunteleur nature et ne peut plus se débarrasser d’eux. Car ils sontlégion ! »

Une légion de basses passions s’éveilla en monâme, qui, hélas ! n’était point pareille au majestueuxocéan ; c’était un vilain marais dissimulé sous une jolienappe de lentilles d’eau.

L’esprit de vengeance, la haine, mon amouroutragé, ma vanité blessée, me poussèrent dans le sentier raide quidescendait vers la tonnelle au bord de l’étang.

Je me cachai dans les fourrés. Le feud’artifice commença.

Des centaines de boules incandescentess’envolèrent dans le ciel nocturne et, semblant céder à unepression intérieure, éclatèrent en étincelles multicolores. Le lac,vaste miroir liquide, renvoyait au ciel cet embrasement.

Mes sentiments d’artiste en furent si émus quema rancune sembla refluer un instant. Mais deux voix familières sefirent entendre sous la tonnelle. Ah, ces deux-là ne se souciaientpoint des beautés de ce monde, ni de ma vie qu’ilsbrisaient !

Nous, les Roussanine, nous ne savons aimerqu’une fois. Deux de mes tantes, malheureuses en amour, sontentrées en religion, et mon oncle Piotr, victime de la mêmecalamité, se brûla la cervelle.

– Chérie ! dit Mikhaïl avec unepassion dont je l’avais cru incapable. Chérie, ce n’est donc pas unrêve ? Tu es bien décidée d’unir ta vie à la mienne ?

Et elle répondit tendrement :

– Tu en doutes ?

Une minute de silence : ilss’embrassaient. Je voyais trouble, les fusées qui tombaient dansl’eau paraissaient me larder le cœur et le brûler.

– Mais il faut que je t’avoue une chose.La voix de Mikhaïl avait soudain pris un accent d’horrible cruauté.Je sacrifierai mon amour à mon idéal. Quand une femme a essayé defaire de moi sa créature, j’ai failli commettre un assassinat.C’était en Crimée… veux-tu que je te le raconte ?

– Ton passé ne m’intéresse pas, je m’unisà toi pour l’avenir, dit-elle avec dignité.

– Chérie, avec moi tu n’auras que desprivations. Et ce serait encore le meilleur lot. Mon choix estfait : je consacre ma vie à l’insurrection du pays esclavecontre son despote. En cas d’échec, tu sais ce qui m’attend :non pas le bagne, la potence.

Elle l’interrompit par ces mots, vieux commele monde, comme l’amour de l’homme et de la femme :

– Avec toi, mon bien-aimé, je monterais àl’échafaud ! Nouveau silence accablant, nouveaux baisers.

Puis elle dit avec un rire enfantin :

– Ce soir, à souper, mon père annoncerames fiançailles avec le prince Nelski. Il vient de me parlersévèrement et il a été étonné de ne pas m’entendre protester commeje le fais d’ordinaire pour des questions moins graves. Figure-toique c’était précisément la surprise qu’on nous promettait à tousles trois. Mon père a parlé de vous deux : « Tes galants,m’a-t-il dit d’un ton significatif, seront moins calmes quetoi. » Et j’ai répondu : « Tant pis pour eux !Je n’ai donné de faux espoirs à personne, et quoique je n’aime pasnon plus le prince, je le préfère encore aux blancs-becs. » Àprésent, mon père est loin de soupçonner qu’un de ces blancs-becsm’enlèvera demain.

Mikhaïl éclata de rire :

– Tu es un Machiavel, ma chérie !Mais au fait, quand fuyons-nous ?

– Je dirai tout demain matin à Marfa, quiinformera Piotr. Si nous ne pouvons rejoindre ta mère sur-le-champ,comme prévu, je te ferai parvenir une lettre par Serge : c’estun ami fidèle.

–Il n’a pas inventé la poudre, mais je lecrois fidèle, en effet, dit Mikhaïl condescendant.

Le malheureux ! Ces paroles le perdirent,car elles avaient arraché de mon cœur ce qui me restait de bonssentiments. Comment ! Je devais renoncer aux joies de la vie,concourir au bonheur d’un rival et ne recevoir en échange que letitre peu flatteur de benêt !

Un gong et une sonnerie de trompettesconviaient les hôtes au souper. Parmi la somptuosité du couvert etle parfum des fleurs en pots sorties des serres à l’occasion de lafête, Éraste Pétrovitch se leva, une coupe de champagne à la main.Il avait toujours son habit du temps de Catherine II et l’attitudesolennelle d’un maître des cérémonies :

– Chers invités, j’ai l’honneur de vousannoncer les fiançailles de ma fille Véra Érastovna avec le princeNelski, dit-il.

L’orchestre joua une fanfare, il y eut descongratulations, des toasts à la santé des fiancés…

Je me sauvai, incapable de supporter la vuedes visages perfides de Mikhaïl et de Véra. Cette brusque sortiepassa pour l’expression naturelle de mon amour déçu, car tousconnaissaient mon attachement à Véra. Je restai donc une fois deplus le dindon de la farce, en servant malgré moi leursdesseins.

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