Vêtus de pierre

Chapitre 2Le Dieu des chèvres

 

Il y a longtemps que je n’ai plus écrit.J’endurais le supplice de Mikhaïl. J’étais vêtu de pierre, comme lebastion Troubetskoï. J’étais partagé en cellules et enfermé dansl’une d’elles… Ivan Potapytch m’apostrophait jour et nuit.

– Si tu vas encore te fourrer dans leplacard, je te mène à l’asile d’aliénés.

Agacé par cette rengaine, j’ai réintégré letemps, j’ai remis le masque et repris la plume. Ce que les genscraignent le plus, c’est la suppression du temps.

Ivan Potapytch a reçu tantôt la visite d’unmédecin qui m’a parlé sans obtenir de réponse. Il a dit à IvanPotapytch qu’on observait de nos jours un nouveau genre de folie dûà l’institution de l’heure légale. Les gens s’effarent comme si laterre s’ouvrait sous leurs pieds. Une dénommée Agafia Matvéevna,atteinte de folie douce, avait été emmenée à l’asile : ellerefusait de manger et de boire.

– Est-ce que je sais, disait-elle, oùiront ensuite la nourriture et la boisson ! Si les montreselles-mêmes sont faussées, à quel saint se vouer ?

En ce qui me concerne, j’ai constaté lephénomène suivant : lorsque les dates se confondent dans monsouvenir et que je sens l’impénétrable traversé de part en part, ensortant du cachot de Mikhaïl pour me promener, je volette au lieude marcher comme les autres.

Je monte chaque jour plus haut. Presque aussileste qu’un moineau gavé de son, je pourrais déjà me poser sur lepoêle.

Mais ce vol me fait peur.

Ivan Potapytch, homme conscient, ne reconnaîtplus aucune Église, mais il ne tolère pas les indécences. Vous mevoyez, à mon âge, perché sur le poêle… Que dirait-il à sesconnaissances ? Or, comme je ne tiens pas à quitter la maisonavant terme, il ne me reste qu’à reconnaître de nouveau le lest desjours et des mois, et à fouler la terre.

Selon la remarque très juste d’Ivan Potapytch,la plume et l’encre me conduisent par la main comme des nounous,sur un sol uni… Soit, je reprends donc mon récit…

Ce fut seulement au début du printemps que jepus faire la commission de madame Beidéman. Ayant redemandé un brefcongé, je filai d’un trait à Yalta, pour joindre Larissa Polynova.La grosse enveloppe grise était dans mon sein. Je trouvai sanspeine la demeure de cette dame. Toute la ville la connaissait. Jem’attendais à voir une personne sans attraits, une sorte debas-bleu aux cheveux courts, mais je me trompais…

Les genêts d’or et les fleurs rouges desarbres de Judée qui recouvraient les coteaux d’un somptueux tapis,éclipsaient les couchers de soleil. Toute la palette de la naturefigurait dans cette floraison exubérante. Le lierre sombre etluisant enlaçait comme un serpent les rochers énormes, les grappestendres des glycines tachaient de mauve son dur feuillage. Lesroses flambaient partout, pourpres, blanches ou orangées commel’intérieur des grands coquillages méditerranéens. Ellesresplendissaient dans les jardins, grimpaient sur les toits,retombaient au-dessus des fenêtres ouvertes, tissaient sur les mursdes gobelins aux nuances exquises.

La ville tout entière était une corbeille deroses. Soutenues par des treillages, dans les allées des parcs,elles faisaient scintiller au lever du soleil les diamants de larosée et répandaient dans l’air un arôme de thé. Je passai deuxnuits à errer dans les montagnes comme un fou. Enfin je trouvaibête de ne pas comprendre ce qui m’était arrivé, et je compris.

Dès que j’aperçus Larissa, je tombai amoureuxd’elle. Si Mikhaïl avait été son amant, je le serais aussi. S’iln’avait eu avec elle que des entretiens au clair de lune, il enserait de même pour moi.

Quel rapport y avait-il entre cesconditions ? Je ne saurais le dire, mais il y en avait un,c’est sûr.

Pour connaître à fond le caractère d’un êtrehumain, il faut se mettre au même degré d’intimité avec un de ceuxqu’il s’est choisi pour complément. Cela concerne aussi bien leshommes que les femmes.

Je comptais apprendre de Larissa pourquoiMikhaïl avait fui l’amour personnel. Sur quelle enclume du destins’était donc forgée son énergie révolutionnaire ? Car enfin,seules les causes purement personnelles engendrent les qualités etles défauts de l’humanité…

Mais je n’avais pas le loisir de philosopher.Profitant de mon bref congé, je devais, selon la formule lapidairedes anciens, venir, voir, vaincre.

Bien que Larissa Polynova fût une jeune veuvede réputation assez frivole, j’étais fort embarrassé et très peusûr de moi. Elle habitait en dehors de la ville, au pied desmontagnes, près d’une ancienne forteresse génoise. Riche,indifférente à l’opinion, elle menait une vie très indépendante,extraordinaire pour l’époque. Venu à cheval vers la maison quem’avait indiquée le premier passant rencontré, je mis pied à terreet, ne sachant où attacher ma monture, je m’adressai à une jeunefille en blouse brodée et jupe sombre, les cheveux protégés d’unfichu à la mode ukrainienne, qui arrosait des plates-bandes. Jel’avais prise pour une domestique.

– Où dois-je mettre mon cheval, ma chère,et pourrais-je voir votre maîtresse, madame Polynova ?

– Attachez le cheval à la clôture, il n’ya pas de voleurs par ici. Quant à ma maîtresse, c’est moi-même, nevous en déplaise.

Un sourire éclaira son visage, si singulierque je n’aurais su dire s’il était beau ou non.

– Je suis Larissa Polynova, veuillezentrer.

La demeure ne ressemblait pas à un de cesjoujoux d’architecture si fréquents parmi les maisons decampagne ; bâtie en belles briques, dans le style des cottagesanglais, elle était simple et confortable. De nombreux livrescouvraient les rayons des bibliothèques.

Une soubrette correcte, d’allurespétersbourgeoises, me servit du café. Mon hôtesse, sans changer decostume, se contenta de laver ses mains salies par le terreau, merejoignit aussitôt et demanda avec un naturel charmant :

– On vous a chargé d’une commission pourmoi ?

– Oui, je vous apporte une lettre.

Je ressentis soudain cette irritationd’amour-propre qu’éprouve un homme en face d’une belle femme sansaffectation, qui se permet de continuer son train de vie enprésence du visiteur, sans manifester aucunement l’émotion qu’ilpensait lui inspirer par sa venue… Elle passe à travers lui, commes’il n’avait pas de corps.

Larissa me regardait tranquillement de sesyeux gris, un peu bridés. Elle avait des traits assez menus,agréables, une peau éblouissante ; ses cheveux d’un rouxfoncé, libérés du fichu, semblaient imprégnés de soleil. Ils luitombaient jusqu’aux genoux en une tresse magnifique qui lui donnaitl’air d’une jeune fille. Grande et robuste, admirablement faite,telle la Madeleine du Titien, elle respirait le calme et l’aisancedans tous ses mouvements.

Il me prit la fantaisie de troubler cettequiétude en lui disant à bout portant, alors que je lui remettaisla lettre :

– C’est la défunte mère de MikhaïlBeidéman qui vous supplie d’intercéder en faveur de son malheureuxfils : depuis trois ans, il languit dans un cachot.

Imperturbable, elle attendait ce que j’allaisencore lui dire.

Croyant m’être mal fait comprendre, jem’écriai :

– Une lettre de madame Beidéman !Vous n’avez certainement pas oublié son fils, car vousl’aimiez…

Elle sourcilla, rougit lentement, prit lalettre et, devenue raide et altière, sonna. La femme de chambre –celle-là même qui m’avait servi le café, auquel je n’avaisd’ailleurs pas touché – vint prendre les ordres :

– Macha, détachez le cheval de la clôtureet indiquez au lieutenant le chemin le plus court pour retourner enville.

Et sans me laisser ajouter un mot, elle seretira dans sa chambre avec un imperceptible salut. Tout bête, jesuivis la domestique.

SUITE DU DEUXIÈME CHAPITRE

J’errais dans les montagnes comme une âme enpeine. Tout ce que j’avais éprouvé – mon amour sans espoir pourVéra, ma sympathie pour Mikhaïl, changée en haine – me faisaitl’effet d’un livre captivant mais déjà lu. Je comprenais enfin quej’étais jeune, que l’avenir m’appartenait, riche en joies et enpeines personnelles. À quoi bon vivre les émotions des autres, telun vieillard refroidi ?

J’avais tenu ma promesse à la mère de Mikhaïl.Mais la femme qui jusque-là m’avait intéressé seulement comme unmoyen pour déchiffrer la psychologie étrange de mon ami, mefascinait à présent par elle-même. Fallait-il qu’une allusionindélicate à son ancien amour nous brouillât dès le début et me fîtchasser de sa maison ! Au demeurant, n’était-ce pas cetteexécution irritante qui avait enflammé en moi les explosifsmultiples dont se compose la passion ?

Toutes mes promenades, quel que fût leur pointde départ le matin, aboutissaient le soir aux ruines de laforteresse génoise. Pendant deux jours, les fenêtres de la villarestèrent fermées : la propriétaire était absente. Puis elless’ouvrirent toutes, quelqu’un jouait du Chopin au piano. Un jeudéplorable, irrégulier, tumultueux. Je m’en réjouis enpensant : « Si c’est elle, je ne l’aime plus et merevoilà libre. » Mais ce n’était pas elle. Comme la premièrefois, je ne la reconnus pas, bien que son «bonjour ! »,jeté d’un ton rieur, me la montrât tout près, sur des rochers.Vêtue d’un large pantalon et d’une jaquette tatares, elle tenait àla main une canne ferrée et une petite valise. Son regard étaitbienveillant, comme s’il ne s’était rien passé entre nous.

– Où allez-vous ? hasardai-je.

– Porter des simples à un vieux berger demes amis. Nous avons rendez-vous chaque été.

Je ne sais comment, j’eus l’audace de luidire :

– Emmenez-moi !

Elle réfléchit un peu, me toisa etrépondit :

– Bien, mais à condition que vous gardiezle silence tout le long du chemin. Quand je suis en excursion, j’aihorreur du bavardage.

– Je serai sourd-muet.

– Il suffira d’être muet jusqu’à lacabane aux chèvres ; là, vous pourrez parler.

Je lui pris sa valise et nous nous mîmes enroute.

Le sentier montait en pente douce. À droite lamer bleue, à gauche les cornouillers crochus, cramponnés à nospieds, parmi les clématites et les églantiers en fleurs. Les rochesgrises amoncelées semblaient précipitées par des géants du hautd’un mont abrupt, dont le profil rappelait un chameau accroupi. Ily avait là des plantes aux feuilles parfumées, une variétéd’edelweiss aux corolles poudrées d’argent. Des pins bas etrecroquevillés couraient la montagne bossue.

Je revois leurs troncs bizarrement contournés,sans écorce, d’un gris mauve.

Certains, cambrés en leur milieu,s’arc-boutaient de leur cime contre le roc, éparpillant alentourleurs cônes et leurs branches sombres. Ces arbres noueux ettourmentés m’emplissaient d’un rêve romantique : ilséveillaient en mon souvenir un chant de Dante, que j’avais apprispar cœur sur l’insistance de ma tante la comtesse Kouchina, et quej’aimais beaucoup ; oubliant ma promesse de rester coi, jem’exclamai soudain en montrant à Larissa les pins tordus :

– Ce sont les infirmes insoumis du cercleinfernal, les âmes des suicidés enfermées dans le bois !

– Ça y est, fit Larissa avec un dépitsincère, comme si je l’avais tirée d’un beau songe. Laissez là leslivres et les pensées. Si vous réfléchissez, vous ne comprendrezrien à ce pays… Ou tout au moins, évitez de m’importuner.

– Pardon, je ne le ferai plus, dis-je.Moi aussi, j’aime la nature…

Je disais des bêtises et le savais, mais peum’importait : je ne sentais plus la proximité de Larissa. Lepiquant de son être avait disparu. Il me semblait la connaîtredepuis des années, lui être apparenté et revenir avec elle au pays,comme deux enfants.

Nous marchions toujours. En haut de la crête,nous vîmes les montagnes découper dans l’azur léger du ciel leurscréneaux où veillaient des dragons pétrifiés. Des ruisseauxgambadaient sur les pierres, tels d’espiègles écoliers jouant aucheval. L’air était à la fois vif et torride. Et en pénétrant dansla pénombre verte d’un profond défilé, j’avais l’impressiond’entrer dans le sein de la terre. Nous nous assîmes sur unrocher ; enivré par la senteur des herbes, je dis :

– Ah, si on pouvait retourner à la terrenourricière, dans ses sombres entrailles, pour ne plus penser, nisavoir, ni sentir…

– C’est le dieu des chèvres qui exercesur vous ses charmes, dit Larissa. Nous sommes dans son royaume…Mais taisez-vous, taisez-vous.

Elle restait immobile. Son visage avait lesourire étrange et fascinant des statues archaïques. C’était ladéesse de la terre elle-même, qui me communiquait sa force en unflux continu comme la chaleur de midi.

– Montons plus haut, dit-elle en selevant, et elle reprit sa marche silencieuse. Je lui emboîtai lepas.

Nous avions atteint un lieu que l’hommen’avait jamais foulé, semblait-il ; aucun souffle de brise nefroissait la splendeur de l’herbe fleurie, des iris et des œilletssauvages. Le soleil faiblissait. Le mystérieux échange de couleurss’accélérait entre le ciel et les pins dont la ramure denseabsorbait la nappe bleue et s’en revêtait comme d’un voile denoces.

– Voici la cabane aux chèvres, ditLarissa. Je vous rends le don de la parole.

TOUJOURS LE DEUXIÈME CHAPITRE

À propos de douzaine et d’unité

C’est aujourd’hui seulement, un demi-siècleplus tard, quand Vroubel-le-Noir m’eut expliqué l’essentiel, que jeréalise le non-sens de ce qui m’est arrivé à la cabane aux chèvres.On n’a jamais que deux issues, pas davantage, le reste estsecondaire.

Écoutez donc : il existe une vieilleéglise près de l’asile d’aliénés où Vroubel-le-Noir a été enfermé,pour avoir déclaré pendant la liturgie que c’était lui le maître dece sanctuaire dont il avait décoré les murs. Il avait repoussé lemétropolite qui officiait, et pris sa place à l’ambon. Or, c’estexact que sur la voûte en berceau du chœur il y a une de sespeintures, qui est une révélation pour tous. Il m’a appris la bonnemanière de la regarder…

Au coucher du soleil, on grimpe vite par lepetit escalier, en observant les travées par une baie étroite, pourredescendre à temps. On ferme les yeux tout à coup et on les rouvreen face du jeune prophète imberbe qui a déjà le regard d’un démon…Il est prêt à s’envoler, comme celui qui s’est brisé dans sa chute,en semant sur les rocs ses plumes de paon.

Au-dessus du prophète, ils sont douze, assisen rangs serrés, leurs pieds nus implantés dans le quadrillage dutapis. Une vie merveilleuse anime les mains, qu’elles soient poséessur les genoux, comme chez le vieux de droite, ou pressées contrela poitrine, ou jointes pour la prière.

Mains et pieds soutiennent les corps. N’eûtété leur force prodigieuse, les corps se seraient tordus àterre.

Vroubel-le-Noir me présentait une grandephotographie de ce tableau et m’en dévoilait le secret, auxricanements des profanes.

Il imitait à tour de rôle les gestes desdouze.

– Les hommes se croient innombrables.Leur nombre est pourtant limité. Ils sont douze. Et tous seclassent d’après ces jalons, comme les soldats d’après lesarmes : ceux de Pierre tirent l’épée ; ceux de Jeansavent et se taisent ; ceux de Thomas ne font que toucher leschoses du doigt. Tout ce qui est disséminé en menus détails dansl’humanité entière, se condense dans ces douze prototypes. Trouvele tien, lève-toi à son instar. Joins doucement tes mains pour lesignorer, ferme les yeux et concentre tes forces sur un pointunique : soleil, arrête-toi ! …

Il frappe le tableau de son dernier rayon, unelumière aveuglante ruisselle… deux cent mille bougies. Ha, ha…Électrification du centre ! Qu’est-ce que vous croyez quec’est ? Une innocente fresque pour les dévots ? Et quil’a peinte, selon vous ? Le célèbre Vroubel, pour que vouspuissiez pleurer et vous repentir tout votre saoul… Ah bienoui ! C’est un camouflage, un attrape-nigaud. Il y en apourtant un qui a cru voir le néant sous le voile d’Isis…

Vous avez lu le journal ? L’article detête est excellent ; j’en ai copié cette phrase mot àmot :

« Nous sommes sur le point de résoudre leproblème de la transmission de l’énergie sans fil. »

Eh bien, cette énergie sans fil peut ruisselersur chacun de nous, comme sur la fameuse fresque, en un faisceaudont la forme rappelle un cocon de ver à soie… Quant aux nimbes quiceignent naïvement les têtes, ce ne sont que feuilles de vignes.Car on peut voir, entendre, connaître ce que d’ordinaire on ignore.Mais chacun en tire la conclusion qui lui convient : il semorcelle, à la façon des douze, ou s’unifie.

Nous tenions en main la photographie jusqu’àce que le soleil eût touché l’horizon. Il était temps.

Vroubel-le-Noir chuchota soudain, après avoirjeté un coup d’œil par la fenêtre :

– Capter le dernier rayon, en accrocherle soleil comme avec une gaffe, pour empêcher qu’il ne se couche.Arrêtons le soleil pour l’élec-tri-fi-ca-tion ! Et que tout lemonde s’y mette, tout le monde !

Le peintre bondit sur son lit et aboya ;je lui fis chorus, considérant l’aboiement comme une conjuration.Mais on nous répondit par des huées. Hélas ! L’expérienceétait encore prématurée ! Le soleil se coucha.

– L’expérience du soleil est annulée,criait le peintre dans les couloirs, tandis qu’on nous traînaitensemble vers la section des fous furieux.

C’est alors qu’il me déclara :

– D’abord l’exemple individuel, nous ysommes appelés tous les deux, tous les deux !

Et levant ses deux index osseux, il cria àtue-tête :

– Deux unités !

Or, sous le pouvoir du dieu des chèvres,j’avais failli me tromper de nombre. Moi, l’unité, je voulais vivreà meilleur compte, être un des douze, m’incorporer à ladouzaine.

Le dieu des chèvres est un terriblebrouillon.

SON TEMPLE

Larissa me dit :

– Puisque vous aimez les sentimentslivresques, comme vous l’avez prouvé tout à l’heure en parlant destroncs tordus, je vais vous montrer quelque chose…

Elle me conduisit par la main vers une massequi ressemblait à une construction cyclopéenne.

D’énormes rochers blancs, entassés les uns surles autres, clôturaient une aire en terre battue. Au milieu, troisvases servaient de sièges à des bergers vêtus de pantalonsbouffants qui retombaient sur les côtés en plis serrés. Le calme dela nature environnante se lisait sur les visages bronzés de ceshommes qui passaient l’été dans les montagnes. Ils se mirent àchanter d’une voix gutturale, en se balançant légèrement. Toutcomme Larissa, ils ont le sourire ancestral, dénué de pensée.

– Ils demandent au dieu des chèvres unetraite copieuse, chuchota-t-elle.

Une multitude de chèvres impatientes semassait devant la porte étroite, avec leurs grands yeux de jeunesfilles qui larmoyaient, les barbiches secouées de bêlements, lespis énormes, gonflés de lait. Le Tatar qui enfilait sur une cordedes peaux de mouton pour les faire sécher, poussa tout à coup uncri sauvage et ouvrit l’enclos. Les chèvres s’engouffrèrent, lesbergers sautèrent sur leurs pieds, saisirent les bêtes par laqueue, écartèrent les pattes fines et rosâtres et les mirent devanteux. De leurs doigts bruns et prenants, ils tirèrent les tétines,comme s’ils essayaient un instrument de musique ; puis,comprimant soudain le pis, selon l’usage des montagnards, ils enexprimèrent tout le lait d’un seul coup. L’opération terminée,l’homme expédiait la bête d’une tape sur sa croupe poussiéreuse etprenait la suivante. La traite était copieuse, les chèvres en bonnesanté. Les bergers chantaient les louanges de leur dieu.

Les bêtes s’interpellaient avec des voixhumaines, un tendre regard féminin dans les yeux, tandis que leshommes au sourire ancestral, aux yeux sans pensée, invoquaient leurdieu bucolique.

J’appuyai ma tête sur une pierre. Elle étaittiède comme un giron maternel. Le ciel étendait sur moi sa doucenappe constellée. Tout autour, les montagnes recueillies, avecleurs remparts et leurs monstres pétrifiés, gardaient les pâturagesdu dieu des chèvres et des moutons.

Larissa me saisit tout à coup par la main,m’emmena derrière les blocs de rocher, vers une paroi qui s’élevaità pic du fond d’un abîme, et me dit :

– Jetez-y une pierre !

J’obéis. Au bout d’un long moment, je perçusle bruit sourd de la chute.

– C’est là qu’un sanglant sacrifice audieu des chèvres a failli s’accomplir un jour, reprit Larissa, maisle dieu n’est pas sanguinaire. Le vieux berger est survenu àtemps : lui et ses chèvres sont les seuls à savoir marcher surles pentes. Je l’avais échappé belle…

– Vous ? C’était vous lavictime ?

– Oui, celui qui n’osait m’aimer, m’aprécipitée en bas, dans un accès d’orgueil diabolique…

– Mikhaïl Beidéman ! m’écriai-jeirrité. Et plein de rancune pour celui qui m’avait ravi l’amour deVéra et dont l’ombre venait à présent s’interposer entre moi et monnouvel amour, je dis avec fureur :

– Si vous saviez de quoi il estcapable ! Par une nuit étoilée, comme celle-ci, il a racontéson attentat à une autre femme, qu’il ne craignait pas d’aimer…

Larissa se taisait. Il faisait nuit noire. Jene voyais pas son visage, mais je la sentais près de moi, lourde,opaque, avec un terrible masque de pierre.

Quand elle parla, son accent était simple etcalme comme d’habitude :

– D’où savez-vous ce que votre ami disaiten tête-à-tête ? Vous étiez donc aux écoutes ?

La figure dissimulée dans l’ombre de la nuit,je répondis – à elle ou à moi, je l’ignore. J’étais comme ivre, jeme croyais précipité moi-même au fond de l’abîme. Et mes parolesétaient comme l’écho de ma chute :

– Oui, oui… J’écoutais… J’aimais sansespoir la femme dont il avait conquis le cœur.

– Pourquoi au passé ? Vous l’aimeztoujours ?

– Aujourd’hui, c’est vous que j’aime,vous seule…

– Ah … fit-elle. Et vous en oubliez lesdevoirs de l’amitié, le motif de votre visite ?

– J’ai fait la commission, peu m’importele reste… C’est ma propre vie qui compte !

– Ici, c’est le royaume des chèvres.Larissa eut un rire silencieux. Mikhaïl qui appelait notre amour unamour caprin et moi, la prêtresse du dieu des chèvres. Ma foi, jen’y vois pas d’inconvénient. Il a donc parlé de moi ?

– Sans vous nommer. Il a dit que c’étaiten Crimée.

– Et si elle l’avait demandé, il auraitdit mon nom ?

– Oui, car ils devaient s’unir pour lavie.

– Ah… fit de nouveau Larissa, et meprenant le bras, elle m’emmena sans ajouter un mot.

Un vieillard singulier se tenait devant lacabane de pierres sèches, couverte d’une grosse toile.

Assez petit, il n’avait en fait de vêtementsqu’un pagne de guenilles bariolées. Un bonnet à rayures, enfoncésur les yeux, couvrait sa longue crinière blanche. Une calebasse depèlerin lui pendait dans le dos. Sa face glabre lui donnait l’aird’un sacrificateur. Il sourit à Larissa et lui donna une tape surla paume de la main, en guise de salut. Elle lui remit lavalise.

Un petit Tatar accourut en criant quelquechose, et deux bergers qui trayaient leurs chèvres, vinrent déposeraux pieds du vieillard un bouc malade.

L’homme s’accroupit aussitôt, fredonna unemélopée et, sortant de son sein un coutelas, présenta sa lamecourbe à la lune qui émergeait des nuages, fumeuse, décroissante.Les yeux révulsés de la bête malade étaient d’une blancheurlaiteuse. Le vieux plissa les paupières, grinça des dents et donnaau bouc un coup de couteau près du ventre. Un sang noir jaillit. Deses doigts crochus, il pinça la plaie, puis releva le bouc par lescornes. L’animal rejoignit d’un pas chancelant le troupeau, quis’écarta, effaré.

Les bergers firent claquer leurs fouets avecdes clameurs gutturales.

Le vieillard s’était approché de nous et,m’examinant d’un œil pénétrant, me toucha de sa main brune. Ensuiteil s’adressa d’une voix douce à Larissa, en montrant la cabane.

Elle, toute pâle au clair de lune, me dit, levisage rajeuni, méconnaissable :

– Le grand-père emmène le troupeauailleurs et met sa cabane à notre disposition.

La voûte céleste aux yeux innombrables,l’épouvante du troupeau, le pouvoir occulte du vieillard, la terremuette et féconde… J’étais ensorcelé.

– Venez donc dans la cabane, chez le dieudes chèvres.

Et je dis :

– Je vous suivrai partout…

Sous la vaste tente de toile, calfeutrée dansle bas de mottes d’herbes, il faisait sombre et étouffant. Despeaux de chèvres étaient jetées sur la couche de foin parfumé,d’autres pendaient en tous sens. Cela sentait l’âcre sueur, le laitde chèvre, le cuir, le fromage, le vin aigrelet.

Assis sur la fourrure soyeuse, nous avionsl’impression d’être tombés au milieu d’un troupeau de moutons.

Et nous échangions des baisers sans nousvoir.

Je dus m’endormir sur le matin. Lorsque,ouvrant les yeux, je sentis un rayon de soleil sur mon visage, laréalité m’apparut et j’eus peur de revoir Larissa.

Mais aussitôt la sensation de liberté physiquedont sa présence m’avait toujours privé, me fit comprendre qu’ellen’était plus là.

Cette pensée me remplit d’inquiétude. Je melevai d’un bond – elle avait disparu. Je sortis en hâte. Le soleilse levait à peine, les montagnes enveloppées d’ombres bleu pâlesemblaient lavées de frais.

Un silence absolu m’enveloppait. Le troupeaus’était éloigné avant le jour. Je criai :

– Larissa !

L’écho brutal, discordant comme une voix deperroquet, me parvint d’en bas, peut-être de l’abîme où Mikhaïll’avait poussée.

Assis sur une pierre, je pleurai. Je mecroyais damné.

Un vieux berger, surgi des broussailles, mefit signe que Larissa était partie. De son bâton noueux ilm’indiqua le chemin.

Je m’élançai par le sentier que nous avionsgravi la veille. Trébuchant, j’écrasais les gros cônes saturés derésine odorante et limpide ; je revoyais au bord del’escarpement les pins argentés, aux troncs dépouillés etdifformes. De nouveau, les troupeaux de moutons tachetaient deblanc les replis verts des vallées. Mais je ne voyais plus cesbeautés : ce n’étaient désormais que des jalons de monitinéraire. Je n’avais qu’un désir, la retrouver au plus vite, pourlui arracher une réponse.

Moi qui tout à l’heure craignais sa présence,j’enrageais à la seule pensée qu’elle avait osé s’enfuir. Saperfidie ressemblait à une injure.

Près d’une cascade, j’entendis des voix :une demoiselle causait avec un monsieur corpulent, à chaîne d’or,qui avait l’air d’un ingénieur. Il parlait galamment et balançaitsa canne au-dessus de la cascade éparpillée en ruisselets.

– N’est-ce pas que cette cascade, c’estla passion qui fonce en liberté, le mors aux dents, et qui, unefois brisée, s’en va en larmes…

J’entrai chez Larissa, poudreux, couvert deronces et de duvet de clématite.

– Madame est occupée, me répondit lasoubrette stylée, et il me sembla lui voir un sourire insolent.

– Qu’elle me reçoive à titre d’exception,car je pars ce soir et je dois rapporter une réponse àPétersbourg.

Elle haussa les épaules, mais revint au boutd’une minute :

– Attendez dans le cabinet que madametermine sa besogne.

J’allai m’asseoir sur le divan. La porte de lapièce voisine – le boudoir sans doute – était entrouverte. Onentendait des coups de marteau, un bruit agaçant de ferraille.

– Madame arrange sa cheminée, expliqua labonne en se retirant.

De mon siège, j’apercevais le peignoir blancde Larissa. Son visage demeurait caché. Elle savait certainementque j’étais entré, mais n’en continuait pas moins sa tâchedésagréable. Appliquant sur une plaque métallique des ciseaux dediverses grandeurs, elle y gravait un dessin en frappant le manchede l’outil avec un marteau.

Ce tintamarre me portait sur les nerfs.

Impatienté, je passai par l’entrebâillement dela porte et saisis la main de Larissa armée du marteau :

– Laissez ça, j’ai à vous parler…

– Vraiment ? railla-t-elle. S’ils’agit de reproches, gardez-les pour vous.

– Il n’est pas question de moi.

Je restai court, les yeux sur un grandportrait accroché au mur. C’était l’agrandissement d’unephotographie de Mikhaïl en tenue d’aspirant. Ses yeux de flammem’interrogeaient, réprobateurs.

Je demandai sèchement à Larissa :

– Quelle réponse dois-je rapporter àPétersbourg ? Quand ferez-vous les démarches ?

– Je ne ferai rien.

Elle ne tapait plus, mais affectait de choisirun nouveau dessin parmi les modèles entassés sur la table.

– N’avez-vous pas dit que Beidéman avaitune fiancée ? Qu’elle fasse donc le nécessaire.

Je devins méprisant :

– Vile rancune de femme… Personne,paraît-il, ne pourrait obtenir ce que vous obtiendrez, vous.

Elle leva les yeux :

– Achevez le potin qui court le pays,surtout que c’est la vérité.

– Vous étiez intime avec legrand-duc ?

– Autant qu’avec vous, si vous appelezcela l’intimité.

Cette femme qui m’attirait par une forcepesante comme la terre, m’était odieuse à ce moment. Je ne voyaisplus que le visage de mon ami et, animé d’un zèle – hélas !tardif – je la suppliai d’intercéder en sa faveur. Je ne sais plusce que je disais, mais je réussis à lui peindre le contraste entrele cruel destin du prisonnier et son existence à elle, libre,oisive et fantasque.

– Songez un peu : la détentionper-pé-tu-elle !

Lorsqu’elle interrompit ma lamentableéloquence avec une amertume qui me surprit, sa figure n’exprimaitni honte ni embarras.

– Connaît-on les délais ? dit-elle.Peut-être que demain je serai morte et ne jouirai plus de rien.Mais je ne demanderai pas la mise en liberté de celui quicondamnait la vie terrestre que j’aime.

Je répliquai, frémissant de haine etd’indignation :

– Une vie limitée à la cabane auxchèvres…

– Où je change en boucs ceux de votreespèce ? trancha Larissa avec un indicible dédain.

Je m’inclinai et marchai vers la porte.

– Attendez, s’écria-t-elle, dressée detoute sa hauteur.

– Retenez pour toujours ce que je vaisvous dire, car nous ne nous reverrons plus. C’est vous qui avezéveillé ma rancune et mes plus mauvais instincts. Or, je n’ai rienà leur opposer. La déesse des chèvres n’a qu’un dieu, celui deschèvres. Rappelez-vous encore qu’il était en votre pouvoir de faireautre chose : joindre nos deux volontés pour sauver votre ami.Si vous lui étiez resté fidèle, j’aurais agi autrement. Mais vousavez trahi Beidéman. Soyez donc maudit, ainsi que moi !

Je quittai Yalta et passai ma dernière semainede congé à Sébastopol. Dans un restaurant au bord de la mer,j’entendis un capitaine de bateau raconter qu’un drame dans lesmontagnes avait mis Yalta en émoi.

– J’aurais parié que cette LarissaPolynova finirait mal !

– Les femmes excentriques meurenttoujours assassinées, si elles ne s’avisent pas de se suicider, ditune dame, ma voisine.

– Je soupçonne une histoire sentimentaleavec les Tatars, fit observer une autre, assise plus loin.

Le capitaine protesta.

– Non, non ! Ce sont, en effet, desTatars qui l’ont ramenée, mais ce sont de braves gens, des bergersque tout le monde connaît ; et leur chef, un vieillard, ami deLarissa, sanglotait comme un enfant. Il racontait qu’en luiremettant, comme d’habitude, sa récolte de plantes médicinales,elle lui avait donné une montre en souvenir. Il présenta un billetécrit de sa main, où elle déclarait faire ce don en pleineconscience à un tel, en signe de leur vieille amitié. La sage damea songé à tout : les dispositions relatives à sa fortune ontété envoyées par pli recommandé au père Guérassime ; elle priede n’accuser personne de sa mort… Les Tatars disent qu’elle a couruau bord du précipice et s’est brûlé la cervelle sous leursyeux ; ils l’ont tirée du gouffre, au péril de leur vie, etl’ont rapportée chez elle dans leurs bras. On les a arrêtés, maisl’enquête établira certainement leur innocence.

– Il doit bien y avoir un coupable, ditma voisine en jetant par hasard un coup d’œil de mon côté.

« Oui, le coupable, c’est moi »,pensai-je, mais je dis tout haut au serveur, comme si de rienn’était :

– L’addition !

Je m’en allai par les rochers au bout d’un capétroit qui s’avance en pointe dans la mer.

L’énorme disque de la lune me parut découpédans du papier et son reflet m’horripila. On aurait dit une imagebanale dans un salon de province meublé de velours rouge. Letourment de mon âme chassait la vie et la beauté de la natureelle-même. Je ressentis soudain, avec une violence accrue, lamarque d’infamie de Caïn, l’opprobre de ma nouvelle trahison.

Oui, tel un ignoble reptile dissimulé dans lesherbes dont il a emprunté la teinte, le traître s’était niché auplus profond de mon inconscient.

Je trahissais sans le vouloir.

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