Vêtus de pierre

Chapitre 10Mirguil

 

J’écris la nuit. J’ai avalé la roue. Elle secale dans la pomme d’Adam. Cela me chatouille un peu, mais c’estsupportable. Je ne peux plus parler, je mugis. La parole ne meservirait à rien, d’ailleurs. Demain, j’accomplirai un acte d’unautre genre… plus convaincant que la parole. Il y a quelque chosequi tourne dans mon cervelet, les forces s’y amassent. Ma besogneachevée, je jetterai la plume et resterai jusqu’au matin, les mainsà la nuque, les coudes battant l’air. C’est Mikhaïl qui m’a apprisce procédé. Je le répète, Mikhaïl Beidéman et Serguéi Roussanine nefont qu’un. Cela s’est réalisé graduellement : mes talons dansles siens, nos crânes emboîtés, et nos deux noms – Mikhaïl etSerguéi – fondus en un seul : Mirguil. Le nom de l’artiste quia fait sauter la ceinture de rochers. Mirguil prendra sonvol !

C’est ainsi que Mikhaïl Beidéman se tenaitdans sa cellule quand Véra et moi entrâmes chez lui. Oui, c’étaitainsi, je le jure. Et non pas aujourd’hui, après le déplacement dutemps, mais aux jours humains véritables, mesurés par la sonneriedes horloges.

Oui, six heures sonnaient dans le couloir del’asile d’aliénés lorsque l’infirmier Gorlenko, soudoyé par nous,conduisit Véra et moi-même vers le détenu mystérieux, désigné parune suite de numéros : 14, 46, 36, 40, 66, 35, etc…

On sait maintenant que c’était le chiffrage deson nom : Mikhaïl Beidéman.

Dans un effort suprême de mon cerveau, quidéjà se transforme en un mécanisme merveilleux pour l’envolée de« Mirguil », je vais tâcher de décrire ce qui s’est passéà Kazan.

En recevant la dépêche de Véra, j’avais cruqu’elle se mourait et voulait me dire adieu. Par de rares lettresde ma tante, je savais qu’elle vivait depuis longtemps à Kazan avecMarfa, l’ancienne serve ; quant à Linoutchenko, il étaitdéporté en Sibérie pour avoir participé à l’événement du1er mars. Véra aussi avait fait de la prison, à cause deses mauvaises fréquentations, comme l’écrivait naïvement ma tante.Elle y avait attrapé la phtisie. La dernière lettre de ma tantedatait de 1886. Et c’est à la fin de novembre 1887 que je partisd’urgence pour Kazan.

Je n’avais pas revu Véra depuis vingt ans.Elle était donc comme moi, dans sa quarante-septième année. Jevoyageais sans émoi, supputant froidement le motif de laconvocation. Mais une fois arrivé dans la banlieue, lorsque lecocher m’indiqua de loin son domicile, je fis arrêter la voiture etlongeai la rue à pied, dans un sens, puis dans l’autre, pour calmerune angoisse subite. J’avais beau me persuader que c’était unesimple crise cardiaque due à la fatigue du voyage, je savais bienque c’était l’émotion.

– Elle a quarante-sept ans, me disais-je,et voici des années que je ne l’aime plus.

Enfin, j’entrai. Ce fut elle qui m’ouvrit.

Elle n’était pas vieille. Jamais elle n’avaiteu le teint si coloré. Ses yeux brillaient, on ne voyait pas decheveux blancs sous le fichu d’infirmière. Nous nous étreignîmessans un mot, en sanglotant. Car, sans avoir vécu ensemble, nousétions unis pour la vie.

– Sérioja, vous êtes le seul survivantparmi ceux qui ont connu Mikhaïl. Marfa a été emportée par letyphus ce printemps. Si je l’avais eue, elle, je n’aurais point osévous déranger. Mais il me faut un témoin.

Une terrible quinte de toux la secoua,l’agitation amena un épanchement de sang. Le docteur la mit au lit,et quand je me présentai comme son parent, il me confia que sesjours étaient comptés.

Brûlant de cette ardeur qui l’animait lesjours où elle espérait secourir Mikhaïl, Véra se ressaisit dès lelendemain et m’exposa la situation.

Marfa qui était infirmière à la maisond’aliénés, avait su que depuis 1er juillet 1881 ongardait dans une pièce isolée un prisonnier mystérieux, amené dePétersbourg sous l’escorte de deux gendarmes. De tout le personnelsubalterne, un seul infirmier avait accès à cette pièce. Véra enconclut aussitôt que c’était Mikhaïl. L’infirmier ne se laissaitpas acheter et refusait de lui ménager une entrevue avecl’homme.

– J’ai pourtant réussi à obtenir unefaveur. Véra pâlit soudain. Dites, Sérioja, vous avez bonnemémoire ? Je n’espère plus qu’en vous ! Mikhaïl avait unsigne au bras gauche…

– On aurait dit une araignée,interrompis-je pour la rassurer, et je lui rapportai l’épisode dubras échaudé, dans le salon de ma tante Kouchina. Véra le savaitpar son père.

– Maintenant, que j’ai un témoin, je peuxmourir tranquille, déclara-t-elle. Sérioja, l’infirmier m’a apprisque le fou avait au bras un signe en forme d’araignée… C’étaitjuste avant la maladie qui emporta Marfa. L’infirmier va être mutédans une autre ville, et il consentirait, pour une grosse somme, àme laisser voir son malade. Je lui ai parlé de vous. Vos titres etgrades lui en imposent. Allez le trouver demain et convenez du jouret de l’heure. Je n’en ai plus pour longtemps.

Tout s’arrangea. L’infirmier, bien payé, nousdonna rendez-vous pour le 1er décembre, à six heures dusoir. Selon lui, le prisonnier était très faible et allait bientôtmourir.

Le 1er décembre, nous nousintroduisîmes deux heures à l’avance dans la chambre surchauffée del’infirmier, aux rez-de-chaussée, près de la cellule du prisonnier.Nous ne devions pas nous montrer. À six heures et demie, quand toutle personnel eut traversé le corridor pour aller dîner, l’infirmiernous appela du geste, prit ses clefs et nous conduisit vers lacellule.

– Un moment, dit Véra quand il tourna laclef. Un moment.

Elle suffoquait. Moi-même, j’avais les jambesmolles. Nous allions revoir Mikhaïl, après vingt-six ans deséparation !

– Il a les cheveux blancs ?demandai-je.

Il fallait se renseigner, être prêt, comme auxfunérailles d’un être aimé…

L’infirmier jugea ma question futile ; aulieu de répondre il marmotta :

– Pas plus de dix minutes, n’est-cepas ? Nous entrâmes.

Dans la vaste pièce aux murs décrépis,quelqu’un était assis sur une couchette d’hôpital. Je ne leconnaissais pas… Aucune ressemblance avec Mikhaïl. Il avait descheveux et une barbe de neige. À notre approche, il sursautaépouvanté et voulut se blottir sous le lit, mais ses jambes enfléesaux genoux lui refusaient tout usage ; alors, pour fuir sespersécuteurs imaginaires, il fit une lamentable tentative des’envoler.

Dressé de toute sa hauteur, il porta les mainsà la nuque, ce qui fit glisser les larges manches de sa chemise,découvrant les coudes pointus. Au bras droit, apparut le dessin netd’une araignée dont les pattes fines semblaient tracées à la plume.Mikhaïl agita les coudes, comme si c’étaient des ailes, espérantprendre son essor…

Il ne savait pas qu’il fallait des ciseauxpour laisser entrer l’air par une entaille dans la gorge… Mais celase fera demain. Je dois maintenant me rappeler pourquoi Mikhaïl enétait venu là.

Oui, vingt ans de cellule au ravelin. Aprèsson transfert à l’asile d’aliénés de Kazan, six autres années desolitude. Vingt-six en tout. Je calculais en regardant cet inconnuqui ne rappelait en rien le beau jeune homme exalté. Seule,l’araignée noire était là, sur le bras replié qui palpitait commeune aile d’oiseau : une… deux…

– Mikhaïl, je suis Véra. Me voici… C’estmoi, Véra ! Elle avait l’accent de ceux qui font lesmiracles.

Agenouillée, elle lui étreignait les jambes.Elle ne se lassait pas d’en appeler à sa conscience obscurcie, telle prophète dont la prière fit jaillir l’eau d’un rocher.

– Je suis Véra !

– Véra…

Il répéta ce nom d’une voix rauque,déshabituée de la parole, mais qui avait conservé son timbreparticulier, assourdi et grave… Et il tendit les bras. ÀVéra ? Non, pas à celle qui avait provoqué le miracle, mais àla vision de sa jeunesse : il la revoyait dans le passé.

Un vague sentiment éclaira son visage, etaussitôt il s’affala sur le lit.

Elle baisait ses longues mains, jaunes commecelles d’un mort. Il avait des yeux infiniment las, ternes, sanspensée.

– Dépêchez-vous, madame, vous allez mecompromettre ! Il est temps ! intervint Gorlenko.

Ayant reconnu l’infirmier, Mikhaïl poussa unjoyeux rugissement, ouvrit sa bouche édentée et fit entendre unbruit de mastication.

– Il demande à manger, expliquaGorlenko.

Nous nous en allâmes. Aidé de l’infirmier, jeramenai Véra chez elle. Le lendemain, elle gisait sur une table, lecorps recouvert d’un drap blanc, aussi lointaine que Mikhaïl.

Je ne la reconnus pas lorsque, après l’avoirlavée, des femmes me laissèrent entrer en annonçant :« Ça y est ». Il me souvient que cette poupée de cireavait des monnaies de cuivre sur les yeux. Sous l’une d’elles, leblanc de l’œil luisait.

– Un œil ne s’est pas fermé ; elleveut sûrement repérer son ennemi, dit une bonne femme.

Cet ennemi, c’est moi.

Je n’ai pas rempli son dernier vœu. Je n’airévélé à personne le martyre de Mikhaïl, ni alors, ni en 1905,quand un historien voulait tirer les choses au clair.

Aux archives, on a tout appris sans monconcours.

Et moi, par crainte des ennuis, je vivotaisdans mon domaine et m’adonnais à la boisson. C’est alors que le picde Véra se logea dans ma tête et martela jour et nuit :

– Tout est mal… tout est mal.

…………………………

La pression de toutes les atmosphères s’exercesur mon cervelet. J’abandonne la plume, il faut soutenir ma tête,habituer mes bras à servir d’ailes : une, deux !

Demain, dès qu’il y aura la musique et qu’onchantera : « C’est la lutte finale »…

Pan ! dans la gorge… et d’un.

Coup de tête dans la vitre… et de deux. Audiable l’araignée !

Mirguil plane au-dessus de la ville.

De l’artiste l’élan supprime les ans…

Chevalier de Saint-Vladimir, de Sainte-Anne,de Saint-Georges… en avant !

1923

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer