Vêtus de pierre

Chapitre 5Les tambours

 

Je ne quittais plus le lit depuis quelquesjours : on ne saurait vaincre impunément l’espace par lavolonté. Ce brave Ivan Potapytch grognait en me donnant le meilleurmorceau :

– Vieux comme tu es, reste couché, nousn’en serons que plus tranquilles. Et si, avec ça, tu apprends àtricoter, ce sera très bien. Ce n’est pas sorcier pour qui a del’instruction ; je vais t’apporter du coton et des aiguilles,les petites te montreront comment il faut faire.

Me voilà au lit. Je me repose. Mes penséesvont de nouveau en ligne droite. Ma mémoire est excellente. Non,cette nuit, je n’irai pas chez Mikhaïl. J’évoquerai normalement ceque j’ai vu en ce terrible jour.

C’était à la fin d’août 1866. On s’extasiaitau salon de ma tante sur la délicatesse du tsar qui avait faitconnaître son désir par Chouvalov : si l’exécution deKarakozov n’avait pas lieu avant le 26 août, jour du sacre, il luidéplairait qu’on la fît entre le 26 et 30, jour d’Alexandre Nevskiet fête patronymique du tsar.

Cet ordre de l’empereur soucieux de ne pasassombrir les jours solennels, dénotait, de l’avis général, un cœurd’or, sensible au destin du pire des scélérats. Je me souviens du«mot» lâché à cette occasion par le comte Panine :

– J’estime, pour ma part, qu’il faudraiten exécuter deux plutôt qu’un et trois plutôt que deux. Mais… fautede mieux, qu’on se réjouisse de la pendaison du meneur.

Il y avait cependant des salons de nuanceslibérales où la clémence du tsar n’était pas appréciée, tandisqu’on s’attendrissait sur la bonté de Gagarine qui, étranglé parles larmes, avait eu de la peine à terminer la lecture de lasentence. L’inculpé, avait-il ajouté, pouvait adresser au tsar unrecours en grâce.

Ce fut l’avocat Ostriakov qui se chargea de lerédiger en termes laconiques et vigoureux. Karakozov, devenupresque inconscient, signa.

Le tsar répondit par un refus.

– Mais avec quelle délicatesse !s’exclamaient les dames.

Quant au petit vieillard de style européen, ilenfreignit son horaire méticuleux pour accourir chez ma tante debon matin, comme un jeune homme, et lui répéter mot à mot lesparoles de Zamiatine, ministre de la Justice qui avait rapporté autsar la demande de Karakozov dans le wagon de chemin de fer, enl’accompagnant de Pétersbourg à Tsarskoïé Sélo.

– Sa Majesté, disait le ministre au petitvieux, a répliqué avec une expression angélique : « Commechrétien, j’ai pardonné depuis longtemps au criminel, mais je ne mejuge pas en droit de lui pardonner en tant quesouverain. »

Gagarine, le bon vieillard, transmit cettedécision irrévocable à Karakozov quelques jours avant l’exécution,pour lui laisser le temps de songer à son âme.

Informé de la chose, je retirai ma demanded’admission à l’académie et sollicitai l’affectation à undétachement envoyé contre les montagnards insoumis.

Les volontaires étant peu nombreux, monenrôlement ne souleva point d’objections. J’en ressentis un étrangeapaisement, comme si j’avais trouvé ma vraie place. Le même jour,je lus dans le journal que Karakozov serait exécuté en public auChamp de Smolensk, à sept heures du matin.

C’était le surlendemain.

Le 2 septembre, l’annonce de l’exécution étaitaffichée à tous les carrefours. Je savais que j’irai. C’était plusfort que moi. Mais ne pouvant rester seul jusqu’à l’aube, je m’enallai jouer au billard. Mon étudiant m’avait devancé. Comme lesjours précédents, on ne discutait que du procès.

Un robin à la bouche en tirelire démontrait,avec une lenteur assommante, qu’il eût été juste d’infliger le mêmechâtiment à Khoudiakov, l’idéologue des conjurés, et à Ichoutine,l’instigateur. Dans les hautes sphères, disait-il, on désapprouvaitla mollesse du tribunal, et le tsar irrité avait déclaré àGagarine :

– Vous n’avez rien laissé à mamiséricorde !

Pour Ichoutine, il commua, du reste, la peinede mort en travaux forcés à perpétuité, après lecture de l’arrêtsous la potence, le linceul sur les épaules.

L’étudiant raconta qu’au cours de théologie lepère Palissadov était demeuré longtemps pensif, puis, secouant sachevelure, avait proféré avec un courroux paternel :

– Si ce n’est pas malheureux : ons’évertue à vous inculquer les vérités chrétiennes, et après ça onest obligé de vous pendre…

Mais ces propos se tenaient le soir, alors quede longues heures nous séparaient du drame qui se jouerait àl’aube, au Champ de Smolensk. Le soir, dans le bien-être de lasalle éclairée, aux cris joyeux de« double-bande ! », le mot de « peine demort » pourtant prononcé sur le même ton que les autres,semblait monstrueux et répugnait au sentiment.

Mais quatre heures sonnèrent, puis cinq, etquelqu’un dit :

– En route, messieurs, il faut occuperles meilleures places.

Je tressaillis, comprenant soudain qu’ilfallait se mettre en route vers le Champ de Smolensk où allait seproduire ce qui était imprimé en noir sur blanc à tous les coins derues :

« L’exécution de la sentence de la CourSuprême, concernant le criminel d’État Dimitri Karakozov, est fixéeau samedi 3 septembre à St-Pétersbourg, Champ de Smolensk, 7 heuresdu matin ».

– Ils se réuniront chez le ministre de laJustice, dit le robin à la bouche en tirelire.

– Qui ça, ils ? demandal’étudiant.

– Les chefs de départements, lesgénéraux, les membres de la commission judiciaire, lesfonctionnaires du Sénat. Et comme s’il savourait le spectacle de labrillante assemblée, il ajouta : Tous chamarrés d’or.

Je sortis de la salle de billard et medirigeai seul vers le Champ de Smolensk.

Le jour n’était pas levé, mais déjà lesconcierges balayaient les rues. Il faisait bon marcher sur lestrottoirs déserts et les pavés que n’ébranlaient point les rouesdes fiacres. On avait, semblait-il, évacué par la voûte bleue dufirmament l’air vicié de la veille, et amené de l’air frais. Unémoi contenu se dégageait du ciel d’automne sans brume. Le soleilétait sur le point d’apparaître.

Je me souvins tout à coup du petit coqd’argile. Oui, le voilà, dans ma poche. C’est donc vrai !« Si le lever du soleil est net, me dis-je, et que la journées’annonce belle, il y a de l’espoir. »

Des cuisinières se montraient aux portes, unpanier au bras, sous de grands fichus qui épaississaient leurssilhouettes.

Le soleil se leva, éclatant, sans le moindrenuage. Mais en apercevant une plaque de policier, tout aussiéclatante, astiquée à la mie de pain, comme pour les grandesoccasions, je réalisai qu’il n’y avait plus d’espoir, que rien n’yferait : ni le balayage matinal, ni les cuisinières auxpaniers, ni le coq d’argile…

L’exécution aura lieu.

Les rues s’étaient subitement remplies. Dansl’île Vassilievski, le flot compact avait envahi chaussée ettrottoirs. C’est à peine si la police parvenait à ménager, par sescris, un passage au milieu. Le vernis noir des carrosses miroitait.Des officiers, des dignitaires civils défilaient devant moi,sanglés, empanachés. À la vue d’un équipage, la foule se crut enretard et galopa. La frayeur, la curiosité altéraient les visages.Je tournai le coin et m’engageai par des ruelles silencieuses. Ceraccourci me permit de gagner le Champ de Smolensk en même tempsque les voitures, qui s’arrêtèrent subitement. Une maisonnetteétait préparée pour la commission exécutive. Tous descendirent poury attendre la venue du condamné. Quelques-uns causaient en mettantpied à terre, mais personne ne souriait, tous étaient pâles. Deuxfilles de joie, pressées de voir le supplice, me coudoyaient. Ellesparlaient de leurs affaires. La plus âgée chapitrait sacompagne :

– T’as bien nocé avec Vassia, puis avecSidor. Qu’est-ce qu’il t’a fait, ce Klim, pour t’enjôler ? Tuparles d’un béguin ! Lui ou un autre, c’est du pareil aumême.

– Que non, dit la plus jeune dont lescheveux s’échappaient en mèches soyeuses de sous le fichu et dontles yeux hagards me rappelèrent ceux de Véra. J’ai nocé à droite età gauche, mais Klim, c’est mon destin. Lui seul a besoin de moi.J’ai donc à répondre de lui.

– J’ai à répondre de lui, répétai-je,furieux, en songeant au coq d’argile que je devais remettre àVéra.

Lorsque Trépov, le chef de la police, futpassé, fonctionnaires militaires et civils sortirent de lamaisonnette et remontèrent en voiture pour le suivre.

Sur la place, près du carré de troupes, ilsgravirent les marches d’une estrade peinte en noir. Regardant ducôté opposé, j’aperçus ce que je m’attendais à y voir, ce que jem’étais nettement représenté : la potence. Mais je ne m’enrendais pas bien compte.

Certes, si on m’eût demandé où elle était,j’aurais désigné ces deux montants réunis par une traverse. Mais jene le sentais pas, sans doute parce que j’étais beaucoup plusépouvanté par l’échafaud, fraîchement peint en noir, comme lereste. Tel un réservoir de sang inhumain, il luisait sinistrementau soleil levant. Et c’est là que se passa la scène la plushorrible.

– Ça s’appelle un échafaud, dit un lycéenà son camarade, le doigt pointé.

Il se peut que la charrette infamante étaitarrivée sans bruit, je ne saurais le dire. Mes tempes battaient àcoups précipités. Je croyais, moi, que c’était le roulement decette hideuse guimbarde traînée par une paire de chevaux, avec unehaute banquette où quelqu’un était enchaîné, le dos tourné àl’attelage.

Je ne reconnus pas Karakozov. Ce n’était pluslui d’ailleurs. Ce n’était pas l’homme qui avait fièrement jeté autsar, dans sa dernière lettre, qu’il « aurait donné cent viespour le bonheur du peuple », ni l’être charmant, aux beauxyeux juvéniles, qui m’avait chargé de transmettre, en guise desalut suprême, ce jouet de son enfance à celle qu’il aimaitpeut-être.

Là, sur cette horrible guimbarde, je voyaisune face livide, aux yeux blancs inanimés.

À la vue de la potence, il eut un haut lecorps. Puis il resta pétrifié. Tel le crucifié de Rembrandt, soncorps s’affaissa, inerte, lorsque les bourreaux le délièrent de lacharrette pour lui faire monter l’escalier et le mettre contre lepilori dressé au fond de l’échafaud.

– Le poteau d’infamie, remarqua un hommeen pèlerine de concierge, et un collègue lui répondit :

– Pour une infamie, c’en est une !Les exécutions, ça doit toujours être ignominieux.

Un policier à cheval se tenait près del’échafaud ; en face, il y avait un groupe d’Américains del’escadre en visite à Cronstadt. Je me rapprochai du chef de lapolice et l’entendis qui disait au greffier :

– Il vous faut grimper là-haut pour lirel’arrêt. Que le peuple sache notre respect des lois.

Le greffier obéit, tiré à quatre épingles, sonchapeau à plumet sous le bras, un papier à la main. Il s’avançavers la rampe, aussi livide que le condamné. Le papier tremblaitentre ses doigts.

« Par ordre de Sa MajestéImpériale… »

Quel abominable frisson me prit au roulementdes tambours ! J’en étais tout secoué, pendant que les troupesprésentaient les armes. La foule se découvrit. Les tambourss’étaient tus, mais je frissonnais toujours et n’avais pas comprisun mot de la lecture du greffier qui était revenu sur l’estrade desministres et de la commission.

L’archiprêtre Palissadov avait rejointKarakozov sur l’échafaud.

Au bout de ses bras tendus dans un geste dedéfense ou d’attaque, il brandissait une croix d’or qui flamboyaitau soleil. Il était muni de tous ses attributs.

On n’entendait pas ses paroles. Ayant appuyéla croix sur les lèvres violettes du condamné, il fit volte-face etredescendit.

Les bourreaux montèrent. À deux, ils levèrentun linceul au-dessus du visage figé, qui ne donnait plus signe devie. Ne sachant pas s’y prendre, ils lui mirent d’abord la cagoulesur la tête.

À ce moment le soleil s’éteignit pour lecondamné, et peut-être mourut-il lui-même.

Rien n’est plus terrible, je suppose, quel’instant où la conscience encore vivante perçoit la mort.

Mais là-dessus il se produisit une chose quisurpassa en cruauté tous les crimes et tous les châtiments. Oneffaça pour une seconde la sensation de la mort pour replongeraussitôt le malheureux dans une nouvelle agonie.

À un signe du policier les bourreauxmaladroits firent ce qu’on fait seulement aux graciés : ilsôtèrent le linceul.

Le soleil éclaira le visage de la victime. Sesyeux, subitement ranimés, prirent un éclat indicible. La bouchetendre, soudain colorée, tressaillit. Quel qu’il fût, il n’avaitque vingt-quatre ans, il tenait à la vie. Et à cet instant, il secrut sauvé.

Mais les bourreaux se hâtèrent de lui fourrerles bras dans les larges manches solidement nouées par derrière, etils remirent le linceul.

Prenant par les coudes cette grande poupéeblanche, sans figure, ils lui firent lentement descendrel’escalier ; parvenus à la potence, ils posèrent le condamnésur un escabeau, délicatement, tel un vase précieux.

Celui dont les yeux avaient rayonné et labouche avait tressailli d’une joie humaine, enfantine, piétinaitsur place comme un automate.

On lui passa la corde au cou, les bourreauxrepoussèrent du pied l’escabeau.

Les tambours battirent…

Ils battent, ils battent… Ivan Potapytch,faites taire ce ran-tan-plan !

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