Vêtus de pierre

Chapitre 7Les tilleuls en fleurs

 

Les démarches que je fis au sujet de Piotr,ainsi que Véra me l’avait demandé dans sa lettre, aboutirent. Onl’affecta à notre unité et je le pris comme ordonnance. Pour lereste, je n’y comprenais absolument rien.

La joie manifestée par Mikhaïl à propos dumariage de Véra, témoignait que ce devait être un mariage factice.L’aveu que le prince était pour elle un ami excellent, indiquaitdes relations d’un genre particulier. Mais ce voyage àl’étranger ? Je ne doutai pas un instant que Véra aimaittoujours Mikhaïl ; que signifiait donc ce départ ?Mikhaïl ne pouvait pourtant pas l’accompagner… Comme officier, ilétait retenu pour trois ans au moins par son service.

Tout s’expliqua bientôt. Mikhaïl Beidémandisparut. On l’attendit en vain au régiment, il ne s’y présenta pasau terme fixé. Sa vieille mère, à laquelle il avait certifié qu’ils’en allait pour quelque temps en Finlande, était sans nouvelles delui ; elle adressa au grand duc Mikhaïl Nikolaévitch,directeur en chef des écoles militaires, une demande pour qu’on fîtdes recherches.

Cruel comme tous les fanatiques, Beidéman nese souciait pas de ses proches. Il avait négligé de se mettre à laplace de sa pauvre mère. Sinon, pourquoi n’avait-il pas eu l’idéequi serait venue à tout autre dans sa situation ? Car enfin,le mensonge puéril qu’il lui dit en la quittant – à jamais, commedevait le montrer l’avenir – allait être dévoilé au bout dequelques jours et la mettre dans une terrible angoisse. Il auraitpu lui épargner ce surcroît de souffrance ; sa mère était unefemme courageuse, une nature d’élite. Mais il n’avait point songé àelle, voilà tout, et il avait usé du premier expédient venu.

Quant à Vera, il s’abstint de la joindre à cemoment-là, de crainte d’attirer les soupçons sur elle et de gênerson départ pour l’Italie où il devait la retrouver plus tard. Sonpassage à la frontière fut signalé par le gouverneur de la ville deKuopio au gouverneur général de Finlande, comme l’attestent lesdocuments. C’est d’après eux que je reconstitue les faits.

Mikhaïl descendit tard le soir dans unehôtellerie où il changea de vêtements avec le sommelier, sous leprétexte d’aller à la chasse le matin. Mais une fois parti, il nerevint plus et fit à pied la distance d’Uleaaborg à Tarnio. Lesautorités n’en savaient pas davantage à cette époque.

Je brûlais de revoir Véra et m’apprêtais àdemander un bref congé pour régler des affaires concernant mondomaine, lorsque je reçus d’elle une dépêche où elle me suppliaitde venir immédiatement pour une question urgente. Je donnai l’ordreà Piotr de faire mes bagages. On m’annonça peu après qu’une dameâgée me demandait. C’était la mère de Mikhaïl.

Je n’oublierai jamais cette vieille femme.Mikhaïl était son dernier-né, un enfant tardif. D’allures un peuguindées, en robe noire et mitaines blanches, elle m’étonna par soncalme imperturbable, si rare chez les femmes. Toute la vie semblaitconcentrée à l’intérieur, ne laissant échapper au dehors que lesrares paroles et les gestes nécessaires aux rapports avec lesautres. En même temps, une bonté ineffable rayonnait dans ses yeuxmagnifiques, d’un bleu encore vif. Ce n’était pas cettebienveillance mondaine qui n’engage à rien, mais une bontévéritable, active. D’où, sans doute, cette attention un peu sévèredans sa façon d’écouter et de regarder.

Je compris d’emblée que Mikhaïl aurait pu seconfier à une mère pareille. Et à sa vue, je découvris aussil’origine de son caractère à lui, passionné, profond, lancé commeune flèche vers un but unique.

La mère de Beidéman m’exposa sans préambulesle motif de sa visite :

– Je viens vous demander de vous rendreauprès de Véra Érastovna : je suppose qu’elle est mieuxrenseignée que quiconque sur mon fils disparu.

Je lui montrai mes valises et lui remis ladépêche de Véra.

– Ne tardez pas à venir me trouver àvotre retour, je vous attendrai avec impatience !

Je promis naturellement, et lui baisai la mainavec une piété filiale.

On imagine l’émotion que j’éprouvai en montantdans l’équipage envoyé à ma rencontre pour me conduire à lapropriété du prince Nelski ! J’étais content d’avoir quatreheures devant moi pour réfléchir. J’avais d’ailleurs le cœur léger,m’étant persuadé que le hasard avait tourné mes deux vilenies àl’avantage de Véra et de Mikhaïl. La Cloche livrée par moià Lagoutine et devenue entre ses mains une arme terrible, avaitpoussé la jeune fille à contracter avec le prince une sorte demariage fictif qui, apparemment, ne la privait point de sa libertéd’action et de sentiment. Et en escamotant sa lettre, j’avaisempêché Mikhaïl de commettre une folie. Maintenant qu’ils étaientséparés, le destin lui-même leur dirait s’ils devaient s’unir.

Touché par la douleur de l’admirable femmequ’était la mère de Mikhaïl, et flatté par la dépêche pressante deVéra, je me sentais pris d’une magnanimité romanesque. Le prince nem’inspirait aucune jalousie.

La route traversait des champs coupés deboulaies. Soudain, parmi les tilleuls centenaires dont le ventm’apportait le parfum mielleux, la superbe maison de Lagoutineavança sa colonnade blanche.

Je ne tenais pas à voir le vieux, aussiavais-je recommandé au cocher, dès la gare, de bâillonner le grelotdont le son indiscret n’aurait pas manqué de pousser Mosséitch às’informer sur ce passant indésireux de présenter ses hommages àÉraste Pétrovitch.

À une demi-verste de la maison, je remarquaiquatre poutres noircies et un squelette de toiture, triste vestiged’une grange dévorée par les flammes.

– Un incendie ? demandai-je aucocher.

– C’est un coup des paysans de Lagoutine,pour se venger du maître qui déshonore leurs femmes.

Et comme je voulais en savoir davantage, il meraconta l’histoire :

– Quand on a appliqué chez nousl’ordonnance sur la répartition des terres et que l’arpenteur et lejuge de paix ont fait le tour du domaine, les paysans decrier : « On ne marche pas ! » C’est qu’onavait droit à sept ou huit déciatines, et au district deKrasnenskoé on n’en obtenait que quatre : c’étaitvexant ! Les gens du prince se moquaient de ceux deLagoutine : « Vos bœufs ont le museau chez le voisin etle derrière sur la terre du maître ».

Alors, les chefs sont venus, on a convoqué lespaysans et le partage a commencé. On fait tout le nécessaire,l’arpenteur vérifie les jalons, mais au moment où il prendl’astrolabe, voilà qu’une femme enceinte, venue d’on ne sait où, secouche à la dérayure, le ventre en l’air, pour pas qu’on mesure lesangles ! Elle hurle comme une possédée. C’était à rire et àpleurer. Lagoutine, lui, s’amuse plus que les autres, il cligne del’œil à son nain et lui parle à l’oreille devant tout le monde.

Enfin, on a emmené la femme et divisé leterrain. L’arpenteur a donné rendez-vous aux autres pour continuerle partage.

Et la fois d’après, fallait voir ça !Lagoutine les payera cher, ses frasques aux dépens du paysan…

L’homme se tut, hargneux, mais je lui offrisune rasade de mon flacon de voyage, et il reprit :

– Ce sale Mosséitch est venu leur donnerun bon conseil, soi-disant de la part du maître : que toutesles femmes grosses, tant qu’il y en a, rappliquent pour empêcher detendre la chaîne. Qu’elles se couchent, comme l’autre, le ventre enl’air, mais toutes nues… l’autre, voyez-vous, elle n’avait pasréussi, parce qu’on ne pouvait pas savoir ce qu’elle avait sous seshabits. Peut-être que c’étaient des chiffons… Quant aux enceintes,la loi devait les protéger. Si elles s’allongeaient toutes à laqueue leu leu, on n’allait pourtant pas les fouetter ! On leurferait sûrement une faveur, elles sauveraient leur lot… Etfigurez-vous que les femmes ont marché. Des paysans plus malins ontessayé de protester, mais on a failli les massacrer. Y a pas plusignorant que les gens de la campagne.

Les chefs arrivent au jour convenu ; parexemple ! c’est plein de femmes enceintes, et il y en a !Le propriétaire se gondole, il les invite dans la grange et leuroffre de la vodka pour leur donner du cran.

Quand elles sont grises, il les fait sedéshabiller et les envoie toutes nues à l’arpenteur. Or, il y adéjà deux hommes qui tendent la chaîne ; vous savez bien, lachaîne a dix arpents… le paysan a beau chiper les piquets,l’arpenteur et les chefs se débrouillent toujours.

Voilà que les femmes se jettent par terre, etde gueuler.

On ne les a pas fouettées, ça non, mais lecolonel de gendarmerie les a mises au bloc. La bousculade, labagarre, la frayeur en a fait accoucher deux, une troisième estdevenue folle, une autre s’est donné la mort. C’est qu’après on leshuait au village, on les appelait les fessées, alors il y en avaitune qui était trop fière pour supporter ça…

Mais à présent, gare à Lagoutine ! Lemari de cette femme, c’est Potape le Borgne, un qui n’a pas froidaux yeux ; faudrait pas s’étonner qu’il soulève unerévolte.

– Et les paysans du prince, ils sontcontents ?

– Ils n’ont jamais eu à se plaindre, etdepuis que le prince s’est marié, c’est devenu un vrai père poureux. Il a affranchi tous ses gens, et à ceux qui ont voulu resteril a donné de beaux lots, de quoi vivre à l’aise.

J’aurais voulu avoir des détails sur Véra,mais des bâtiments d’exploitation avaient apparu, puis, précédée dedépendances, la maison du prince déploya sa longue façade. Elle neressemblait pas au château du voisin, ayant été construite par unarchitecte serf pour une vie confortable, mais sans prétention.

Sur un balcon fleuri de jasmins et deliserons, j’aperçus Véra en robe de mousseline blanche. Elle meparaissait grandie et plus belle que jamais.

– Cher Serge, que je suis heureuse devous voir ! dit-elle. Et Gleb Fédorovitch vous attendaitaussi. Elle montra le prince.

Il me donna l’accolade et m’emmena par le brasdans la chambre qu’on m’avait préparée.

– Faites un brin de toilette, après quoije vous prie de passer par ici, dans la salle à manger d’été.

Quelques mots au sujet du prince…

Bien sûr, l’affirmation, particulièrementcatégorique sous le régime actuel, que chacun de nous est leproduit de son milieu et du mode de vie qu’il mène depuisl’enfance, est parfaitement fondée. Je me permettrai toutefois denoter que certains hommes, même publics, peuvent ne pas exprimer dutout leur être ou l’exprimer fort mal. J’ai connu dans ma jeunessedes personnes qui devançaient de cinquante ans leur siècle et neconvenaient donc, de leur temps, qu’à des emplois fortuits quiétaient loin de les caractériser. Ainsi mon père, né pour êtrephilosophe et hostile à la guerre comme à tout le régime existant,dut se distinguer toute sa vie au poste de général. Et mon oncleIouri, archéologue passionné, connu en Europe par ses fouilles, estinscrit sur les pages de l’histoire comme conquérant des terresorientales, grâce à une brillante opération qu’il avait risquée –il l’avouait lui-même – non pas en stratège, mais en joueurd’échecs aventureux.

Le prince Gleb Fédorovitch appartenait aussi àce type d’hommes. Sa mentalité ne correspondait ni à son titre ni àsa situation dans le monde. De fine culture européenne, il était unde ces Russes qui n’exigent rien de la vie et marchent sur la terred’un pas léger, en distribuant d’une main les aumônes reçues del’autre. Dans le peuple, ce sont le plus souvent des pèlerins ausens propre ; non pas des pique-assiette et des faux-dévots,mais des sages au cœur simple, tels qu’ont su les décrire Tolstoïet Tourguénev.

Le prince Gleb Fédorovitch, n’eussent été sestantes et ses grand-mères, de vieilles chipies, aurait distribuétous ses biens et couru les bois, sac au dos.

Une grande intelligence, des idées exemptes detout parti pris, donnaient à sa conversation un charme indicible etla valeur d’un désintéressement absolu.

En rencontrant Véra, il avait deviné aussitôten elle une âme fière et indépendante ; comme je l’appris parla suite, il lui avait proposé depuis longtemps de l’épouser pouracquérir la liberté d’action secondée par une belle fortune.

Bien élevé, il avait, par dégoût de labravade, su conserver intacte l’apparence de l’homme du monde, sanss’attirer la sympathie ni l’hostilité de sa caste. Mais son mariagel’ayant mis en présence d’une volonté ardente, pressée de mettreses projets en exécution, il se consacra corps et âme à la réformeagraire, ce qui lui valut la haine de Lagoutine.

Le prince et Véra amendaientl’« Ordonnance » à leur façon, se dépouillant en faveurdes paysans et créant avec une sollicitude paternelle lesmeilleures conditions à chaque foyer. Le vieux Lagoutine ne lesfréquentait plus. C’était au moment de ce litige et un peu à sonsujet que j’étais convoqué.

Sur la terrasse revêtue de fèves aux fleursécarlates et de liserons le samovar étincelant gargouillait parmiles pâtisseries dorées qui stimulaient l’appétit. Véra avaitcongédié les domestiques et faisait elle-même les honneurs de latable.

Je me rappellerai toujours la douceurineffable de cette fraîche matinée en présence de deux êtrescharmants, dont l’un était l’unique amour de ma vie.

Que le lecteur me pardonne ma sentimentalité.Cette matinée fut comme une tendre fleur de pommier que les Parquessans pitié auraient incluse par mégarde dans la trame sanglante denos trois existences. Sans elle, je ne me serais jamais résigné àtout ce qui s’abattit sur nous par la suite.

Ainsi, deux mots de cette matinée. Pourquoia-t-elle laissé dans mon souvenir cette sensation defélicité ? En général, que peut-on évoquer à son lit de mortcomme bonheur éprouvé naguère ? N’est-ce pas cet état où on aréussi pour un instant à briser les chaînes de son petit moi, àsortir du ruisseau fétide pour gagner la vaste mer ensoleillée…

Les courants de cette mer sont innombrables.Et plus on est sage, plus le chemin sera pur et bref. Mais croyezbien, n’en vous déplaise, que l’égout crasseux conduit au même but.La seule chose qui importe, c’est d’atteindre, pour un instant aumoins, la mer immense sous le ciel sans limite. Et quelles quesoient la place et la nature de cet événement, rien ne pourra vousle faire oublier.

Je l’ai connue, cette béatitude, le matin oùj’étais assis à la table servie d’une collation rustique.

Le soleil imprégnait la terrasse au point quele vert tendre de la vigne vierge couvrait d’émeraude l’écarlatedes fleurs. Les abeilles bourdonnaient, emportant le miel enivrantdes vieux tilleuls, tandis qu’en bas la paisible rivière roulaitses flots bleus.

Le prince Gleb Fédorovitch dont les grandsyeux rayonnaient de bonté dans un visage paraissant jeune grâce àsa peau fine et blanche, se penchait vers moi pour m’expliquer lesmotifs de ma convocation.

– Voyez-vous, nous formons une sorte detriumvirat spontané, disait-il en adressant à Véra un sourirepaternel. Moi, j’ai de la fortune et de l’expérience, Mikhaïl – uneardente volonté, Véra Érastovna, un cœur intelligent, selon labelle expression du poète. Ces trois facteurs sont indispensablespour réaliser des formes de vie nouvelles, meilleures. Mais à quoibon parler ce langage littéraire ? Nous voulons simplementdonner aux paysans, opprimés depuis des siècles, la possibilité devivre en hommes libres.

Véra me prit par la main et dit du tonaffectueux d’une sœur :

– Et vous, mon petit Serge, nous vousavons choisi comme intermédiaire entre le monde ancien et lenouveau. Pour commencer, allez rendre visite à mon père,persuadez-le de céder en toute propriété à Linoutchenko la closerieet au moins cinq cents déciatines de terres. Il ne lui a toujourspas remis le titre de donation, or il importe à notre affaire queLinoutchenko soit le maître chez lui, sans plus dépendre del’infâme Mosséitch, le régisseur.

– Quel rapport Linoutchenko a-t-il avecvotre affaire, et en quoi consiste-t-elle ? demandai-je.

– Je ne puis vous le raconter en détail,cela ne ferait que vous troubler. Mais vous avez un cœur sensible àla beauté, remettez-vous à lui. Nous trois : le prince GlebFédorovitch, Mikhaïl et moi, voulons voir libre notre patrieesclave, et nous sommes prêts à mourir pour cette cause.

Véra s’était levée. Aérienne dans sesvêtements de mousseline blanche, elle fit quelques pas rapides surla terrasse et vint s’arrêter devant moi. La brise jouait avec lesmèches folles échappées aux tresses blondes qu’elle portait encouronne.

Plongeant au fond de mon âme le regardimpérieux de ses yeux gris, aussi rayonnants que ceux du prince,elle prit mes deux mains dans les siennes et répéta avec l’accentdes amoureux :

– Nous sommes prêts à mourir. Mais vous,Serge, vous avez une autre vie, d’autres idéals. Nous ne vousdemandons que la confiance. Aidez-nous à exécuter nos projets, nousne vous ferons courir aucun risque…

– Véra, je serais heureux de vous offrirma vie… dis-je.

– Mais j’exige davantage, fit la jeunefemme, grave et solennelle. Elle s’assit auprès de moi sans lâchermes mains. Il faut qu’en dépit de vos sentiments vous prêtiez votreconcours, non à moi-même, mais, par estime pour moi, à notreprojet.

J’avais compris. Elle exigeait en effet plusque ma vie. Je devais, tout en haïssant leurs idées politiques, lesseconder pour l’amour d’elle, la jugeant incapable de choisir unemauvaise voie. Lecteur, j’ai compris ce texte obscur :« Le plus grand amour est de donner son âme… » On croitd’ordinaire qu’il s’agit d’une mort librement consentie au nom d’unidéal. Mais il est dit clairement « âme » et non« vie ».

Ainsi, pour s’affranchir totalement desoi-même on est obligé d’immoler sa personnalité. Que cette loi estdonc perfide !

Mais Véra lisait dans ma pensée, et ses lèvrespâlies murmurèrent de nouveau, comme dans un soupird’amour :

– Serge, nous sommes des condamnés…

Entraîné derrière elle dans la clarté de lamer immense, sous le grand ciel bleu, je dis :

– Ma vie est à vous !

Elle m’embrassa, le prince suivit son exemple.Puis, tout en prenant le thé sous l’haleine suave des tilleuls,nous parlâmes affaires. Mikhaïl n’était pas revenu les voir, ildevait être prudent après sa promotion. Une fois réglées lasituation de leurs paysans et la cession définitive de la maison àLinoutchenko, Véra et le prince partaient pour l’Italie où ilscomptaient rencontrer Mikhaïl. La closerie de Linoutchenko seraitle centre du groupe en Russie. C’est là que Véra m’enverrait seslettres. Ils promirent de me donner des détails le soir ;maintenant, ils me pressaient d’aller chez Lagoutine avant qu’iln’ait appris mon passage et ne se soit vexé de n’avoir pas reçu mavisite en premier lieu.

Il me fallait éveiller en lui de la pitié pourson demi-frère Linoutchenko, qui avait ramené de Crimée sa femmemalade. Il aurait voulu la conduire tout de suite dans leur maison,mais sa dépendance lui pesait plus que jamais et il lui répugnaitd’obéir à Mosséitch. Je devais donc insister sur la donation.

Mon esprit ne protestait plus. Avec toutel’ardeur de mes vingt ans, je brûlais comme le jeune Werther desacrifier noblement ma vie, non seulement pour Véra, mais encorepour le prince, pour Mikhaïl, pour tous les offensés…

Or, cette idylle dont j’ai gardé le souvenirtoute ma vie, dura une heure à peine.

Un courrier monté sur un cheval couvertd’écume arriva à fond de train devant le perron et cria, sansmettre pied à terre, que les paysans révoltés voulaient incendierla maison de Lagoutine.

– Où est mon père ? s’enquitVéra.

– Le maître s’est enfui à cheval vers lemoulin. S’il n’y a pas d’embuscade, il en réchappera. Pour ce quiest de Mosséitch et du staroste, on les a enfermés dans la cave oùil y a la poudre des feux d’artifice ; quand ça brûlera, ilssauteront !

– Qu’on selle le cheval moreau !ordonna le prince.

J’en demandai un pour moi, et Véra fit attelerle char à bancs où elle prit place avec Marfa. Le prince et moidécidâmes de suivre des chemins différents : moi j’irais aumoulin, lui au château, où se rendait Véra.

Que nos jours sont inconstants etfragiles ! À Naples, en gravissant à cheval les pentes duVésuve semées d’ardoises violettes, que de fois je me suis étonnéde l’insouciance des habitants qui plantaient leurs vignes au borddu cratère. Ils ne s’attendent pas à des éruptions violentes et, encas de catastrophe, ils espèrent, comme leurs ancêtres del’antiquité, avoir le temps de fuir.

Mais comment fuir, puisque, selon les parolesde Bouddha, avant qu’on ne cueille une fleur, Mara, le prince dumal, a déjà caché dessous un serpent venimeux ?

Y avait-il longtemps que nous étions assistous les trois sur la terrasse ? Or, me voici galopant à brideabattue vers le moulin, pour prévenir un crime. Hélas, j’arrivaitrop tard !

Une horde ivre, armée de haches et de pieux,se massait autour de deux gaillards au poil roux qui élevaientau-dessus des têtes une masse sans bras ni jambes.

C’était en face du moulin qui tournait à pleinrendement. L’eau, à cet endroit, était profonde et bouillonnaitdans des remous d’écume jaune. Je devinai de loin que la masseoblongue, c’était le vieux Lagoutine garrotté, qu’on allait jetersous la roue. Je tirai en l’air dans l’espoir d’arrêterl’exécution, j’éperonnai mon cheval, mais il renâcla en faisant unbrusque écart : un cadavre gisait sur la route. Désarçonné, jeheurtai le sol de la tête et perdis connaissance.

J’appris par la suite que le mort qui avaiteffarouché mon cheval était Potape, tué par Lagoutine. En prenantla défense des paysannes maltraitées, il s’était attiré la colèred’Éraste Pétrovitch. Comme il menaçait de venger le suicide de safemme, Lagoutine l’avait abattu d’un coup de revolver.

Cet acte déclencha l’émeute. On ligotaaussitôt le meurtrier et, pendant que j’étais évanoui, on le jeta àla rivière, sous le moulin.

Moi, on me désarma et m’enferma dans uneremise. J’y passai la nuit, follement inquiet de Véra. Ledétachement punitif de cosaques, alerté la veille par le défuntLagoutine que Mosséitch avait prévenu d’une émeute imminente, ne medélivra qu’au matin. On me dit que le prince Gleb Fédorovitch avaitpéri dans les flammes en voulant sauver la vieille nourriceArkhipovna qui, de frayeur, s’était blottie dans sa chambrette. Onne retrouva pas les restes de Mosséitch et du staroste, ensevelissous les décombres du toit.

Véra, saine et sauve, s’était réfugiée chez lafille de sa nourrice.

Incapable de réaliser tout ce qui s’étaitpassé, je compris pourtant une chose : le destin avaitrenversé entre Véra et Mikhaïl tous les obstacles que j’avais,d’une façon ou de l’autre, contribué à dresser.

La mort du vieux Lagoutine délivrait Mikhaïldu seul ennemi capable de lui causer du tort s’il revenait del’étranger et s’unissait à Véra. Celle-ci, restée orpheline,possédait une immense fortune, et plus rien désormais ne s’opposaitau large développement de leur projet commun.

Quant à moi, délogé par eux de mes anciennespositions sans avoir rallié les leurs, j’aurais mieux fait demourir. La mort tragique de mes complices épurait en quelque sortema conscience et, tandis que je sombrais dans un nouvelévanouissement dû à la faiblesse, je pensai presque avec joie quec’était la fin. Et il eût été bien préférable que je ne me sois pastrompé.

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