Vêtus de pierre

Chapitre 5Les cous de tourtereaux

 

Le jour se levait. Le ciel étaitcouvert, il bruinait. Ce temps gris calmait mon agitation. Àl’aube, je me réfugiai sous la tonnelle où Mikhaïl et Véra avaienteu leur rendez-vous. Quelque chose de clair traînait sous le banc.Je me penchai pour mieux voir : c’étaient des pages de laClocheque Mikhaïl avait dû laisser tomber cette nuit. Jeles ramassai avec dégoût.

Ces feuilles étaient l’odieux moyen qui avaitpermis à ce meurtrier, à ce conspirateur, de détruire ma paix et mafélicité. La vue de ces doubles colonnes de caractères me fitl’effet du serpent qui mordit le prince Oleg. Ma fureurs’exaspérait à mesure que je parcourais ce texte en y retrouvant,formulées presque mot à mot, les idées de Mikhaïl. C’est alors queMosséitch survint à l’improviste.

– Je ne vous croyais pas des penchants sifrondeurs, me dit-il, sa grande bouche fendue d’un sourire.

– Et vous aviez raison, mon cher monsieurDelmas, je l’appelais toujours par son nom de famille, ce qui mevalait son amitié. Les nobles comme vous et moi ne doivent pastrahir leur cause. Le possesseur de cette infection ne peut êtrelui-même qu’un homme taré.

– Vous parlez de votre amiBeidéman ?

– Je ne l’ai point nommé.

– Non, mais je sais à quoi m’en tenir.Donnez-moi, je vous prie, cet abominable journal. Mon devoir degentilhomme m’ordonne de combattre un ennemi de ma caste. Et enl’occurrence, il s’agit de soustraire une âme candide à uneinfluence funeste. Vous ne voyez donc pas que Beidéman a ensorceléVéra Érastovna ? Hier, à l’annonce de ses fiançailles, j’airemarqué des choses singulières : elle a échangé avec lui unsigne d’intelligence. C’était un coup d’œil de conspirateurs. Ilsont conçu quelque projet dont il faut empêcher l’exécution… À moinsque vous ne soyez insensible au sort d’une innocente victime ?ajouta Mosséitch sournois.

– Je mourrais pour la sauver !m’écriai-je avec emportement.

– Alors, donnez-moi ce journal.

Je ne dirai plus, comme je me le suis répététoute ma vie, qu’en mettant les feuillets dans la patte simiesquedu nain, j’ignorais la portée de mon acte. Bien sûr, je ne pouvaisprévoir les suites de cette première trahison, mais je savaisforcément que d’être reconnu comme propagateur de publicationsinterdites aurait pour Mikhaïl des conséquences fâcheuses, surtoutque je livrais les pièces à conviction à cette canaille deMosséitch.

J’ai atteint l’âge où on n’essaye plus de fuirsa conscience et de se chercher des excuses. Il ne me reste que lajoie peu glorieuse, mais fière, d’être mon propre juge. Je doisdonc signaler le fait suivant : à peine avais-je remis laCloche à Mosséitch, que je m’élançai derrière lui pour lereprendre. Mais cet habile corrupteur qui connaissait tous lesreplis d’une volonté faible, disparut dans le sous-sol de lamaison. Il avait là un atelier au sujet duquel couraient desrumeurs ténébreuses et où je ne l’aurais d’ailleurs pas retrouvédans le dédale des passages et des couloirs. Je brûlais comme sij’avais la fièvre, mes tempes battaient. Une seule pensée medominait : être auprès de Véra, ne pas la céder à Mikhaïl…

J’avais tout le temps devant les yeux unéchafaud sur la grande place de Moscou, le bourreau tenant roulésautour de son poing les cheveux blonds de Véra. Voici le cou blancde la jeune fille sur le billot, l’éclair jeté par la hache…J’avais des hallucinations, j’étais malade. Et soudain mon cerveaureconstitua, avec l’exactitude d’un enregistrement, la conversationentendue la nuit sous la tonnelle : l’avenir de Véra serattachait à celui de Marfa et de Piotr, c’est pourquoi elle avaitpromis de se rendre au colombier…

À peine le soleil encore pâle avait-il doréles cimes des bouleaux palpitant sous la caresse des premiersrayons, que je me glissai comme un malfaiteur vers le colombier etme cachai derrière un tas de vieilleries.

Je le répète, pas un mensonge ne sortira de mabouche. Je n’avais pas honte, bien que je fusse conscient de malagir. Mais à cet instant j’étais désintéressé : je ne songeaisplus à moi, je voulais sauver Véra, séduite par un révolté, par unmalade, peut-être. Mikhaïl m’avait dit qu’il y avait eu des fousdans sa famille. Aussi son idée fixe, la flamme qui le consumaittoujours, pouvaient-elles être un début de maladie mentale. L’aveuqu’il avait failli assassiner la femme qu’il aimait, me terrifiait.Quant à son avertissement à Véra que, dans leur union, elle auraità partager avec lui le bagne en Sibérie, ou même la potence, ilrévélait l’orgueil d’un impitoyable scélérat. Cet avertissement mebrûlait le cœur : si Véra se décidait à le suivre, elle nes’arrêterait pas à mi-chemin ! Or, je ne pouvais l’imaginer enprison, déportée, sans ressources. Je devais la sauver. Son amourpour Mikhaïl, c’était un envoûtement. Au surplus, comme fidèlesujet de l’empereur, je devais faire avorter les desseins nocifsd’un élève de l’école militaire destiné, ainsi que moi-même, àrevêtir bientôt la tenue d’officier.

Qui savait jusqu’où irait samalfaisance ? N’avait-il pas dit à maintes reprises :« Si celui qui détient le pouvoir suprême refuse d’abdiquer,on peut l’y contraindre ».

Un léger frôlement qui ressemblait au pasfeutré d’un chat, se fit entendre. Je guignai par une fente de monrempart. C’était Mosséitch.

« Que vient-il faire parici ? » me demandai-je, pris d’une angoisse subite.

Il s’approcha de la maisonnette où nichaientles jeunes tourtereaux, en saisit un, lui tordit le cou, puis enfit de même à un autre, à un troisième. Son visage était hideuxcomme celui du sorcier de la Terrible vengeance[4]. Comme chez l’autre, le nez deMosséitch paraissait s’allonger démesurément. Une dent jaunesaillait de la bouche aux babines retroussées. De ses mains troplongues, aux doigts osseux, il empoignait le pauvre oiselet par latête. Puis il tournait comme un tire-bouchon le petit cou irisé, etles vertèbres craquaient. Les vieux pigeons battaient des ailes etroucoulaient avec un désespoir indicible…

Révolté, j’allais m’élancer en avant poursaisir le gredin au collet, lorsqu’il ramassa les tourtereaux mortset se tapit dans un coin. Véra et Marfa montaient à l’échelle.

– Ah, malheur ! s’écria Marfa en sejetant vers le portillon de la maisonnette que Mosséitch n’avaitpas eu le temps de refermer. Il a encore emporté trois tourtereaux,ce vilain bossu !

– À qui en as-tu ? demanda Véra.

– Mosséitch, le nain, tord le cou auxpigeons et les mange. « C’est meilleur que le poulet !qu’il dit. Il n’y a pas plus mauvais que ce démon,mademoiselle ; c’est lui qui pousse monsieur…

– Le misérable ! fit Véra en colère.Mais laissons-le, nous n’avons pas de temps à perdre ; net’occupe plus des pigeons, viens t’asseoir là.

Malgré mon trouble, je ne pus m’empêcherd’admirer et de retenir pour toujours le ravissant tableau quis’offrait à mes yeux. Comme dans les clairs-obscurs de Rembrandt,un rayon de soleil entré par la lucarne traversait la pénombre ettombait sur les têtes de Véra et de Marfa. Le visage fin de Véra,animé d’une émotion contenue, comme celui de l’ange du Jugementdernier, me fixe toujours de son regard inflexible, tandis que sapetite main repose sur l’abondant flot d’or de la chevelure deMarfa, belle paysanne russe en chemise blanche brodée et en sarafangros bleu, à la mode du pays. Elles avaient convenu de fuir cettenuit. Piotr, le palefrenier, devait voler une paire de chevaux,atteler le char à bancs et se poster à la sortie du village. Lesoir, après le souper, selon une coutume affectionnée du vieuxLagoutine, Marfa apporterait un carafon de vin dans la chambre àcoucher du maître ; mais cette fois il contiendrait unsomnifère, pour dispenser la jeune femme de danser la nuit devantson seigneur.

Véra était calme et laconique. Elle avaitdûment étudié son plan.

– Et après, où irons-nous, ma chèredemoiselle ?

– À Lesnoé, près de Pétersbourg ; onnous y cachera jusqu’à l’arrivée de Linoutchenko. Il n’y a pas àtraînasser. Lâche les pigeons et cours me rejoindre dans machambre. Pourvu qu’on réussisse à s’évader ! Ensuite, on sedébrouillera…

– Je vous suivrai au feu et à l’eau,mademoiselle ! dit Marfa exaltée.

Véra se leva et gagna l’échelle. Quand elle sepencha pour descendre, son écharpe de gaze légère m’effleura levisage. Marfa descendit derrière elle, cependant que les pigeonslibérés s’envolaient dans une détente de leurs pattes rouges ettournoyaient au-dessus des bouleaux.

Je restais immobile, atterré. Véra était sousl’emprise de Mikhaïl !…

Cet homme qu’elle ne connaissait pas il yavait deux mois, la faisait quitter à jamais son vieux père, sonfoyer, pour fuir en cachette avec des serfs. Et moi, son amid’enfance, j’étais chassé de son souvenir comme un duvet depissenlit au premier souffle de brise.

– À la bonne heure, fit soudain la voixde Mosséitch. Voilà un gibier imprévu ! Et il ajouta avecautant de grâce que lui en permettait sa laideur : Je ne vousdemande pas, monsieur, la raison de votre présence. Nous sommes, jel’espère, du même avis quant au complot de ces jeunes personnes.Tout cela, y compris le soporifique des mélodrames, est un résultatde la bibliothèque française du père ! Il nous faut,évidemment, pour le bien des héroïnes, les empêcher de jouer lapièce en entier. Notre intervention sera du reste aussi dans legoût théâtral. Je vous demande pardon, mon esprit gaulois ne mequitte en aucune circonstance.

Malgré l’horreur que m’inspirait ce Quasimodo,force me fut d’approuver son projet. L’idée que Véra serait àMikhaïl pour la vie, m’obscurcissait l’esprit et m’ôtait toutsentiment chevaleresque.

– Pas un mot pour l’instant, mon ami,chuchota le bossu, reposez-vous sur moi. Que le méchant ravisseurs’en aille dans l’espoir d’être rejoint par sa belle, et quel’héroïne et sa confidente aux cheveux d’or préparent tout pours’évader de la maison paternelle. Qu’elles essayent, nous lesprendrons à la sortie du village, comme dans une souricière.Laissons-les partir, mon ami, avec leurs cliques et leurs claquesjusqu’au char à bancs de Piotr ; dès que les chevaux rompent,des gardes fidèles, munis de lanternes, leur barrent le chemin enululant. On pourrait lâcher une ou deux fusées, car il en reste desfiançailles ! Ha, ha… La belle, évidemment, perd connaissance,on l’enferme à clef dans sa chambre. Piotr, selon l’usage de cescontrées, tâtera du knout à l’écurie ; quant à Marfa, larouquine… La face de Mosséitch prit l’expression ignoble d’uncynocéphale. Elle aura son dû ! Et vous restez commeauparavant, le seul consolateur de l’héroïne.

– Monstre ! dis-je, frémissant derage. Je ne veux pas être complice de vos cruautés.

– Vous ? Mosséitch recula vers lalucarne et posa à tout hasard les pieds sur l’échelon. Vous,monsieur, vous êtes mon complice en tout, c’est vous qui avezdéclenché ce drame de famille. Vous avez trahi Beidéman enl’écrasant sous la Cloche. Un joli calembour pour laChine, n’est-ce pas ?

Je me précipitai vers l’échelle encriant :

– Qu’avez-vous fait du journal ?

– Rien, je l’ai remis à la plus sûre desbibliothèques, entre les mains du père courroucé.

– Où m’avez-vous entraîné !…

– Allons, mon cher, ne faites pasl’enfant. Mosséitch ne dissimulait plus son mépris. Vous craignezde vous compromettre, de vous salir le museau, comme disent lesRusses. Moi, j’ai au moins le courage de tordre le cou aux pigeonsdestinés à ma table. Au fait, il n’est pas trop tard, dit ce démonqui était de nouveau dans le vrai. Courez donc prévenir VéraÉrastovna.

Il ne doutait pas de ma bassesse.

Quand je descendis l’échelle, le grand jourm’éblouit. Un azur sans taches avait remplacé la grisaille du ciel.Je me dirigeai d’un pas traînant vers la maison. Parvenu à un bancd’où l’on voyait la fenêtre de Véra encadrée de vigne vierge, jem’affalai, à bout de forces. Je n’avais pas fermé l’œil de la nuit.Mes émotions étaient trop violentes. Si Mikhaïl s’était alorstrouvé auprès de moi et m’eût demandé ce que j’avais, je lui auraistout avoué, sans songer aux conséquences.

Derrière un arbuste, des canards claquaient dubec dans le ruisseau, en quête de vers ; un troupeau de vachess’approchait de l’abreuvoir dans un piétinement lourd. Des grelotstintèrent faiblement, une troïka s’arrêta devant le perron. Jecompris que c’était pour Mikhaïl qui, ayant fait ses adieux à toutle monde la veille, avait hâte de prendre le train pour voir samère à Lesnoé le dernier jour de vacances.

Le voici soudain, comme surgi de terre, parmiles buis épais qui croissaient sous la fenêtre de Véra. Il était encapote, en casquette, et tenait à la main un rameau dont il donnaun léger coup contre le volet. À ce signal convenu, la fenêtres’ouvrit et Véra, en peignoir rose, l’air radieux, souriant ausoleil qui brillait dans le ciel pur, lui tendit ses bras minces dejeune fille. Mikhaïl sauta lestement sur l’appui. Ilss’étreignirent.

Décidément, le sort me narguait : mevoilà condamné à voir de mes yeux ce que jusqu’ici j’avaisseulement deviné d’après les sons.

Véra lui parla à l’oreille ; elle luicommuniquait probablement son projet de fuite. Il la pressait,jetant des coups d’œil alentour, de crainte qu’on ne lessurprît ; il regarda une ou deux fois dans ma direction. Unbouquet de lilas me dissimulait, tandis que je les voyais bien,moi, à travers les branches.

Ils se quittaient si gaiement, si pleinsd’espérance, que je ne remarquai pas l’ombre du chagrin, cetinévitable compagnon de l’amour à la moindre séparation.

Mikhaïl sauta de l’appui, se retourna. Elleagita le rameau qu’il lui avait laissé et suivit des yeux lavoiture jusqu’à ce que le dernier nuage de poussière soulevé par legalop de la troïka se fût déposé sur la route. Moi qui ne cessaisde la regarder, je la vis se retirer au fond de la chambre sansperdre son sourire de triomphe. Ah, si elle avait su que par cettebelle matinée elle voyait Mikhaïl pour la dernière fois ! Quedis-je, elle allait le revoir… Mais ce n’était plus lui.

Les vacances devaient se terminer dansquelques jours, mais je ne pouvais endurer si longtemps monsupplice. L’atmosphère de la maison était lourde comme avantl’orage. Le vieux Lagoutine se prétendait malade et Mosséitch ne lequittait plus : sans doute ourdissaient-ils ensemble leguet-apens. Véra allait et venait, telle une lunatique, l’espritailleurs, et restait de préférence enfermée avec Marfa ; commeon l’apprit par la suite, elle faisait ses bagages. Je profitaid’une occasion favorable pour l’aborder :

– Adieu ! lui dis-je. Je pars à lachasse, il est possible que je ne puisse prendre congé de vousdemain. Vous n’êtes guère matinale, et moi je m’en irai à l’aube,comme Mikhaïl aujourd’hui.

Je soulignai à dessein la dernière phrase, enla regardant avec défi ; mais, en mon for intérieur, je lasuppliais de s’inquiéter de mon agitation, de me questionner,d’exiger une réponse. Qui sait, si elle m’avait accordé une minuted’attention, je lui aurais peut-être dénoncé Mosséitch… J’auraisdonné libre cours à ma générosité, j’aurais créé un nouveau projetde fuite et contribué moi-même à son exécution ! Peut-onconnaître toute l’étendue de la bassesse et de l’héroïsme de sapropre nature ?

Véra avait dressé l’oreille au nom de Mikhaïl,mais apparemment rassurée par ma prétendue simplicité et mafastidieuse « chevalerie », elle dut croire que cesoulignement était fortuit et me dit d’un air distrait :« Ah oui ? Eh bien, adieu », et elle s’en alla danssa chambre, à l’appel de Marfa.

Je saisis un fusil et partis au hasard.J’errai tout le jour sans rien faire, n’étant nullement d’humeur àchasser. Telle une bête blessée à mort qui cherche un refuge pourlécher ses plaies, je battis les fourrés toute la nuit engémissant. Sur le matin, affreusement inquiet de Véra, et mesentant coupable envers elle et plein de mépris pour moi, jerevenais vers le domaine des Lagoutine.

Tout à coup, un rugissement d’animal meparvint de l’écurie qui se trouvait sur mon passage. Je tendisl’oreille : des coups de knout suivis de soupirs comme ceuxqu’on exhale en soulevant des fardeaux, m’expliquèrent l’abominableexécution qui se faisait là.

– Halte ! dit la voix de Mosséitch.Il ne respire plus. Verse-lui un seau d’eau sur la tête.

Je tirai la porte de toutes mes forces,l’arrachai de ses gonds et entrai dans l’écurie. Piotr, pâle commeun mort, était attaché à un banc. Des bourrelets violâtres et desfilets de sang striaient son dos musclé.

– Vous l’avez tué, canailles !

– Le compte y est, dit un énorme gaillardd’une voix indifférente. Il se remettra.

Et le bourreau essuya le sang de son knout àtriple lanière.

Mosséitch, clignant ses yeux vipérins, allumasa pipe.

– Finie la comédie, proféra-t-il. On atordu le cou aux trois tourtereaux !

– Qu’est devenue Véra ?criai-je.

– La princesse est sous clef, non pasdans une tour ronde, mais en lieu sûr. Le vieux roi a faitreprésenter cette nuit, avec un goût exquis, la naissanced’Aphrodite, où Marfa la rouquine a joué le premier rôle.

– Qu’a-t-il donc décidé pour VéraÉrastovna ?

– Une chose qui vous fera plaisir. Il ladonne en mariage au prince Nelski, deux fois plus âgéqu’elle ; un jeune consolateur sera donc le bienvenu…

Je renversai le monstre d’un soufflet etcourus vers la maison. À cette heure matinale, portes et voletsétaient clos. Je me hissai, comme Mikhaïl l’avait fait la veille,jusqu’à la fenêtre de Véra et frappai du poing contre le volet. Lavieille Arkhipovna l’entrouvrit au bout d’un moment. Elle merenvoya du geste :

– Tu vas nous perdre, va-t’en, on nousépie… J’entendis Véra demander qui était là. Arkhipovna se penchade nouveau en promenant alentour un regard circonspect, et mechuchota :

– Attends dans ce buisson.

Je bondis comme un lièvre, dans un acaciatouffu. Il était temps : Grichka-le-Tsigan, un suppôt deMosséitch, surgit du coin, armé d’une trique.

– Qui vive ? cria-t-il.

Je restai une grande heure dans ma cachette,jusqu’à ce que Grichka fût relevé à son poste par Kondrate, unbrave garçon avec lequel j’avais gardé les chevaux la nuit. Ilm’était très dévoué, je voulais même l’acheter à Lagoutine.

– Kondrate ! lançai-je.

– Que faites-vous, monsieur !protesta-t-il, effaré. On va me fouetter à mort…

La main ridée d’Arkhipovna, nouée d’un fil delaine rouge – un remède contre les rhumatismes – tendit uneenveloppe par la fenêtre.

– Donne vite, Kondrate, priai-je.

Il jeta autour de lui un coup d’œil attentif,prit l’enveloppe et me la donna. Je la glissai sous ma chemise. Levolet se referma en claquant.

– Que s’est-il passé, en deux mots,Kondrate ?

Le gars me raconta que sur le soir Marfa avaitapporté au vieux Lagoutine du vin où mademoiselle avait mis unsomnifère ; mais monsieur, prévenu par Mosséitch, avaitremplacé le carafon par un autre. Il ordonna à Marfa de danser etfeignit de s’endormir.

Marfa, le croyant plongé dans le sommeil,courut chez mademoiselle ; chargées de leurs paquets, ellesgagnèrent la limite du village où Piotr les attendait avec lavoiture. À peine y furent-elles montées qu’Éraste Pétrovitch leurbarra la route, le revolver au poing. Bien qu’il tirât en l’air,elles s’évanouirent de terreur. Piotr fouetta les chevaux, mais ilsne pouvaient distancer les pur-sang… Alors, il fut traîné ligoté àbas de son siège, livré à Mosséitch et au bourreau. On rapportamademoiselle sans connaissance dans sa chambre et on l’y enfermaavec la nourrice. Quant à Marfa, elle dut danser toute lanuit.…

– Allons, danse ! criait le maître.Tant que tu danseras, Piotr sera épargné, mais pour peu que tut’arrêtes, il aura le knout ! Je lui en ferai voir jusqu’aumatin. Allons, abrège-lui le délai !

Marfa dansa toute la nuit comme une sorcièreau sabbat et tomba finalement, telle une gerbe fauchée. À présentelle était malade.

– Allez-vous-en, monsieur, ne vousexposez pas…

À la vue du gardien, Kondrate s’écartavivement. Moi, j’allai commander les chevaux.

La lettre de Véra n’était pas cachetée. Jecomptais si peu pour elle que je ne la gênais pas dans l’expressionde ses sentiments les plus intimes. Elle devait se fier entièrementà mon dévouement, à ma loyauté.

Comme c’est blessant et dangereux pourl’homme, ce qu’on a coutume d’appeler l’estime et qui n’est ensomme qu’une complète indifférence jointe à la reconnaissanceavantageuse de certaines vertus ! Or, cette froideconstatation fait aussitôt perdre à l’homme toutes ses qualités, etc’est là un triste témoignage que le désintéressement absolu n’estréservé qu’à une minorité d’élite.

Véra décrivait à Mikhaïl sa fuite manquée etlui expliquait pourquoi elle ne voulait rien entreprendre sans leconsulter. Son père était venu lui montrer les feuilles de laCloche en déclarant qu’il présenterait l’affaire aux chefsde Mikhaïl comme un détournement de sa fille à des finspolitiques.

Véra craignait que Mikhaïl, emporté par safougue, ne proclamât tout haut ses idées, ce qui l’eût aussitôtprivé de la liberté et, partant, du moyen de servir efficacement lacause de la révolution.

«D’ailleurs, concluait-elle, si tu juges bonde te dévoiler et de tomber, dès maintenant, à l’avant-garde, jen’implore qu’une grâce : n’oublie pas de me prendre avec toi.Car enfin, nous sommes unis pour l’éternité…»

Suivaient des aveux d’amour que moi jen’aurais pas osé lui faire à elle, même en pensée.

Et Véra ne doutait pas que je transmettrais unpareil message ! Elle avait bien tort !

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