Vêtus de pierre

Chapitre 7Une adresse

 

Oui, le chef de la gendarmerie avait menti…Mais j’ai toujours plus de peine à écrire. Les fêtes d’Octobreapprochent, et mon corps devient de plus en plus léger. Je suis sûrmaintenant de m’envoler au premier signe de Vroubel-le-Noir, mêmesans l’entraînement que m’a interdit Ivan Potapytch. Oui, c’estdans deux semaines que nous nous réunissons pour la « grandeexpérience ».

Le camarade Pétia Rostov-Touloupov est revenul’autre jour sans Goretski, prendre mes mémoires. Je lui ai dit demonter à l’échelle pour atteindre le manuscrit que j’avais mislà-haut, à l’abri des souris. Je remis à Pétia tout le texte, enlui faisant promettre qu’il repasserait encore à la veille du 25,sans faute, pour emporter le dernier chapitre…

Je ne peux plus écrire d’une façon cohérente,mes pensées vont par saccades, tel un troupeau de moutons qui sedisperse dans les montagnes dès qu’il n’y a plus de berger. Oui,mes pensées n’ont plus de berger, elles s’engouffrent toutes à lafois dans ma tête. Or, mon papier tire à sa fin. Ivan Potapytch nem’en donne plus. Depuis l’asile d’aliénés, il dit :« Gribouille sur les pages écrites, qu’est-ce que ça peut tefaire ! » Soit, je noterai seulement l’essentiel, sur moiet sur Mikhaïl.

Le chef de la gendarmerie a menti : letsar avait vu le prisonnier.

Comment l’ai-je appris ? Cela ressemble àun conte de fées, sans en être un. C’est Iakov Stépanytch qui mel’a raconté.

…………………………

Ce fut lui qui m’ouvrit. La pièce étaitexiguë ; je me souviens d’une carpette en chiffonsmulticolores, comme les Finnoises en font pour s’occuper l’hiver.Iakov Stépanytch me reconnut ; loin de s’étonner, il semblaitm’attendre :

– Asseyez-vous sur le canapé, le temps decongédier mes visiteurs ; excusez-moi, il en vienttoujours.

Il s’inclina, passa dans la pièce voisine,mais sans refermer la porte, aussi entendis-je la conversation. Uneveilleuse clignotait dans le coin, devant une icône noircie. Jesupposai que Iakov Stépanytch était vieux croyant.

– Le voilà qui s’est remis à boire,disait un vieillard avec des larmes dans la voix – sans doutes’agissait-il de son fils, – Je le tuerais, tellement il medégoûte… J’aimerais mieux le tuer que ruminer ma colère.

– Confie le commerce à ta vieille etquitte la maison ! Travaille, comme l’an passé. Porte dessacs, ça te calmera. C’est toi qui l’as engendré, et ce n’est pasen le supprimant que tu le corrigeras. Je pense souvent à lui.Quand il en aura assez, il reviendra me voir, il se rappellera monadresse. Il est resté une année sans boire, maintenant il enrestera deux. S’il flanche de nouveau, on le remettra sur la voie.Pas moyen de casser un faisceau de verges, mais chacune prise àpart se brise facilement.

– Je te fais confiance, mon père, dit levieillard exalté, en saluant bien bas Iakov Stépanytch. Je m’envais travailler pour le salut de son âme, et je distribuerai toutmon salaire aux pauvres…

Le vieux sortit : grande taille,pardessus, barbiche blanche, l’air d’un modeste marchand. Il mesalua et dit :

– Ne vous affligez pas, monsieur, vousaussi vous aurez un bon conseil de Iakov Stépanytch, notrepère.

Iakov Stépanytch le reconduisit lui-même à laporte, poussa le verrou et revint en répétant d’un tongai :

– Excusez-moi.

À présent il recevait une vieille.

– J’en pleure toutes les larmes de moncorps, je me traîne à ses pieds… elle ne m’écoute pas !gémissait-elle. Ça fait trois jours qu’elle reste assise sur lecoffre, sans manger ni dormir ; elle a des yeux fixes, largescomme des soucoupes, elle n’ouvre pas la bouche. Je parie qu’elleveut encore se pendre. J’ai laissé auprès d’elle son parrain et samarraine, et je viens demander ton secours.

Elle tomba à genoux. Iakov Stépanytch criad’une voix sévère en la relevant :

– Tu es indolente, ma bonne ! Tu nefais que pleurnicher, et tes larmes achèvent de la ramollir, commeune vapeur d’étuve. Celui qui n’a plus la force de vivre, il fautle ravigoter par la sévérité, par un courroux qui sente la dignitéhumaine et non par tes colères de bonne femme. Mais tu es sotte, lamère, il ne faut pas trop te demander ! Amène-moi ta fille, deforce s’il le faut, avec l’aide du parrain et de la marraine. Et sielle refuse, dis-lui que je viendrai, moi.

Ayant raccompagné la vieille pleine degratitude, il poussa de nouveau le verrou et me dit, tel un médecincharitable :

– Par ici, je vous prie !

Mais je ne tenais plus à lui parler.

«Cet hypnotiseur de l’île Vassilievski doit mecompter parmi sa clientèle. Où mettrai-je l’argent ? Sur latable ou dans sa main ? »

La seconde pièce, d’une propreté impeccable,était blanchie à la chaux, sans tapisserie. Un lit, deux chaises,le tout peint en blanc, mais aucune ressemblance avec une salled’hôpital. Au-dessus de la table, une étagère chargée de livres. Jeremarquai avec surprise la Vie de Jésus de Renan, enfrançais.

Iakov Stépanytch s’en aperçut aussitôt.

– C’est Renan qui vous étonne ? Uncadeau de Linou-tchenko. Il m’a traduit tout le livre, d’un bout àl’autre, et m’a laissé l’original en souvenir. Puisque vous allezdemain à la closerie, saluez-le de ma part ; c’est un hommevaillant.

Il me prit par la main et leva sur moi sesyeux limpides, un peu naïfs à première vue.

– Je n’ai pas l’intention d’aller à lacloserie… Quelle idée ! ripostai-je, luttant contre cettevolonté qui s’imposait à moi.

– Mais si, vous irez… dit-ilsérieusement, vous verrez bien que c’est nécessaire. J’ai pensé àvous toute la semaine. Mais je n’ai pas votre adresse, et puis ilparaît que vous découchez depuis le jour de l’exécution.

– Vous êtes détective, ou quoi ?éclatai-je.

– Oui, si l’on veut, repartit-il, lesourire aux lèvres. Pour aider les gens, on doit être renseigné.Mais venons-en à notre affaire. Elle est grave. J’ai pensé à vousjour et nuit, et voilà que la chance me favorise : vous vousêtes rappelé mon adresse…

– Seriez-vous sorcier ? je tâchaisde m’indigner du charlatanisme du vieillard, mais en mon forintérieur je croyais à toutes ses paroles.

– Il n’y a pas de sorcellerie, vous lesavez aussi bien que moi, dit-il tranquillement. Mais il est deshommes doués d’une grande volonté. Les uns s’en servent pour lebien, les autres pour le mal. Dans les deux cas, à force d’exercersa pensée, on parvient à des choses qui paraissent étonnantes maisne sont au fond qu’une sorte de télégraphe. Aux Indes, tout fakirpeut le faire… Chez nous aussi il y a des bonshommes comme ça. Moi,c’est mon grand-père qui me l’a appris. Mais il ne s’agit pas demoi. J’ai un secret à vous confier pour Linoutchenko. Impossible dele mettre par écrit… Bref, cet officier incarcéré au ravelin, celuidont avait parlé Piotr, votre ordonnance, je l’ai vu il y aquelques jours.

Iakov Stépanytch, la veilleuse et l’imagesombre du Sauveur se voilèrent soudain de brume bleuâtre. Il y eutun remous, puis ce fut la nuit.

Exténué par l’insomnie et l’abus de l’alcool,je fus terrassé par le choc. Je repris connaissance sur le litblanc de mon hôte, avec une compresse sur la tête. Cela sentait lasarriette et la menthe. Iakov Stépanytch s’affairait autour de moiavec une sollicitude de grand-maman.

– Pardonne-moi, mon petit, je t’aiassommé comme l’ours a fait de l’ermite ! Vieux gaffeur, vieilimbécile que je suis ! Mais toi, tu t’es rudement usé…

Revenu à moi, je me mis sur mon séant. Il mesaisit les deux mains. Je ne me défendais plus, je me fiais à luicomme un enfant. Je savais maintenant qu’il ne dirait que la purevérité.

– Ça va mieux ? Prends cette potionet reste étendu, pendant que je raconterai. Retiens tout, mot àmot. Tu vas comprendre, tout à l’heure, que ce ne sont pas deschoses à mettre par écrit.

Voilà ce que j’ai retenu.

Iakov Stépanytch, mandé par le comte Chouvalovla semaine passée, avait reçu, à une audience secrète, l’ordre del’attendre vers une heure du matin devant la grille du Palaisd’Hiver, près de la Néva. Ce n’était pas leur premiercontact : quand le vieux était chauffeur du palais, sur larecommandation d’un compère, le comte l’avait apprécié ;l’ayant vu à son domicile, il s’était assuré de sa discrétion et desa vie retirée. Grâce à cette confiance qu’il inspirait au comte,Iakov Stépanytch, au dire de Linoutchenko, se rendait utile àbeaucoup de gens.

Le vieillard fut au rendez-vous, bien avantl’heure. Soudain, il vit arriver le carrosse de Chouvalov. Lecocher le reconnut et, au signe convenu, le prit aussitôt sur sonsiège. La grille s’ouvrit silencieusement, la voiture s’arrêta enface du palais ; il faisait nuit noire, on n’y voyait goutte,des sentinelles montaient la garde dans la cour, deux gendarmessurgirent à la portière.

Le comte descendit, les gendarmes sortirentune forme humaine qu’on ne pouvait discerner dansl’obscurité : haute taille, des fers aux mains et aux pieds.L’homme refusait d’avancer. Les gendarmes l’empoignèrent aussitôtpar les bras. Un troisième, venu à la rescousse, lui saisit lesjambes. Dans un bruit de chaînes, ils le portèrent en un clin d’œiljusqu’au tambour qui mène aux sous-sols ; Iakov Stépanytch etle comte les suivirent. Les deux portes furent fermées à clef etverrouillées. On éclaira d’une grande lanterne l’escalier tournantqui donnait accès aux appartements privés de l’empereurNicolas.

Dès que les gendarmes eurent fait franchir leseuil au prisonnier, le comte les mit en faction à la porteextérieure, revolver au poing. Ayant donné lui-même un tour declef, il dit à Iakov Stépanytch de se tenir dans l’antichambre,près du buste en bronze du grand-duc Mikhaïl Pavlovitch, pouraccourir au premier signal, si le détenu allait tomber en démence.– Iakov Stépanytch se rappelait bien qu’il avait dit :« Tomber en démence ». – Puis Chouvalov tira son revolverde l’étui et, le tenant de la main gauche, ouvrit de la droite laporte de la chambre à coucher, en murmurant à quelqu’un qui étaitassis près de la fenêtre :

– Votre Majesté, nous voici !

Le comte prit par le coude le prisonnier qui,devenu subitement docile, traînait sur le tapis ses pieds chargésde fers, et l’entraîna à sa suite. Des bougies brûlaient sur lebureau, dans des candélabres de bronze. D’épais rideaux doublespendaient aux fenêtres. Le tsar tournait le dos à celle quiregardait la Neva et l’Amirauté. Chouvalov plaça le prisonnier unpeu à droite du tsar, que la lumière éclairait de face.

Malgré le meuble massif qui le séparait duprisonnier et les gardes du corps prêts à intervenir – Chouvalov,le revolver au poing, les deux gendarmes armés derrière la porte,Iakov Stépanytch muni d’une corde pour le cas où le prisonnier«tomberait en démence» – Alexandre II était pâle d’effroi.Cependant l’homme de grande taille, debout devant lui, n’auraitsûrement pas eu la force de l’attaquer, l’eût-il voulu. Ses braspendaient, inertes. Les doigts grêles étaient pressés contre lacapote de soldat, mise par-dessus la blouse de prisonnier, pour lasortie.

Il était d’une maigreur effrayante. Lespommettes saillaient sous la peau jaunâtre, morbide, où la barbe etles moustaches de jais paraissaient collées. Son visage exprimaitune indicible souffrance. Une supplication se lisait dans lesprunelles, larges et brillantes. Le front dégagé se plissaitdouloureusement, le cou était tendu, tout le corps atrocementcrispé.

Il paraissait faire un pénible effort pour serappeler quelque chose.

Le comte ne lui avait peut-être pas dit où onle menait, à moins que le prisonnier, prévenu de l’entrevue avecl’empereur, ne fût brisé par un excès d’émotion.

– Il n’a pas l’air de savoir où il est,dit le tsar à Chouvalov. Expliquez-le-lui.

Le comte s’approcha de l’homme enchaîné et luiparla en articulant avec soin, comme à un sourd ou à unétranger :

– Le tsar vous accorde une grâce inouïeen vous faisant venir au palais. J’espère que six ans de réclusionvous ont assagi, et que vous vous repentez des aberrations de votrejeunesse. En nommant ceux qui vous ont fourvoyé dans cette erreurfuneste, vous adoucirez votre sort. Vous avez compris ? C’estle tsar en personne qui est devant vous.

Le détenu se redressa, la tête haute, les yeuxbrûlant d’une flamme superbe…

Je me souviens qu’à ce moment Iakov Stépanytchme montra Jean-Baptiste sur la gravure d’Ivanov, pendue au mur.Mikhaïl, quand il était inspiré, lui ressemblait effectivement.

D’une voix rauque, saccadée, déshabituée àémettre des sons humains, il proféra :

– Imposteur !

Et levant son bras où la chaîne tintait, ilcria encore plus fort, en faisant un pas vers lesouverain :

– Imposteur ! Il n’y a plus de tsar,j’ai payé de sa mort le bonheur du peuple ! J’ai établi laconstitution… Qu’on élargisse Tchernychevski ! Ogarev etHerzen seront ministres. Qu’est-ce que tu attends, planté là commeune souche ? lança-t-il à Chouvalov. Cours ! Exécute mesordres ! Quant à cet imposteur…

Il se tourna vers le tsar qui avait blêmi.Subitement, il parut le reconnaître. Dans un accès de fureur qui lesecoua tout entier, il leva les poings :

– Bourreau ! Vive la Pologne !Vive la Russie libérée ! Chouvalov lui ferma vivement labouche et appela Iakov Stépanytch :

– Tiens-lui les mains !

Le vieillard accourut, mais il dut soutenir lecorps affaissé du prisonnier, qui était à bout de forces.

– Votre Majesté, dit Chouvalov, vousvoyez, il n’a plus sa raison. Ne vous plairait-il pas qu’on letransfère à la maison d’aliénés de Kazan ? C’est assez loind’ici et on peut l’y garder isolé.

Le tsar s’approcha en silence du martyrévanoui et le considéra longuement. Son visage livide frémissait derage contenue. Puis il dit à Chouvalov avec un regardglacial :

– Qu’on le remette dans son cachot. Et ilajouta après une pause. Il faut faire un exemple.

Chouvalov introduisit les gendarmes. Ilsemportèrent l’homme qui n’avait toujours pas repris connaissance.Iakov Stépanytch s’aperçut que ses mains, alourdies par les fers,pendaient comme celles d’un cadavre. Le nez aquilin, aminci, entreles joues creuses et la barbe hirsute pointait d’une manièreeffrayante.

…………………………

Voilà ce que j’ai retenu mot à mot, pour lavie.

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