Vêtus de pierre

Chapitre 8Le retour au pays

 

À part les cellules occupées, le cerveauhumain comprend une multitude de cellules disponibles pour lessensations et les images nouvelles qui vont pénétrer dans lecerveau de l’individu ; bref, c’est un magasin de cellules deréserve prêtes à recevoir les matériaux futurs…

« Et plus loin, d’après Meinert : lasubstance corticale du cerveau contient de 600 à 1 200 millions decellules, cependant que le nombre de nos idées est nettementinférieur. En outre, l’homme dépense sa force dans la viequotidienne, à acheminer les impulsions de la volonté par les voiesconductrices. Oui, cela prend cinq fois plus de temps que laformation des idées.

« Alors, supposons qu’on arrête lesimpulsions de la volonté, pour concentrer toute la force sur unpoint. Qui sait quelles nouvelles idées, quelles découvertesnaîtront des cellules inoccupées ? Peut-être que l’hommedécouvrira à nouveau… »

J’ai trouvé cette citation sur un feuilletbleu, couvert d’une écriture menue et inséré dans un vieux numérode l’illustré Niva, qu’Ivan Potapytch m’a prêté pourregarder les images. Il l’a échangé hier contre un paquet de tabacde l’époque du rationnement.

Ce bout de papier m’a sidéré. Sous les mots« découvrira à nouveau » il y a un dessin représentant laroue ailée de la Fortune.

Mais c’est justement là ce qui nous préoccupe,Vroubel-le-Noir et moi. La roue !

Tout est convenu entre nous. Le médecin chef acommis une bévue : il aurait dû nous séparer, au lieu de nouslaisser chuchoter ensemble. Maintenant ça y est, ha-ha…

J’ai demandé des ciseaux à Ivan Potapytch,pour découper quelque chose dans du papier journal, mais il ne veutrien entendre. Il s’est retourné, la joue savonnée pour se raser,l’œil méfiant sous le sourcil en broussaille, et m’a répondu d’unevoix qui ressemblait à celle de l’autre… du peintre noir :

– C’est ça, coupe-toi la gorge !

Parbleu ! Et moi qui me torturaisl’esprit…

La roue, il faut l’avaler la veille, pourqu’elle se plante la nuit dans le gosier, comme une hélice.

Et le jour, dès que la foule aura rempli lesrues et que la musique retentira sous les fenêtres, il faudraintroduire l’air pour actionner la roue. Mais voilà, j’avais oubliéle procédé…

Fatigué de voir tourner la roue de la vie, jeme suis emparé des clefs, j’ai lu le livre et compris les symboles.Et je suis autorisé à transmettre mon savoir. Pour cela, il faut unacte qui soit à la portée de chacun.

Les nerfs relient les centres du mouvement etde la sensibilité. Tandis que l’intermédiaire entre le centre cachédu vol et le premier élan des bras faisant office d’ailes, ils’agit de le créer !

Mais nous avons réussi. Les autres apprendrontbientôt la bonne nouvelle.

C’est clair : Ivan Potapytch ne melaissera pas sortir. Je n’ai plus la force de me sauver, mes jambessont comme du plomb. J’en serai réduit à m’envoler tout seul. J’aidéjà informé Vroubel-le-Noir par un moineau qui était entré dans lachambre par le vasistas. Il est reparti dès que je lui ai ditl’adresse ; c’est en vain qu’Ivan Potapytch a essayé del’attraper avec un filet à papillons. Le moineau, en polonais,c’est Vroubel, ha-ha…

Les fillettes, cédant à mes prières et à meslarmes, m’ont découpé deux roues en papier. Si une seule ne suffitpas, j’avalerai la deuxième. Mais avant qu’Ivan Potapytch m’eûtdit : « C’est ça, coupe-toi la gorge » je ne savaiscomment capter l’air des sphères. D’ailleurs, je le répète, cetordre que m’a donné Ivan Potapytch, émanait d’un autremaître.

Plus qu’une chose à faire : chiper lesciseaux avant le 25 octobre !

J’étais très agité. J’avais peur de crier,mais chaque fois qu’Ivan Potapytch passait dans mon voisinage,j’allongeais le cou et sifflais comme un serpent. C’était la façonla plus délicate et la plus claire de lui signifier qu’en retardantune découverte mondiale, il s’assimilait à un reptile. Mais, dansson ignorance, il n’y comprenait rien, et les fillettes,innocentes, pouffaient de rire.

– Écris donc tes œuvres ! cria IvanPotapytch et, d’un geste accoutumé, il me fourra la plume dans lamain.

À peine l’eus-je prise que j’aperçus IakovStépanytch sur le poêle. Il s’était fait minuscule comme undiablotin, pour pouvoir descendre du poêle par la ficelle duventilateur. Mais en m’abordant, il avait recouvré sa taillenormale, son veston de lustrine, ses cheveux d’argent et son teintfrais. Il m’apposa ses deux mains sur la tête.

– Calme-toi et n’effraye pas lemonde ! Prends le coq d’argile et raconte à Véra Érastovnatout ce que tu as vu. Je pris le jouet, et il me transporta à lacloserie de Linoutchenko, dans la chambre de Véra.

Qu’est-ce que je dis là… Je voyageailonguement en chemin de fer, puis je passai en troïka près desruines carbonisées du domaine de Lagoutine… Mais qu’importent lesmoyens de transport, du moment que je parvins àdestination ?

La première neige éclairait la chambre àtravers les doubles châssis aux carreaux nets. De jeunes arbustesfrisés regardaient par les fenêtres. Ils ne voulaient pas sedépartir de leur feuillage vert, qui trouait hardiment le manteaude neige.

Véra reposait, adossée à une pile d’oreillers,sous une couverture espagnole de soie bariolée, dont je mesouvenais depuis l’enfance. Quand elle était malade, je m’asseyaisà son chevet pour jouer ensemble avec cette étoffe chatoyante.C’était tour à tour un parc, le fond de la mer, un cratère de laLune…

Véra, qui fixait la fenêtre ne me vit pasentrer doucement avec Linoutchenko. J’eus de la peine à lareconnaître, tant elle avait maigri. Elle était d’une pâleurdiaphane, ses tresses qui n’avaient plus leur éclat doré,retombaient, inertes, sur ses épaules.

– Véra ! fit Linoutchenko. VoiciSérioja !

Elle tourna la tête. Ses yeux immenses, vides,me regardèrent avec un faible espoir. Elle avança un peu les mainsdans ma direction. Je m’agenouillai, je pris ces doigts frêles etblancs et j’y collai mes lèvres. Comment avais-je pul’oublier ? J’aimais en elle la persistance de mon amour. Ilme suffisait de la revoir pour l’aimer de nouveau.

– Vous l’avez vu ? demanda-t-ellesans nommer personne.

– Il est venu la veille et m’a prié devous dire qu’il ne pouvait plus attendre : il se sentait trèsmal. Il vous offre ce précieux souvenir de son enfance.

Je remis à Véra le coq d’argile. Mais dèsqu’elle le prit et que ses larmes jaillirent, silencieuses,j’éprouvai une atroce douleur. Mû par des sentiments complexes oùla méchanceté avait sa part, je lui dis sans ménager safaiblesse :

– Vous savez, Iakov Stépanytch a vuMikhaïl. Il a assisté à son entrevue avec le tsar ; on avaitamené le prisonnier au palais, les fers aux mains et aux pieds.

– Qu’est-ce que vous faites !s’écria Linoutchenko.

– Parlez, Sérioja, si vous ne me ditespas tout, je mourrai…

Elle s’était assise et serrait convulsivementle petit coq, tout comme je l’avais fait dans mon égarement, aprèsl’attentat au Jardin d’Été. Je lui racontai l’histoire. Elleécoutait, immobile, le souffle en suspens, de sorte que je la crusmorte. Je m’interrompis pour me jeter vers elle, mais elle m’écartade la main et dit d’un accent ferme :

– J’écoute. Je comprends tout. N’oubliezpas un mot. Quand j’eus terminé, elle se tourna vers Linoutchenko,demeura un bon moment silencieuse et prononça d’une voixsuppliante :

– Mon ami, n’envoyez que moi sur laVolga ! Je resterai à Kazan. On finira bien par l’y amener unjour.

Elle se renversa sur les oreillers et fermales yeux. Je sortis derrière Linoutchenko.

– Pourquoi le lui avez-vous dit ?commença-t-il, puis il se ravisa. Au fait, cela vaut mieux pourelle. Mais pas pour vous…

Il me scruta d’un regard dur.

– Je ne puis vous parler à l’heureactuelle. Venez me trouver ce soir, sans faute !

J’allai faire mes adieux au pays de monenfance, que j’étais sûr de ne plus revoir. Cette vie-là étaitfinie…

Car l’homme en a plusieurs. L’une achevée, ildevient pareil à un cadavre, ou plutôt à la terre figée sous lelinceul de neige, avec son herbe sèche et ses semences nouvelles,profondément endormies. Et de même que la terre dégèle, l’homme serelève du terrible chagrin qui l’a abattu. Il se remet à vivre, àremplir ses jours comme tout le monde. Seules les nuits ne sontplus ce qu’elles étaient : celui qui a connu les affres de lamort, a le cœur étreint d’une angoisse mortelle qui l’empêche dedormir.

Mais seulement la nuit.

Le lendemain matin je devais partir pour leCaucase. Je faisais le tour des maisons, prenant congé de mesfrères de lait, de mes filleuls, de mes compères. On me servit tantde fois le coup de l’étrier, qu’avant de me rendre auprès deLinoutchenko, j’allai dissiper mon ivresse au bord du lac surnommé« l’Œil de sorcière ».

Voici le grand rocher où, il y a sept ans,nous étions assis tous les trois, pleins de tourments etd’espérances. À présent l’un était fou, perdu pour la vie, et Véraet moi étions brisés.

Mais le lac n’avait pas changé : unicomme un miroir dans la journée, il subissait la nuit un changementmerveilleux. Le ciel aux yeux innombrables s’y reflétait, lesétoiles d’en haut clignaient aux étoiles d’en bas et faisaientnaître dans l’eau une vie mystérieuse, invisible au grand jour.

Un frisson courut sur l’onde, d’une étoile àl’autre. Au-dessous, j’entrevis une forme vaste et sombre, quipalpitait dans les profondeurs. Elle semblait tenter de vainsefforts pour se dégager et remonter à la surface.

La lune se leva dans le ciel nocturne, desnuages défilèrent, troupe d’oiseaux blancs. Les étoiles cédèrent lepas à la lune qui, telle une beauté accomplie et nonchalante,nettoya le firmament et se contempla seule dans le miroir pur dulac.

Voici les sources qui bouillonnent aufond : l’être captif s’arrache par soubresauts à la vase, auxalgues qui le paralysent ; il frappe le miroir et brise ledisque de la lune en millions d’étincelles. Le lac s’embrase, maisrien que pour un instant.

La lune a disparu, les feux sont morts. Lesétoiles d’en haut sourient victorieuses à celles d’en bas, commedes augures qui gardent entre eux leur secret.

« Mais sitôt que tu feras sauter laceinture de rochers, la terre sera légère et tut’envoleras ! » Qui a dit cela ? Peu importe. Il l’adit, et moi je le ferai.

Je m’envolerai. Je m’en-vo-le-rai.

Un demi-siècle s’est écoulé depuis notreentretien, mais je le hais toujours, ce Linoutchenko. Il m’a laisséen vie, après m’avoir dépouillé. On doit taire certaines choses, outuer immédiatement celui à qui on les a dites. Bien peu de gens,d’ailleurs, se doutent du pouvoir de la parole, bien peu saventl’utiliser comme arme. On se querelle, on s’aime, on se trompe l’unl’autre, on s’assassine parfois sans toucher le fond de l’être. Onfait agir un remplaçant qui vous cache derrière son dos.

Linoutchenko atteignit mon véritable moi, quej’étais seul à connaître. Ce que cet homme trapu, désagréable, merévéla d’un ton modéré, moi seul avais le courage de me l’avouer,et pas toujours encore.

– Vous allez dans le Caucase,paraît-il ? dit Linoutchenko en fermant la porte à clef, pourne pas être dérangé. C’est pour longtemps, j’espère ?

– Oui, je pars. Mais pourquoi vousplaît-il d’« espérer » ?

– Parce qu’autrement je vous proposeraisde ne plus nous fréquenter. Nous passons à un genre d’activité quiexclut les témoins indifférents. Il serait désormais inadmissibleque vous ne soyez ni avec ni contre nous. Et puis, je voudrais vousdire… vous ne le savez pas, sans doute… j’y suis autorisé par unecertaine affection pour vous, que j’ai connu enfant.

– Moi, je pensais que vous me méprisiez,répliquai-je sans le vouloir.

– Il n’y a pas de quoi, autant que jesache, dit-il sans sourire, ce qui me piqua au vif. Mais je tiens àvous avertir. Vous permettez ?

– Je vous en prie, articulai-je, pris dehaine pour ce visage dur, aux pommettes saillantes.

– Vous avez gardé l’irresponsabilité d’unadolescent. Or, vous devriez savoir déjà que la pensée, lesentiment et la volonté doivent concorder. Dans votre langagemilitaire, il est temps de vous passer en revue, de mobiliser vosforces, de vous assigner dans la vie telle ou telle position. Lesgens désordonnés sont les pires traîtres.

Et me transperçant de ses petits yeux verts,il lança :

– Avouez que vous avez essayé de changerle destin de Mikhaïl ? Je parie que vous avez parlé àChouvalov.

– La tentative, même avortée, d’adoucirle sort d’un ami, est-ce donc une trahison ?

Il me semblait que cet homme disait des chosesblessantes, mais je n’en ressentais nulle colère. Il avait l’accentimpossible d’un mécanicien soucieux d’assembler au plus vite lespièces d’une machine.

– Si, en plaidant la cause de Beidéman,vous avez eu la faiblesse d’obéir, comme vous venez de le faire enprésence de Véra, au moindre sentiment autre que le désir del’aider, comptez que vous l’avez trahi. Ne savez-vous pas qu’unegoutte de sang canin inoculée à un chat est mortelle pour cedernier ? Quand on n’a pas une volonté monolithe, mieux vautrester inactif. Vous qui êtes indécis, vous avez essayé d’agir,j’en suis certain. Inutile de m’opposer des faits. Au point de vueforme, vous avez peut-être raison. Mais vous êtes sorti de votremilieu sans entrer dans le nôtre. Or nous autres, nous sommes enalliage pur. Adieu.

Je me demandai de nouveau si je ne devais pasle provoquer en duel, mais je ne fis que m’incliner sèchement endisant :

– Adieu, si cela vous arrange. Je parsdemain pour toujours. Mais je veux revoir Véra seul à seule.

– Bien, dit Linoutchenko. Vous ne pourrezpas nuire à sa santé plus que vous ne l’avez fait.

– Assez de remontrances ! criai-je,impatienté. Je suis à votre disposition. Sans témoins, si vousvoulez, par tirage au sort… Le duel à l’américaine.

Il me jeta un coup d’œil à bout portant, commepour me traiter d’imbécile, mais il ne dit rien, haussa lesépaules, ouvrit la porte et s’en alla.

Je passai la nuit à compter combien de foisj’avais trahi Mikhaïl. Quatre ! Oui, par l’intervention de mavolonté, j’avais modifié à quatre reprises le destin de cet homme.Et, comme ma volonté n’était pas en alliage pur…

D’abord j’empêchai l’union de Véra et deMikhaïl en remettant la Cloche à Mosséitch. Puis jesuggérai à Chouvalov une autre version de l’affaire, qui eut pourrésultat le ravelin Alexéevski au lieu de la maison d’aliénés, d’oùil aurait pu s’évader. Plus tard, sensuellement épris de Larissa etjaloux de mon ami désarmé, je le privai d’une puissante alliée.Enfin, sans plus songer à le délivrer et n’ayant d’autre but qued’apaiser ma propre douleur, je l’exposai, dément, au courrouximplacable d’Alexandre II.

Que les jurés me réhabilitent. Moi, dans mavieillesse, je ne sais que ce que je sais.

Non seulement ton acte – ta mauvaise pensée,ton mauvais sentiment peuvent être la goutte qui fera déborder lecalice amer du destin d’autrui.

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