Vêtus de pierre

Chapitre 9Sous la cloche

 

Un embarras subit me retint devant l’hôtel dema tante : un carrosse venait de s’y arrêter, le comteChouvalov, enveloppé d’une superbe pelisse de castor, sautalégèrement à terre et se dirigea vers la porte. Affectant dem’intéresser à la devanture d’un fleuriste, je me pressai contre lagrande vitrine qui resplendissait près du dernier pilastre del’hôtel. Le comte, qui de son œil perçant avait surpris mon manège,m’aborda avec un sourire radieux :

– Entrons ensemble chez lacomtesse ; à quoi bon déranger deux fois le vieuxKalina ?

Kalina était un vénérable laquais de ma tante,qui ne cédait à personne le privilège d’ouvrir la grande porte. Lacomtesse recevait souvent des visiteurs de marque, et Kalina sejugeait tenu de les saluer le premier, en majordome accompli.

Les allures du comte paraissaient fortnaturelles, il semblait seulement de très bonne humeur, et l’éclatvif de ses yeux était comme voilé d’une délicatesse de bel hommeinconscient de son pouvoir.

Tout en bavardant sans façons, je frémissaisau-dedans de moi-même. J’avais acquis soudain la certitude queChouvalov venait chez ma tante uniquement à mon sujet et qu’ilcraignait de ne point m’y trouver.

Tel un veinard qui a gagné du premier coup legros lot, il ne pouvait, malgré son empire sur lui-même, dissimulerla joie bestiale que procurent les aubaines. J’ai observé une foisun chat qui, ayant attrapé une souris au passage, céda de bonnegrâce à un chien le morceau de lard qu’on lui avait jeté. Commej’ignore l’étendue de la conscience chez les animaux, je ne sauraisdire si c’était un effet du hasard ou du sentiment en question.Mais j’ai, hélas, la preuve formelle qu’en cette inoubliable nuitl’attitude du comte Chouvalov rappelait l’aménité du tigre qui afait bonne chasse.

On a eu le tort de nous apprendre à nous fierexclusivement aux faits, à la logique, en négligeant, commel’héritage romanesque de nos ancêtres, les avertissements du cœur.Si j’avais été sage, j’aurais écouté mon angoisse à la vue de cetteface de marbre aux yeux aigus, et je m’en serais retourné chez moi.Mais je n’étais pas sage, et je suivis Chouvalov.

Le salon de ma tante était plus animé qu’àl’ordinaire. Une jeunesse turbulente des deux sexes bavardait avecanimation. À défaut du personnage de marque que ma tante servait àses invités comme un plat de choix, la compagnie s’était partagéespontanément en plusieurs groupes où l’on causait sans contraintede choses et d’autres.

Ma tante trônait à la table ronde, entourée deses familiers assis dans des fauteuils moelleux. Il y avait là dehauts fonctionnaires qui parlaient de l’actualité, des écoles dudimanche qu’on se proposait de fermer, des troubles qui éclataientdans les universités et de la fameuse « questionféminine ».

– Je suis de tout cœur avec le comteStroganov, déclara ma tante. Lui seul ne me semble pas mentir endisant que l’instruction supérieure ne convient qu’auxgentilshommes fortunés. Tel petit roturier qui en sait plus que sonpère, ne pense qu’à se pavaner devant lui ! Un autre, gorgé descience mais las de traîner sa misère, finit par se pendre comme onl’a lu tantôt dans le journal. Décidément, chacun doit vivre selonla volonté de Dieu.

– Et l’avis du baron de Korf, qu’enpensez-vous ? demanda à ma tante un vieillard, malingre. Ilpropose de fonder tout d’abord l’université libre…

– Sornettes ! Nous ne sommes pasmûrs, mon ami, pour le système parlementaire ; si nous allonssans trique à l’abreuvoir, les prés seront piétinés !interrompit ma tante.

– La note de Kovalevski est curieuse…commença prudemment Chouvalov, du ton interrogateur dont il usaitd’habitude pour soutirer aux autres leur opinion sans jamais direla sienne.

– À l’amende ! À l’amende !cria-t-on de toutes parts en tendant à Chouvalov un vase de Saxe oùsonnaient des pièces d’argent.

– Ce soir, mon cher, on met à l’amendepour Kovalevski, dit ma tante. Nous nous sommes battus une heure àcause de lui. Quand j’ai vu qu’on s’emballait, j’ai pensé qu’onpourrait bien tondre le mouton au profit des orphelins. Paye, moncher comte, et ne parle plus de Kovalevski, il nous colle aux dentscomme du rahat-loukoum !

– C’est bien la peine de s’occuper d’unréprouvé ! Stro-ganov, Dolgorouki et Panine sont nommés,intervint un petit vieux pétulant, et il fit à un autre vieillardle geste de décapiter un pissenlit. Kovalevski… aurancart !

– À l’amende ! Ma tante poussa levase vers le petit vieux. Tout le monde riait.

D’ordinaire, mon tempérament d’artiste, portéaux jeux de toute sorte, me faisait goûter cet art subtil dessalons qui consiste à aborder tous les problèmes sans lesapprofondir, en dessinant d’ingénieuses arabesques verbales,pareilles aux figures tracées par les sportifs sur la glace d’unepatinoire.

Mais ce jour-là, peut-être parce que Mikhaïlétait détenu au Troisième Bureau, à la merci d’un homme qui setenait en face de moi comme si de rien n’était, cette insouciancemondaine m’horripilait.

– Kovalevski a rapporté gros, fit matante. Voyons, Maria Ivanovna, à toi de chevaucher ton dada, maisje te préviens que si tu le fais courir jusqu’à Augustin, tupayeras double amende.

Ma tante avait une vieille pendule allemande àsonnerie et à carillon marquant les demi-heures sur l’air de« Mein lieber Augustin ».

– Je n’aime pas l’équitation, dit ensouriant Maria Ivanovna, je préfère la troïka du bon vieux temps,qui est si confortable. Et ma condition de femme ne m’offensenullement : je souhaite vivre ma vie en mère diligente, commele firent nos aïeules.

– Toi, tu es une femme de tête, nous lesavons ; parle-nous plutôt de ta fille, commanda ma tante quitraitait Maria Ivanovna en fillette, bien que celle-ci eût dépasséla quarantaine.

– C’est vrai, Liouba me donne dusouci ; figurez-vous qu’elle est peintre. Maria Ivanovnarougit comme si elle avait dit une indécence. Une ou deux heures dedessin, passe encore, mais elle ne fait que ça du matin ausoir ! Tantôt, elle a eu une crise de larmes. Son professeur aremarqué sans la moindre malice : « Vous êtes très douée,dommage que vous ne soyez pas un garçon. » Alors elle s’estvexée : « Vous n’auriez pas dit, je suppose, àl’ambassadeur de Chine qu’il est intelligent mais que ses yeuxbridés lui font tort… Et vous osez parler ainsi à une femme ?Sortez ! » Et à moi, elle m’a déclaré : «Je ne mesens pas demoiselle, maman, je voudrais vivre en homme. »

– Amène-la moi demain, dit ma tante. Jelui recommanderai un bon parti, elle est d’âge à se marier.

– L’insurrection féministe ! s’écriale petit vieux de style européen. Si les femmes étaient plusraisonnables, elles ne se révolteraient pas. Car enfin, il estdémontré par la science que leur cerveau, en moyenne, estsensiblement plus léger que celui de l’homme. En a-t-on vu au moinsune qui eût du génie, ne serait-ce qu’en littérature ? Ellesne feront jamais plus que George Sand, encore Baudelaire l’a-t-ilqualifiée de génisse…

– Et Jeanne d’Arc ? proféra enrougissant l’aînée des vieilles filles.

– Jeanne d’Arc est d’une autre époque. Etpuis, madame, Voltaire nous l’a neutralisée. Son exploit, sonmerveilleux talent militaire résultaient de… comment dire celad’une façon correcte ?…

– Tais-toi donc… Ma tante menaça du doigtson petit vieux préféré, passé maître en grivoiseries.

– Bref, Jeanne d’Arc n’est pas un exemplepour les femmes, car ce n’en était pas une, fit observer Chouvalovd’un air détaché.

Une jeune fille demanda :

– Cela se peut-il ?

On rit aux éclats. Ma tante, très bien lunée,criait :

– Comte, encore une amende, pour avoirfait rougir une ingénue !

Mais la conversation prit bientôt un toursérieux. Quelqu’un mentionna un article de Leskov dans laParole russe, et quoique la pendule eût sonné depuislongtemps et carillonné à deux reprises la chanson d’Augustin, lesinvités n’abandonnaient pas le sujet. Le début du mouvementféministe inquiétait au plus haut point pères et mères, et des casd’emballement pour les idées nouvelles avaient créé dans plus d’unefamille des antagonismes tragiques.

Je me retirai discrètement vers la fenêtre,afin de cacher mon émoi. La question féminine, alors à la mode, metouchait aussi de près. C’était elle qui avait détruit mon bonheuren jetant Véra dans les bras de Mikhaïl…

Par chance, un peintre mondain, beau parleur,rallia autour de lui tout le salon par ses boutades. Son langageétait d’une préciosité ridicule, mais ce qu’il disait me semblaitassez spirituel.

Le lecteur s’étonne peut-être qu’en évoquantun instant décisif de ma vie, comme le début de ce chapitre le luia laissé entendre, je puisse me complaire à détailler desconversations futiles. Et l’on en vient à se demander si j’aivraiment retenu tout cela ou si je profite de l’occasion poursatisfaire mon penchant tardif d’écrivain en reconstituant detoutes pièces une soirée mondaine ?

À cette question, je répondrai par une autre.Le lecteur n’a-t-il jamais observé que lorsque des gens racontentun terrible malheur qui a brisé leur vie, ils s’arrêtent exprès àdes choses sans importance. On appelle à l’aide la banalité poursupporter ce qui est au-dessus des forces humaines ordinaires.

Quant à ma mémoire qui a enregistré comme unephotographie les événements d’il y a un demi-siècle, cette mémoirede vieillard, tel le soleil, ne fait en somme plus de différenceentre le grand et le petit. Je me permettrai cependant de relaterquelques détails encore, de ces faits menus qui se gravent dansl’esprit du condamné conduit à l’échafaud…

Le peintre éloquent dont j’ai parlé tout àl’heure, portait une veste de velours et avait la manie degesticuler.

– Permettez-moi de vous initier aumystère de l’art, qui dévoile le mieux les secrets de l’homme et dela femme, dit-il en s’adressant à ma tante.

– Vas-y, mon cher, répondit-elle avecl’humour qui lui était propre. Mais souviens-toi que, même pour unestatue, la nudité complète est indécente. D’ailleurs, aux endroitspérilleux tu n’as qu’à parler en français.

– J’espère éviter Scylla et Charybde enme tenant au russe. Mais trêve de préambules. Mettons que jedessine Hermès… En étudiant ses muscles fermes, aux lignes pures,j’ai l’impression de faire un travail d’orfèvre. Une fois le musclevu et bien indiqué, c’est un sentiment presque farouche de calculet de logique, si j’ose m’exprimer ainsi, qui guide mon crayon. Oncroirait suivre le bord d’un précipice, dans un effort devolonté.

– Qui est-ce ? chuchotait-on autourde lui.

– Un parvenu qui a du talent, unpensionnaire de la comtesse.

Le peintre continuait :

– En un mot, mesdames, ces sentimentssont la joie d’une visée juste, le vol de la balle en pleinecible…

– C’est un cours de tir militaire ?intervint ma tante.

– Patience, comtesse, j’en arrive àVénus… Là je sens les formes divines non plus dans les lignes, maisdans les ombres : c’est comme si je m’immergeais dans une mertiède, toute bleue, sous un magnifique ciel d’azur. J’ai le cœur enfête, j’entends les cloches de Pâques… Mesdames, je me baigne dansVénus !

– Est-ce que c’est convenable ?questionna Maria Ivanovna.

L’hilarité fut générale.

– À l’amende, mon cher, dit ma tante, tuvas trop fort.

– Permettez-moi d’achever, comtesse,peut-être le verdict du public sera-t-il moins rigoureux que levôtre.

Et il poursuivit avec un geste théâtrald’improvisateur :

– Si la reproduction artistique, destorses masculin et féminin donne des sensations si différentes,c’est qu’il y a là une loi formelle qui interdit de confondre lesdeux principes ou de substituer l’un à l’autre. Enfin, que lesdames veuillent bien me pardonner, la création est de notreressort, et non du leur. C’est l’homme qui a créé les Vénus de Miloet de Médicis. Certes, il ne les a pas inventées, il devait aimer àla folie une Aglaé ou une Cléo. Nous y voilà : la tâche desfemmes est de l’amour. Mesdames ! Faites-nous créer de bellesœuvres, la beauté de la vie.

Hommes et femmes applaudirent l’orateur, et matante lui dit :

– Bravo ! N’empêche que tu vas payerl’amende pour le bain dans Vénus.

J’étais déprimé. Malgré moi, je comparais, audésavantage de la société mondaine, le vide de ces propos à laprofondeur de pensée dont faisaient preuve les amis de Véra, siantipathiques qu’ils me fussent. Où était donc ma place ?Empoisonné à parts égales par des influences contraires, n’étais-jepas destiné à rester éternellement au carrefour ?

Chouvalov qui m’avait jeté un coup d’œil detemps à autre, s’approcha de moi.

– Vous désirez partir, à ce que je vois,dit-il. C’est aussi mon intention ; filons à l’anglaise.

Tandis que nous mettions nos capotes dansl’antichambre j’eus l’idée qu’il me proposerait de faire routeensemble. En effet, quand son carrosse fut avancé, ilm’invita :

– Prenez place, j’ai à vous parler.

Je me taisais, par crainte de commettre unebévue. Le comte me regarda et dit avec compassion :

– Mais vous êtes souffrant ! C’estnaturel, du reste, avec le chagrin que vous avez… Mais j’espèrepouvoir vous être utile.

Enfermé dans mon silence stupide, je metorturais l’esprit, en quête de l’attitude à prendre envers lui.Qu’insinuait-il ? Comptait-il me faire avouer que j’étaisrenseigné sur Mikhaïl ? Le piège eût été trop grossier… Nousétions arrivés à un des plus beaux hôtels de la ville ;évitant l’escalier d’honneur qui conduisait au premier, nousgagnâmes par un long corridor une pièce d’angle retirée. Dansl’antichambre, le comte prévint le portier qu’il avait une affaireurgente et qu’il n’y était pas pour les visiteurs.

La pièce où nous entrâmes, s’éclairait depetites fenêtres aux embrasures profondes, qui donnaient sur laNeva.

La flèche de Pierre et Paul brillait en face,et toute la forteresse s’étalait à mes yeux, du bastion Troubetskoïà la pointe du ravelin triangulaire.

Le mobilier se réduisait à un divan moelleux,placé contre le mur et couvert d’une jolie indienne semée d’oiseauxet de papillons. Par terre, des caisses d’emballage pleines devaisselle, des meubles brisés. Le local servait de débarras.

– Je vous prie de me pardonner ce décordisgracieux, dit le comte en prononçant le dernier mot avec leplaisir d’un étranger qui a triomphé des difficultés de la languerusse. En revanche, nous sommes sûrs de ne pas être dérangés dansnotre entretien qui, vous vous en doutez, sera de la plus hauteimportance.

Si j’avais su jouer mon rôle, je me seraisécrié dès le début que je n’y comprenais rien, que je brûlaisd’être informé. Mais il était trop tard pour feindre l’étonnement,je restais donc devant la fenêtre, l’air abruti, immobile comme unlièvre hypnotisé par un boa.

Une bagatelle attira mon attention : uneénorme cloche à fromage était posée sur le marbre de l’appui ;une grosse mouche bleue s’y débattait, à bout de forces, dans unbourdonnement fastidieux.

– Relâchons la prisonnière !Chouvalov souleva la cloche et, de son doigt fin à l’ongle pointu,il projeta sur le plancher la mouche pâmée. Puis il me prit le brasavec un imperceptible sourire. Je parie, mon cher lieutenant, quevous venez d’établir une analogie. C’est exact ?

Je tressaillis et répliquai en riantjaune :

– Comte, vous avez deviné juste ;mais soyez magnanime comme pour cette pauvre mouche :délivrez-moi de la stupeur qui m’emprisonne. Je me perds enconjectures sur ce que sera notre entretien.

– Il s’agit de Mikhaïl Beidéman, dit-ilsimplement. Comme vous le savez, il est détenu au TroisièmeBureau.

Je me contraignis à ébaucher un geste desurprise, mais j’ouvris trop les bras, tel un mauvais acteur.Chouvalov coupa court à ma pantomime en disant avecindulgence :

– Bien sûr, vous êtes tenu de fairel’étonné. Trêve de comédie, mon cher Sérioja !

Il me prit la main et m’adressa un regardaffectueux, sans la moindre hypocrisie. Les Chouvalov étaient nosparents par alliance, le comte me connaissait depuis mon plus jeuneâge ; mais, tout à ses affaires, il m’avait rarement accordéson attention.

Cette familiarité soudaine m’ôtait la dernièrechance de me retrancher dans un maintien officiel.

– Asseyons-nous sur ce divan. Unecigarette ? Il me tendit son étui. Nous nous mîmes àfumer.

« Je n’ai pas encore trahi »,constatais-je en mon for intérieur. La tête vide, je n’avais quecette préoccupation : ne pas trahir.

– Mikhaïl Beidéman a été appréhendé à lafrontière finlandaise, alors qu’il tentait de repasser en Russiesous un nom d’emprunt. L’empereur en est très irrité, le jeunehomme risque d’encourir la peine la plus dure, si je ne trouve pasde circonstances atténuantes.

Le comte parlait gravement, avec juste autantde sensibilité qu’il devait en manifester à cette occasion. Lamoindre fausse note m’aurait alerté, mais grâce à son tact le comteme fit croire à une bienveillance sincère, naturelle à tout honnêtehomme. En outre, bien que le sachant arriviste, il était absurde desupposer que l’affaire de Mikhaïl puisse contribuer à sonavancement. C’était pourtant vrai ; mais je n’en ai eu lapreuve que cinquante ans plus tard. Ce que j’ai vécu depuis et laperspective historique dont je dispose me permettent aujourd’hui devoir ces événements dans leur cadre réel.

Car enfin, c’était dans les années 1860, cespremières années de réforme, si impatiemment attendues et sidécevantes.

Le mouvement révolutionnaire soulevait lajeunesse, ébranlait les universités. On répandait des tracts. Peuavant l’arrestation de Mikhaïl, le chef de la gendarmerie avaitreçu par la poste des pages du Grand russe. Et aux moisd’août et de septembre, le fameux appel À la jeunessecirculait parmi les masses.

Évidemment, le comte Chouvalov, général fraisémoulu, avait tout intérêt à révéler ses talents de défenseur dutrône. Il fallait pour cela fabriquer des ennemis redoutables. Or,Mikhaïl servait on ne peut mieux ses desseins.

Après une pause, le comte reprit d’un tonsignificatif :

– Si vous ne m’aidez pas à trouver descirconstances atténuantes, Beidéman risque d’encourir la peine laplus dure, et pas seulement lui…

Il attendait ma réplique. Mais je me taisais,les mains crispées. Alors il me dit de son ton cordial de parent etd’ami :

– Je serai dans l’obligation d’arrêter etd’interroger Véra Érastovna, la fille de Lagoutine.

– Vous ne ferez pas cela… J’avais bondi,affolé. Véra Érastovna n’y est pour rien, elle a été entraînée.

– Vous avez pourtant fréquenté avec ellele cercle de Beidéman ! Chouvalov gardait les yeux baissés,comme s’il craignait que leur éclat aigu ne fît contraste à ladouceur de son accent.

– Il n’existe pas de cercle, dis-je avecfermeté ; il n’y a que Mikhaïl Beidéman, dévoyé par desesprits frondeurs…

– Écoutez-moi bien, encore unefois : vous seul pouvez sauver Véra Érastovna del’arrestation, en m’aidant à déchiffrer un texte.

Il sortit un papier de son portefeuille, lemit sur la table, posa dessus sa grande main de marbre, encore plusblanche que le visage, et dit en plongeant enfin dans mes yeux sonregard :

– Ce que nous disons ici doit restersecret. À la moindre indiscrétion, vous et Véra Érastovna serezincarcérés, ainsi que certains autres. Je suis renseigné sur toutesles connaissances de Beidéman.

– Que voulez-vous que je vousexplique ? demandai-je.

– Une perquisition minutieuse nous a faitdécouvrir, au fond d’une boîte de cigarettes, un papier déchiré enpetits morceaux. On a réussi à les assembler, et le texte estclair, malgré quelques lacunes. Le voici :

Chouvalov me tendit la copie du document.

« Nous, Constantin Premier, empereur detoutes les Rus-sies par la grâce de Dieu », tel était le débutsolennel du faux manifeste émanant d’un fils imaginaire du grandduc Constantin Pavlovitch. Ce prétendant fictif soutenait que letrône avait été ravi à son père Constantin par Nicolas1er, frère cadet de ce dernier, et que lui-même était enprison depuis l’enfance. Suivaient un appel au renversement del’usurpateur qui dépouillait le peuple, et la promesse dedistribuer la terre aux paysans, d’abolir le recrutement coercitifet de satisfaire aux doléances présentées dans les anonymes.

Chouvalov ne me quittait pas des yeux, maiscela m’était désormais bien égal. Je n’avais plus de préventioncontre lui, indigné que j’étais du grossier mensonge de ce documentet de l’impudence de son auteur. Tels étaient alors les sentimentsque reflétait mon visage.

– Cher Sérioja, que je suis heureux de nepas m’être trompé sur votre compte ! Chouvalov me serra lamain, et abandonnant ses airs confidentiels, me dit du ton sérieuxd’un allié : Aidez-moi donc à ne pas mêler Véra Érastovna àcette affaire. Dites vous-même tout ce que vous savez deBeidéman.

Aujourd’hui, étant mon propre juge au seuil dela mort, je n’ai pas au fond grand-chose à me reprocher en ce quiconcerne mon entretien avec Chouvalov, sans deux révélationsfatales que j’aurais pu éviter.

Poussé par l’unique désir de disculper Véra,je présentai Mikhaïl comme un être obstiné et orgueilleux qui, pourexécuter ses projets révolutionnaires, ne voulait pas decompagnons, mais seulement des subordonnés. Chouvalov me délia lesmains en m’annonçant que, de l’aveu même du détenu, il projetaitrien moins que l’assassinat de l’empereur. Ce crime, au dire deBeidéman, lui eût été facile à commettre, car en tant qu’ancienélève officier, il connaissait les habitudes du souverain.Chouvalov cita ses propres paroles, renouvelées dans ma mémoire parles extraits d’archives concernant cette affaire. Ayant avoué qu’ilrevenait en Russie pour tuer le tsar, Mikhaïl déclarait àl’interrogatoire :

« Ne tenant guère à la vie que j’aiconsacrée à cette œuvre, je ne pensais pas échapper aux poursuitesaprès l’exécution de mon dessein. »

J’écumai. Comment Mikhaïl osait-il, dans sonégoïsme de démon révolté, ne pas tenir à la vie après avoir uni sondestin à celui de Véra ? S’il avait eu la moindre générosité,il aurait fui l’amour de la jeune fille, au lieu de balayer aupassage cette belle jeunesse, comme on écarte d’une main brutale unfrêle papillon attiré par la flamme.

Exaspéré par cette phrase qui risquait de tuerdans la fleur de l’âge un être adoré, je cédai à l’impulsion d’unehaine farouche, sans être stimulé plus longtemps par Chouvalov. Jecommentai à haute voix les propos de Beidéman, en cherchant àdécouvrir le sens le plus funeste dans cette déclaration d’unorgueil diabolique.

– Il voulait soulever le pays contre letsar ! m’écriai-je. Le régicide accompli par un noble pouvaitêtre interprété comme une vengeance pour l’affranchissement despaysans… Beidéman détestait la noblesse, je me rappelle qu’ildisait : « Il faut l’extirper comme une ortie »…

– Sérioja, mon ami, calmez-vous.Chouvalov m’entoura paternellement les épaules de son bras.Beidéman n’est peut-être qu’un pauvre fou ?

– Non, c’est un odieux fanatique !S’il ne fait aujourd’hui que des aveux succincts, par mépris desautorités, c’est afin de rendre plus sensationnelle la proclamationde ses idées devant le tribunal et de passer aux yeux du publicpour un martyr révolutionnaire…

Je jetai un regard à Chouvalov et restaicourt. Il rayonnait de joie, comme si l’empereur venait lerécompenser de son zèle. En effet, son jeu perfide au chat et à lasouris lui valut la suprême satisfaction de dépasser en grade sescollègues. Quant à moi, pour ma trahison et ma colère stupide, ilme fit décorer avant terme.

Hélas, nous avons vendu pour un liard l’âmeforte et l’intelligence claire de Mikhaïl !

Mais je ne réalise la chose que maintenant, àquatre-vingt-trois ans, anéanti avant d’être mort. Tandis qu’alorsj’éprouvai seulement une peur instinctive devant la minetriomphante du comte, et, ma colère tombée, je me demandai si jen’avais pas livré mon ancien ami.

Je trouvai que non. Et magnanime jusqu’aubout, croyant adoucir le sort de Mikhaïl, je soutins tout à coupl’hypothèse du comte qu’il n’avait peut-être pas toute sa raison. Àmon tour je fournissais quantité de preuves, mais Chouvalovm’écoutait sans intérêt. Il était redevenu un mécanisme impeccable,inclus dans une gaine de marbre aux formes parfaites. Sans doute,mes premières dépositions, inspirées par la fureur,l’arrangeaient-elles davantage.

Il se leva, l’air officiel, comme pour cloreune audience, et me dit aimablement :

– Veuillez m’excuser, je suis très pris.Vous n’avez rien à craindre pour vous ni pour Véra Érastovna…

– Et Beidéman ?

– Il aura ce qu’il mérite.

C’était la réplique d’un supérieur quin’admettait aucune immixtion dans ses affaires. M’ayant reconduitjusqu’au vestibule, il dit au laquais : « La capote dulieutenant ! » et monta l’escalier d’un pas leste. Unefois dehors, j’enfilai au hasard une rue, puis une autre. J’avaisl’impression d’être une enveloppe vidée de son contenu. Le démon deMichel-Ange me poursuivait, tenant la peau d’un pécheur écorché.J’errai au travers des îles comme un possédé et, sur le matin, jeme retrouvai à la porte du comte. Je voulais entrer, mais lesfenêtres n’étaient pas éclairées. Le désespoir au cœur, je tombaisans connaissance. Certes, si j’avais pu prévoir les suites de cetentretien, j’aurais perdu le repos pour le reste de mes jours. Maisje n’avais que le vague sentiment d’une chose irréparable survenuedans la vie de Mikhaïl à cause de moi, ou plutôt par monintermédiaire. Bourrelé de remords j’en vins à concevoir le projetinsensé de sauver Mikhaïl au péril de ma vie. La tentative ayantéchoué, je ne me tourmentai presque plus jusqu’à l’époqueactuelle.

Mais maintenant que je connais les documentsdes archives, comment ne pas m’accuser d’avoir été la cause du longsupplice de Mikhaïl ? Car enfin, le comte Chouvalov quidisposait du sort du prisonnier, avait eu un autre projet avantnotre conversation.

Comme le révèle son rapport au grand ducMikhaïl Niko-laévitch, Chouvalov avait proposé de faire jugerBeidéman par le tribunal militaire. Au pis-aller, il aurait passépar le conseil de guerre. Or, n’était-ce pas la mort qu’ildemandait comme une grâce, dans le message déchirant apporté par uninconnu en pleine soirée intime, un message qui semblait venir del’autre monde ?… Mais nous en reparlerons.

Voici le bilan de mon entretien avecChouvalov. J’avais suggéré au comte une nouvelle version del’affaire et, de ce fait, le terrible châtiment à infliger audétenu. Mon affirmation que Beidéman n’était pas fou, comme onétait enclin à le croire, fit venir à l’esprit que si on ne pouvaitplier un homme, le plus simple était de le briser.

Sans perdre un jour, Chouvalov transmettait autsar, à Livadia, mes propres paroles. Le silence obstiné de Mikhaïlaux interrogatoires, disait-il, ne tenait qu’au désir de« rendre plus sensationnelle la proclamation de ses idéesdevant le tribunal et de passer aux yeux du public pour un martyrrévolutionnaire ».

Pour empêcher ce dangereux détenu de faire cequ’il voulait, on l’enferma sans autre forme de procès dans lacellule n° 2 du ravelin Alexéevski.

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