Vêtus de pierre

Chapitre 3Le voyage au lac de Côme

 

J’en arrive à l’étape de mes relations avecMikhaïl, où un incident au bal de Smolny fit de ce camaradecharmant mon pire ennemi personnelautant que politique.

Mais comment en parler aujourd’hui, lorsque larévolution a opéré dans mon âme un revirement qui m’a ôté touteconfiance en moi-même !

C’est ainsi que les tempêtes fréquentesfinissent par déraciner l’arbre le plus solide.

J’ai acquis la certitude que, miné par labase, tout mon édifice intérieur s’est effondré en ce jourmémorable du 12 mars.

Je traversais la place du Palais, commed’habitude, avec une vive émotion. Voici la colonne Alexandre,surmontée de son ange, telle qu’on l’a érigée sous l’empereurNicolas. Et les chevaux du quadrige se cabrent toujours sur l’arcde l’État-Major. C’est depuis l’âge de dix ans que je connais lasilhouette de ces coursiers fougueux, maintenus par lesguerriers.

Maintenant il y a quatre grands mâts sur laplace. À leur sommet qui dépasse l’édifice de l’État-Major,flottent des bannières rouges. L’étamine principale, pareille à ungonfalon, se partage en bandes légères qui ondulent comme desserpentins.

Un homme grimpé là-haut – vu du trottoir il al’air d’un nain – fixe un des étendards. L’étoffe se déroule dansun éclat d’argent, et des lettres apparaissent, très nettes :« le front Ouest est tombé». Le second mât, le troisième, lequatrième sont tous couronnés d’écarlate aux lettresd’argent : « le front Est, le front Sud, le front Nordsont tombés ». C’est un pavoisement en souvenir des quatrefronts qui existaient récemment. Ils ont disparu.

Qui déchiffrera jamais l’âme humaine ?Quel orgueil pénétra mon vieux cœur d’ancien soldat ! Puis jeme ravisai : Qu’est-ce qui me prend ? Ces drapeaux nesont pas pour moi, au contraire ! Moi qui étais chef degarnison, moi qui ai entendu de la bouche de mon souverain :« Je te félicite, te voilà chevalier de Saint-Georges »…moi qui croyais toute ma vie que le monarque était oint duSeigneur… Et en 1917, lorsqu’un ouvrier est venu dire àPotapytch : «Tchkhéidzé rigole : l’oint du Seigneur estparti loin», j’ai voulu me pendre. On m’a décroché, ranimé …pourquoi ? Pour que je boive le calice jusqu’à la lie etdevienne à la fois bourreau et victime ?

Oui, cette place m’attire comme l’échafaudattire l’exécuteur des hautes œuvres. Et quand j’y suis, c’est moile supplicié. Puis-je oublier, par exemple, le jour où, gamin, jepassai là avec mon père, sapeur de la Garde impériale ? Lebras tendu vers le perron du palais, il me dit, tout ému :

– Sérioja, à l’inoubliable date du 14décembre 1825, l’empereur Nicolas, protégé par le pouvoir divin,nous confia, à nous les sapeurs, l’héritier du trône. Le tsarordonna au premier de chaque compagnie d’embrasser son augustefils ; je fus un de ces privilégiés.

À présent, il y a là des troupes rouges. Unefois, vers la fin de l’hiver, je me traînai vers mon échafaud parun temps singulier : un épais brouillard estompaitl’État-Major, telle une succession de rideaux de mousseline. Unevague silhouette, du haut d’un amphithéâtre, passait les troupes enrevue. Elles défilaient sans cesse, comme surgies de l’infini.Visibles un instant, elles disparaissaient aussitôt dans la nuitinsondable.

En avant-garde, les marins de laBaltique : vareuses, larges pantalons, bonnets àcouvre-oreilles. Puis, comme des lièvres en hiver, les skieurs enfourrures blanches ; enfin, la cavalerie. Les têtes deschevaux et les gars des premiers rangs émergent seuls de la brumelaiteuse, aux reflets de nacre ; les croupes des montures sontdans le flou. Au-dessus des escadrons, la colonne semble sortir desnuages, avec son ange énorme et noir. Les mots de commandement,tombés on ne sait d’où, résonnent d’une façon étrange. Les hommesobéissent, marchent comme ceux d’autrefois, d’un pasautomatique.

– Ils ne le cèdent en rien aux soldats denaguère, dit quelqu’un dans la foule. Les autres, c’étaient desmoutons qui mangeaient des yeux leurs officiers, tandis que ceux-ciont de la jugeote. C’est des troupes conscientes,révolutionnaires.

Je m’abstiens de juger si elles sontconscientes et si c’est un trait qui convient aux militaires ;ce qui est certain, c’est que ce sont des troupes régulières,disciplinées, et non un ramassis comme les appellent les ennemis dela révolution. Or, du moment qu’un pays a une armée, c’est redevenuun pays.

Je ne sais plus comment je suis rentré.« T’as bouffé de la gnôle ! » me criaient lesgamins. Je suis rentré tout de même. Par bonheur, il n’y avaitpersonne dans la chambre. Je me suis assis et j’ai pleuré.

Les civils ne peuvent me comprendre. Mais,pour un militaire, tout est là. Comment ? Il n’y a plusl’ancien régime, et cependant il y a une armée ? Mais alors,on prouvera un jour que la vie peut reprendre sa marche en avant.Et il y a des chances qu’elle devienne meilleure… Quand il y a unearmée, il y a un pays.

Mikhaïl aurait-il raison ? Je le revois,la tête rejetée en arrière, face au vent. Ses yeux étincellent, iltient à la main la Clochede Herzen. Il en a fait unrouleau et le brandit comme un bâton de maréchal. De sa voix graveet passionnée, il harangue des foules imaginaires :

– Supprimer l’inepte autocratie, c’estfaire naître un régime nouveau, une vie nouvelle, magnifique.

Alors, je me le demande une fois de plus,Mikhaïl aurait-il eu raison de sacrifier à cette cause sa libertéet sa belle intelligence ? La vie nouvelle, comme bien deschoses déjà me le laissent pressentir, serait-elle décidément plusjuste que l’ancienne ? Quel est dans ce cas le Judas qui a tuéen Mikhaïl non seulement un rival en amour, mais un champion decette vie plus belle et plus libre ? Mais qu’importe mapersonne ! C’est de lui seul que je veux parler, tant que j’aide la mémoire et que ma main tremblante est encore capabled’écrire.

Comme je l’ai déjà dit, notre propriété étaitvoisine de celle des Lagoutine. Véra, en raison de sa faible santéet sur l’instance de son père, venait passer les vacances à lamaison, ce qui n’était pas permis aux autres pensionnaires deSmolny. Après être restés tout l’été ensemble, nous souhaitions denous revoir en hiver. Nous avions beaucoup d’intérêtscommuns : moi je terminais mes études à l’école militaire,elle – à Smolny. J’ai toujours eu de la féminité dans moncaractère, et loin d’avoir été un mauvais soldat, je reconnais queje n’étais bon que dans le rang. L’audacieuse indépendance quidistinguait Mikhaïl, m’a toujours fait défaut. J’avais du goût pourla peinture et pouvais m’absorber durant des heures dans lesharmonies de couleurs et les beaux effets de lumière. La place quetenait dans ma vie l’admiration contemplative, me fait supposer quej’étais né pour être peintre. Mais comme mon titre de noblesse etmon grade d’officier m’empêchaient de cultiver sérieusement lesarts, mes talents entravés s’exprimaient par une sentimentalitéexcessive. Mikhaïl s’en était vite aperçu et raillait meseffusions.

J’adorais dès l’enfance Véra Lagoutina qui medictait ses volontés. Avec l’âge, cela devait changer, mais jen’arrivais pas à prendre le ton juste. Et le croirez-vous ? Jepersuadai Mikhaïl, dont j’enviais la virilité, de venir au balsolennel, pour voir son attitude envers les femmes et l’imiterensuite. Pauvre sot ! J’aurais dû prévoir que si j’étaismoi-même ensorcelé, le charme agirait infailliblement sur un êtrequi, de par sa nature, devait céder aux attraits de la force et ducourage.

Mais, la tête farcie de rêves, je necomprenais pas la vie réelle.

Bien que ce fût pour Mikhaïl une nouveauté etpour moi une chose accoutumée, j’étais plus ému que lui en merendant au bal. Tantôt je trouvais mes parfums trop vulgaires,tantôt je craignais que mon menton ne fût mal rasé, tantôt j’avaisl’appréhension de glisser sur le parquet et de tomber en entraînantma danseuse.

Si souvent que je l’aie vu, le couvent Smolny,cette merveille d’architecture du comte Rastrelli, a toujours ravimon âme sensible aux chefs-d’œuvre des arts plastiques.

En ce jour mémorable, les pilastres blancs surfond gris bleu semblaient continuer l’atmosphère du soir hivernalet donnaient à l’édifice, si aérien déjà, l’aspect d’un mirage.

Les chapelles en forme de tour et lesbâtiments conventuels évoquaient le souvenir de l’architectureitalienne et les légendes des belles princesses, des dragons, deschevaliers. Derrière le jardin, par delà la glace bleue de la Néva,clignotaient les rares lumières du faubourg.

Au printemps, les dimanches de sortie,j’aimais traverser en canot le large fleuve, en admirant lesproportions incomparables de la cathédrale, bleuâtre dans la clartédu soleil couchant. Je m’amusais à exécuter en imagination certainprojet de Rastrelli, abandonné parce que son devis se montait à unprix exorbitant, même pour le siècle prodigue d’Élisabeth.

Rastrelli voulait élever sur la berge de laNéva un clocher de soixante toises de haut, couvert d’or etd’argent, avec des ornements d’un blanc neigeux sur fond d’azuréclatant. On avait déjà créé pour le chantier des briqueteriesauxquelles plusieurs villages étaient rattachés, et on coulait lestuiles de bronze sous la direction d’un spécialiste étranger.

Ah, que ne suis-je né à l’époque de laRenaissance, lorsque les trois Parques, sur l’ordre du Destin,tissèrent d’un fil d’or, dans l’histoire de l’humanité, l’éveil dusentiment esthétique ! Je n’y aurais pas été le dernier despontifes.

Mais aujourd’hui le sort capricieux s’amuse àintervertir les étiquettes. L’homme naît dans un siècle qui n’estpas le sien, dans un entourage hétérogène, à une place qui ne luiconvient pas. Iakov Stépanovitch, le plus sage des vieillards, quej’introduirai par la suite dans mon récit, m’a du reste expliquéles embarras de ma pensée :

– L’esprit qui préside à l’édification dumonde est contraire à la justice humaine, et tout notre malheurc’est que nous n’avons rien pour le comprendre. Or, si nous lecomprenions, nous ne serions plus étonnés que le rôle de meurtrierrevienne à celui qui, dans le secret de son cœur, répugne à verserle sang, tandis que l’homme sanguinaire peut se poser enbienfaiteur. L’intelligent gagne péniblement sa vie, et le richeest pauvre d’esprit… Mais songe un peu : l’hommeconsentirait-il, de son plein gré, à s’atteler au joug ou à sepencher attentivement sur la vie d’un autre ? Non, telle uneflèche tirée à l’arc, il ne suivra que sa trajectoire. Les hommesne sont pourtant pas des flèches, ce sont des gouttelettesdestinées à former un vaste océan. Pour pouvoir élargir nos rives,chacun devrait sortir de sa coquille.

– Au demeurant, a ajouté IakovStépanovitch, il faut concevoir la chose de façon particulière,sans quoi on risque d’aggraver le non-sens de la vie.

Mais l’abus des digressions est ruineux pourmon écrit. C’est qu’il est défendu maintenant de prendre du papierà la cave. Hier, les fillettes m’en apportaient plein leur tablier,lorsque le gérant, survenu à l’improviste, leur a fait remettre lesfeuillets dans le tas. Je dirai pourtant quelques mots del’Institut Smolny.

J’ai appris de ma tante, la comtesse Kouchina,que le dessein initial de Catherine II avait été de fonder unétablissement pour l’éducation d’une « race nouvelle »,avec le concours de nonnes instruites, comme cela se faisait enFrance.

À cette fin, le Saint Synode intimait aumétropolite de Moscou l’ordre d’examiner personnellement lesabbesses et les nonnes, pour choisir les plus dignes. Mais il y enavait si peu de lettrées et même d’aptes à soigner les malades,qu’on en garda un petit nombre seulement, pour le décor, si l’onpeut dire. Dans ses recherches d’influences sur la « racenouvelle », Catherine se passionna bientôt pour une méthodeplus conforme à ses goûts personnels : la participation deVoltaire et de Diderot.

Ma tante qui haïssait les encyclopédistes,racontait à ce propos une anecdote sur Voltaire : il s’étaitchargé d’écrire une comédie morale pour les jeunes filles, mais,habitué à ne produire que des blasphèmes, il avait la colique dèsqu’il se mettait à cette œuvre décente. Catherine se plaignit àDiderot que le vieillard en décrépitude n’était plus capable decréer de jolies œuvres pour les exercices scéniques desdemoiselles, à quoi Diderot, non moins athée, répondittextuellement : « C’est moi qui ferai les comédies pourles demoiselles, et avant que je ne vieillisse ».

Or, on le sait, Diderot déplut à la tsarine enexigeant qu’au pensionnat on enseignât en premier lieu l’anatomie,matière qui, de l’avis de ma tante, faisait presque perdre leurinnocence aux jeunes filles.

Jusqu’à la fin de son existence, l’InstitutSmolny garda dans ses traditions le contraste original de ces deuxnotes adoptées par Catherine lors de sa fondation : une vagueodeur de couvent et l’adorable verve du voltairianisme mondain. Lespensionnaires pieusement portaient leurs robes en gros tissu vert,bleu ciel, marron ou blanc, avec pèlerines, manchettes et tabliersblancs. Ajoutez à cela une dévotion apparente, d’innombrablesicônes, des superstitions, des reliques, la coutume de tenir dansla bouche un morceau de pain bénit aux examens les plus difficiles,de fourrer du coton miraculeux dans le porte-plume à l’épreuveécrite de mathématiques. En même temps, on se transmettait depromotion en promotion d’ingénieux moyens de correspondanceamoureuse et de galanterie légère avec les soupirants « desous les fenêtres ». Cela se faisait sans distinction de casteni de rang, libéralité qui n’existait plus dès qu’il s’agissait dela grave question du mariage. Pour épouser un civil ou un officierqui n’était pas de la garde, il fallait un amour «fatal» ou desavantages particuliers, purement matériels, offerts par leprétendant.

Dès l’enfance et jusqu’à la promotion, lespensionnaires étaient isolées de leur foyer. Elles apprenaientdiverses matières sous la direction de professeurs choisis avecsoin et s’exerçaient aux arts de la danse et des ouvrages à main. Àpart l’enseignement, il était prescrit, d’après l’idée de lafondatrice, « d’égayer l’esprit » des élèves et de leurfournir des « distractions innocentes ». Voilà pourquoile brillant pinceau de Lévitski a rendu à maintes reprises lecharme coquet des demoiselles Khovanskaïa, Khrouchtchéva ouLevchina en travesti ou en robe de bal.

Depuis le règne de Catherine, l’Institutrestait proche de la cour ; c’est pourquoi les demoiselles quifréquentaient souvent les palais et jouissaient de l’attention dela famille impériale, étaient pénétrées de sentiments monarchistesun peu exaltés ; mais Véra, sous l’influence de son oncleLinoutchenko, dont je reparlerai en détail, ne partageait nullementcette adoration des souverains. Bien qu’en voie d’obtenir le prixd’excellence, elle suppliait son père de la reprendre avant la findes études. Or, le vieux Lagoutine, si voltairien qu’il fût,trouvait flatteur que l’impératrice en personne agrafât à l’épaulegauche de sa fille l’insigne qui lui donnerait accès aux bals de lacour et poserait sa candidature au titre de demoiselle d’honneur.Ce titre faisait tourner plus d’une petite tête ambitieuse, surtoutà cette époque où la beauté et la grâce attiraient l’attention dutsar et valaient de grandes faveurs non seulement à la demoiselle,mais à tous les siens. Aussi l’intérêt poussait-il souvent cesderniers à jouer le rôle honteux d’entremetteurs. Dans le cas queje vais citer, la personne intéressée n’était autre que le père dela jeune fille, riche et titrée, mais séduite par l’éclat de la viede cour.

Nous étions devant l’Institut Smolny. Certes,il a fallu le talent prodigieux et le goût exquis de GiacomoQuarenghi pour éviter la monotonie et l’aspect de caserne dans laconception de cette façade qui mesure plus de cent toises de long,sans autre ornement qu’un motif trois fois répété de colonnesengagées, aux chapiteaux somptueux. Cet édifice est vraiment dignede voisiner avec la magnifique cathédrale de Rastrelli. C’est ainsique les grands architectes, ignorant la concurrence mesquine,savaient se passer de main en main le flambeau de la beauté. Je mesouviens toujours avec plaisir que Quarenghi, en signe devénération pour l’œuvre de Rastrelli, ôtait par tous les temps sonchapeau devant la cathédrale, dans un profond salut à l’art de soncréateur…

Matvéi Ivanovitch, le gigantesque suisse enhabit rouge aux aigles impériales et armé d’une masse en bronze,nous accueillit à l’entrée comme les autres invités, ens’inclinant. Il portait la livrée des valets de chambre de samajesté. Un autre suisse nous ouvrit la porte, un troisième ôta noscapotes. Nous mîmes nos gants blancs et montâmes l’escalier demarbre à tapis rouge. Les sons de la valse m’étourdirent comme unecoupe de champagne, lorsque j’entrai derrière Mikhaïl, craignantd’avance de ne pas pouvoir retrouver Véra.

L’immense salle blanche, à deux rangées defenêtres face à face, s’ornait d’une double file de colonnesélancées. Des guirlandes de feuillage retombaient le long des murs,entre les torchères. Les grands portraits en pied des souverainsétalaient à la lumière des lustres le faste des soieries, desbijoux, des manteaux d’hermine, sans éclipser pourtant le charmemodeste des pensionnaires. Elles avaient toutes des robes pareillesen camelot, qui dégageaient le cou et les bras, et des pèlerines demousseline à gros nœuds roses. Jeunes et fraîches, ellesvoltigeaient à travers la salle, comme de tendres fleurs de pommieremportées par la brise. La directrice, majestueuse dame en robebleu ciel, entourée de son état-major de surveillantes – dites« gendarmes » – aux couleurs aussi vives, répondait d’unsigne de tête grave à nos respectueux saints.

Chaque fois que je me trouvais dans ce royaumeféminin, je perdais contenance et cherchais longuement Véra parmises compagnes qui me criaient de tous les coins :

– Sergik, Serge Roussanine !

– La voilà, près de cette colonne, ditMikhaïl en me montrant Véra Lagoutina.

J’étais stupéfait :

– Comment as-tu fait pour la reconnaîtresans jamais l’avoir vue ?

Il sourit.

– Ce n’est pas sorcier. J’ai eu pourboussole la calvitie de son père, miraculeusement sauvée del’échaudage : vois comme elle brille sous le lustre. Le vieuxa tout l’air d’un dindon chamarré, mais sa fille estdélicieuse.

Et sans me regarder, Mikhaïl traversa la sallede son pas rapide et léger. Il salua Lagoutine qui le présentaaussitôt à Véra, et l’instant d’après il valsait avec elle. Quandje voulus inviter Véra pour la contredanse, elle avait accordé lapremière à Mikhaïl. Il ne me restait plus qu’à me mettre vis-à-visavec une de ses amies. J’écoutais d’une oreille distraite le babilde ma danseuse.

– Vous savez, on n’a pas laissé venir aubal les mioches, mais elles ont fait une horreur : elles sesont parfumées au savon bergamote, vous vous rendezcompte !

– Comment cela ?

– Elles ont gratté le savon au couteau ets’en sont frottées : on aurait dit une boutique d’abominablesodeurs. Seules les grandes élèves ont le droit de se parfumer, etpuis la bergamote est un parfum indécent.

– Et lequel est décent, selon vous ?demandai-je pour entretenir le verbiage de la demoiselle etobserver à mon aise l’autre couple.

Véra et Mikhaïl n’avaient pas du tout desfigures de bal. Parfois, comme s’ils se ravisaient, ils semettaient à sourire et lançaient des phrases futiles. Mais jevoyais bien que leur conversation était des plus sérieuses. C’étaitnormal : Véra avait lu un tas de livres et s’adonnait à despensées répréhensibles. Petite-fille d’un décembriste, ellesympathisait à toutes les chimères libérales et cachait dans sontiroir, à la campagne, un petit volume de Ryléev.

– Oui, il mérite bien son nom, fit lavoix enthousiaste de Véra en réponse à des paroles prononcées toutbas par Mikhaïl. Je ne connais pas de cœur plus généreux.

Elle accentua le mot « cœur » et jecompris que ce calembour concernait Herzen.

Les idées de Véra m’avaient toujours inquiété,mais ce soir-là j’éprouvai une joie de rival. Je songeai :« Ce n’est pas ainsi que débutent les romans ; Mikhaïlréussira peut-être à gagner Véra à sa cause, mais je doute qu’illui inspire de l’amour. Quant à ses principes néfastes, je saurailes combattre habilement par le salon de ma tante. » Celle-ciaimait beaucoup Véra, qui lui rendait la pareille.

Mais un événement d’une portée aussiextraordinaire que la main de Gulliver au pays de Lilliput,brouilla en un clin d’œil mon petit stratagème.

Une confusion inouïe s’éleva soudain parmi lesdemoiselles. Toutes avaient abandonné la danse pour courir auxfenêtres en criant :

– Un carrosse à l’entréed’honneur !

Le portail central, toujours fermé, nes’ouvrait que pour la famille du tsar. Les surveillantes, rougesd’émoi, emmenèrent les plus jolies élèves qui revinrent peu après,en habits et perruques de marquis et de marquises, préparés à ceteffet. Les autres pensionnaires se mirent en demi-cercle pourdissimuler leurs camarades en costumes du temps de Catherine II.Quand l’empereur parut avec la directrice toutes plongèrent dansune profonde révérence, au son d’une musique solennelle. Puisl’orchestre joua un menuet. Marquis et marquises surgirent de leurembuscade et, groupés en colonne, se dirigèrent vers lesouverain.

Alexandre II portait l’uniforme des hussards.Superbe en traîneau ou à cheval, pendant les parades, tel que lespeintres aimaient à le représenter, il perdait de son effet sansl’entourage militaire. Il faisait bien comme partie intégrante d’untableau d’ensemble, ressortant au milieu des troupes par sa grandetaille, un torse athlétique hérité de son père et un maintienroyal. Mais parmi la jeunesse en fleur, où le monumental cède laplace au charme de l’intimité, il n’était qu’imposant. Son visagefané avait un teint jaune, et ses yeux, en désaccord avec lesourire admiratif et l’agréable parler grasseyant, demeuraientternes et sans vie.

Une très belle pensionnaire lui récita uncompliment ; puis, comme il l’invitait à prendre place à soncôté, elle s’assit dans le fauteuil, les joues empourprées. Le tsarfit signe à l’orchestre, et le bal continua. L’empereur s’en allabientôt, escorté de son aide de camp, prendre le thé auxappartements de la directrice. Durant une pause entre les danses,alors que Mikhaïl et moi escortions Véra, comme des pages, dans uncoin pittoresque où on dégustait du sirop et des bonbons parmi lesficus, les jacinthes et les palmiers, Kitty Taroutina, une amie deVéra, nous rejoignit avec son cavalier, un étudiant en droit.

Cette joyeuse petite blonde au nez retroussénous proposa :

– Voulez-vous faire un voyage au lac deCôme ?

Véra et moi savions ce que cela voulaitdire ; nous acceptâmes en riant, après avoir initiéMikhaïl : l’une des surveillantes, jeune Italienne aimée detoutes les pensionnaires, n’avait pas la pruderie des autrespionnes ; elle permettait volontiers aux demoiselles de voirdans sa chambre leurs frères et cousins. Juvénile et gaie, ellefavorisait les espiègleries de la jeunesse, mais pour qu’elle n’eûtpoint à pâtir en cas de dénonciation, il était convenu de ne jamaisfermer la porte à clef. Si le contrôle survenait, les coupablesprises en flagrant délit devaient dire qu’elles étaient venues àson insu.

Abrités derrière les jupes d’une douzaine decompagnes de Kitty, très friandes d’escapades, nous nous glissâmeshors de la salle, sans être vus de l’œil sévère de l’inspectrice.Nous nous dirigeâmes par d’interminables corridors vers la chambrede l’Italienne, où il y avait au mur un grand paysage du lac deCôme qui avait donné son nom au complot.

– Vous savez, Zemfira s’est éclipsée dèsle départ de l’empereur ! Elle est folle de lui, ditl’étudiant de Kitty à propos de la pensionnaire qui avait récité lecompliment. Le type oriental de cette jeune fille l’avait faitsurnommer Zemfira.

– La préférence que lui accordel’empereur saute aux yeux, mais elle ne sera tout de même jamaisdemoiselle d’honneur, dit Kitty dépitée. C’est une élèvemédiocre ; la directrice ne peut pas la sentir, elle luidonnera un mauvais certificat.

– L’empereur vient souvent vousvoir ? s’informa Mikhaïl.

Flattée par l’attention de ce bel aspirantresté grave jusque-là, Kitty fut encore plus volubile pour raconterles visites imprévues du souverain adoré.

– Il arrive en général le soir, auxheures où les grandes ont leur leçon de danse. Le tsar vientparfois au réfectoire, où il se met à table pour prendre le théavec nous dans un simple gobelet. Bien sûr, nous brisons ensuite cegobelet et nous partageons les morceaux. Il y en a qui les portentsur leur sein dans un sachet, et une fille a même avalé lesien.

– Cette demoiselle doit être parente desautruches, railla Mikhaïl.

– Oh non, elle a un nom très russe !répliqua la naïve Kitty, et tandis que tout le monde riait, ellecontinua son gazouillis qui devait joliment agacer Mikhaïl, à enjuger par ses sourcils froncés. Mais elle n’en éprouvait nulembarras :

– Pendant le dîner, l’empereur fait letour des tables, pour contenter tout le monde. Depuis quelquetemps, d’ailleurs, il va surtout chez les grandes et s’assied àcôté de Zemfira qu’on place exprès au bout… Et l’année dernière, aucarême, l’empereur a assisté à nos vêpres et il a fait lesgénuflexions avec nous.

– Pas mal, comme préparatifs auxréformes ! commença Mikhaïl d’un ton si persifleur, que Kittyen resta court et l’étudiant en droit le toisa avec un étonnementglacial.

Véra, le visage en feu, sut néanmoins sauverla situation.

– Dépêchons-nous, sinon la place seraprise, s’écria-t-elle, et saisissant Mikhaïl et moi par la main,elle nous entraîna bien vite à travers les interminables corridorsqui se croisaient et s’enchevêtraient comme un labyrinthe. Kitty etl’étudiant nous suivaient en courant.

Voici la chambre de l’Italienne. La porteétait fermée, mais quand nous la tirâmes elle s’ouvrit. Entendantdes voix tout près, derrière le coin, nous entrâmes en hâte sur lapointe des pieds. Telle une troupe d’oiseaux qui connaissent lecoup de fusil du chasseur, nous nous assîmes, avec circonspectionsur le bord d’un large divan, prêts à nous envoler ou à nous cacherau besoin.

Le danger pouvait nous menacer de la chambrevoisine qui appartenait à la même surveillante, mais communiquaitpar un petit couloir avec celle de l’inspectrice. Celle-ci, sous lemasque d’une protection amicale, avait coutume d’entrer àl’improviste pour contrôler la belle et frivole Italienne. Kitty sefaufila comme une souris dans le couloir, et s’étant assurée quel’inspectrice n’était pas chez elle, revint nous dire que nousétions en sécurité.

Soudain, des voix nous parvinrent de l’autrepièce fermée de l’intérieur : une voix de femme qui pleurait,une voix d’homme qui consolait. On parlait en français.

– Si je me suis échappé à grand-peine dechez madame la directrice, ce n’est pourtant pas pour me noyer dansvos larmes, adorable Zemfira. Quant à votre père, croyez bien quemes tendres sentiments à votre égard bénéficient depuis longtempsde sa sanction paternelle, et sa joie de vous voir demoiselled’honneur…

Nous ne pouvions ne pas reconnaître cette voixqui gardait dans le bredouillage amoureux le grasseyementparticulier entendu si souvent dans les discours officiels.

– Alors, n’est-ce pas, nous auronsbientôt une entrevue décisive ? Je ne suis point hostile à lamythologie, et tel ce polisson de Jupiter…

Un rire un peu contraint, un bruit de baisers…Nous avions sursauté, effarés de notre indiscrétion involontaire,et nous nous précipitions vers la sortie, lorsque Mikhaïl, levisage altéré, fit un pas vers la porte de la pièce voisine.

– Tu vas te perdre, chuchotai-je en luipressant la main. L’empereur peut sortir par là.

– Je ne lui permettrai pas de la perdre,elle…

Ses yeux brillaient d’un éclat si sauvage,qu’ils semblaient capables de blesser par leur seul regard.

Je me sauvai dans le corridor et n’y trouvaiplus l’étudiant ni Kitty. Seule Véra se tenait dans une nicheprofonde, blanche comme un spectre. Je m’approchai d’elle et luipris doucement la main.

Je me demandais pourquoi la porte del’Italienne n’était pas gardée, mais deux silhouettes au fond ducorridor me déchiffrèrent l’énigme : la jeune surveillante etl’aide de camp, tout à leur propre flirt, avaient quitté leur postesans s’en apercevoir.

L’empereur, en sortant sans doute de chez ladirectrice pour remonter dans la salle, était entré dans la chambrecontiguë au «lac de Côme», où Zemfira l’attendait pour desexplications.

Les minutes semblaient des heures. La portefermée s’ouvrit subitement. La voix sourde de Mikhaïl dit aussitôt,haletante d’émotion :

– C’est… dégoûtant !

Nous retenions notre souffle. J’attendais uncoup de feu, je ne sais pourquoi. Mais personne ne tira.

L’empereur sortit du pas pressé d’un fuyard,la tête rentrée dans les épaules, comme s’il ne voulait pas êtrereconnu. En un clin d’œil, il avait tourné le coin. L’aide de campet l’Italienne accoururent, terrifiés.

– Son frère était là ? demanda letsar en colère, sans doute au souvenir de la vilaine histoire deChévitch.

– Elle n’a pas de frère, Votre Majesté,dit l’Italienne, pâle comme un linge.

– Il ne devait y avoir personne…

Et le souverain irrité s’en alla, suivi de sonaide de camp, sans reparaître au bal. De ma cachette, je visl’Italienne s’élancer dans sa chambre à la recherche de l’intrus,mais Mikhaïl avait gagné le petit couloir par la porte opposée.Véra et moi descendîmes en courant vers la salle de danse.

Plus d’un demi-siècle après, en hiver 1918, jeme retrouvai un jour à Smolny. J’errais par la ville, malade etdésœuvré, cherchant un abri chez d’anciens amis et connaissances.Beaucoup d’entre eux étaient morts, d’autres avaient déménagé.

Entraîné par les attaches du passé et par mongoût d’artiste, je m’en allai jusqu’à Smolny où j’avais été au balavec Mikhaïl.

Comme jadis, le bâtiment était illuminé et unflot de monde s’y engouffrait. Mais ce n’était pas une file debeaux carrosses attelés de pur-sang aux riches harnais et conduitspar un cocher trônant telle une idole sur son siège, tandis que deslaquais se tenaient debout à l’arrière.

Une longue queue pénétrait par l’entréeprincipale réservée autrefois au tsar et gardée aujourd’hui par lessoldats rouges qui vérifiaient les laissez-passer.

Des automobiles, des motocyclettes, desblindés gris, tous pavoisés de drapeaux rouges, allaient etvenaient par la porte cochère, entre deux rangs de sentinelles. Ily avait des mitrailleuses partout. Les moteurs ronflaient, des genss’affairaient, la serviette sous le bras.

Les bonnets à poil rendaient les visagesfarouches. Beaucoup de capotes kaki ou grises, où les boutonscoupés et les pattes d’épaule décousues à la hâte laissaient destraces fraîches. Des paysans en bandes molletières et savatesd’écorce, avec des fusils munis de cordes en guise de courroies. Oncriait, on discutait. Quand deux civils sortirent du bâtiment et,grimpés sur une grande caisse, prononcèrent quelques mots, on neles laissa pas achever : l’Internationale, entonnéepar toute la foule qui emplissait la place, couvrit leursdiscours.

– Qu’est-ce qu’il y a ? demandai-jeà un homme armé de pied en cap et dont le jeune visage me paruttrès familier.

– Réunion extraordinaire du Soviet dePétrograd, grand-père, répondit-il volontiers ; et sautant àson tour sur la caisse, il s’adressa au public d’une voixtonnante :

– Camarades ! Le socialisme estdésormais le seul moyen pour le pays d’éviter la misère et leshorreurs de la guerre.

Un feu allumé par les soldats éclaira vivementl’orateur, et lorsque celui-ci fut redescendu, son allocutionterminée, je m’écriai :

– Mais je vous connais ! Et je disson nom.

Je connaissais bien son père et j’avais vu cegarçon, tout récemment encore, en uniforme de lycéen. Ses proposviolents contre la guerre, ses idées de gauche, qui me rappelaientMikhaïl, me l’avaient fait remarquer.

Il était maintenant un ardent communiste. Luiaussi me reconnut. Il me donna un peu d’argent et me recommanda àIvan Potapytch. Il partait pour le « front rouge » medit-il, et il devait tomber l’un des premiers au champ d’honneur.Je vis son nom dans les Izvestia que m’avait apportésGoretski. Nous honorâmes ensemble la mémoire de ce brave, et à lamême occasion celle de son père et de son aïeul, morts aussi enhéros, mais sur d’autres fronts.

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