Vêtus de pierre

Chapitre 2Le salon de ma tante

 

La bibliothèque de ma tante, lacomtesse Kouchina, où avaient lieu les causeries du dimanche,attestait sa passion des sciences occultes.

Cette pièce aurait pu servir de décor auxprédications du comte de Saint-Germain et aux débuts deCagliostro.

Au-dessus du canapé d’angle tendu de velours,s’alignaient dans des cadres bizarres des tableaux symbolisant,paraît-il, les neuf cercles infernaux de Dante. Ma tante classaitle grand poète italien parmi les adeptes de la société secrète dontelle faisait partie dès son jeune âge, à en croire ses allusions.C’est pourquoi, montrant sur le mur d’en face, un diagramme dû à samain et peut-être à sa fantaisie, elle aimait à dire :

– Mon inspiration est absolument pareilleà celle de Dante, et s’il ne l’avait pas reconnu, il ne me l’auraitcertes pas confirmé par trois coups de pied de table.

La mode était alors aux tables tournantes et àla communion avec les esprits, qui passionnait non seulement lesexaltés dans le genre du poète Tioutchev, mais aussi des gens plussérieux.

Le diagramme de ma tante qu’elle appelait le« système ptolémaïque appliqué à l’empire de Russie »tenait toute la largeur du mur et ressemblait de loin à une ciblede tir en plein air.

Sur un fond de satin azur, censé figurer lavoûte céleste, il y avait un grand cercle blanc qui en renfermaitplusieurs autres, concentriques. Tous étaient cousus par ma tantesur le disque bleu clair. Je me rappelle que le cercle jaune,inclus dans le blanc – la divinité – représentait l’autocratie, etque le cercle de la noblesse, vert gazon, couleur d’espérance, encontenait un noir, celui du laboureur. Ils étaient en belle étoffe,bordés d’un magnifique point de chaînette, et s’emboîtaient les unsdans les autres comme des œufs de Pâques. Cela flattait l’œil etparlait à l’imagination.

Promenant sur le diagramme sa petite mainbaguée, ma tante raisonnait quelque visiteur qui se prononçait pourl’affranchissement immédiat des paysans.

– Alors, mon cher, disait-elle, tuvoudrais détruire l’harmonie de la sphère russe ? Dès que tuarracheras un des cercles, ils tomberont tous. Le point dechaînette, c’est une suite de mailles qui tiennent les unes auxautres : il faut le garder intact, car si on y touche il sedéfait jusqu’au bout.

Ma tante recevait dans sa bibliothèquel’écrivain Dostoïevski. Personne, à l’époque, ne le considéraitcomme un maître, et si, pour évaluer la renommée, on applique audomaine des lettres la hiérarchie militaire, qui m’est plusaccoutumée, je ne crois pas mentir en disant que son grade nedevait pas dépasser celui de commandant. Grigorovitch, comparé àlui, était lieutenant colonel, et Ivan Tourguénev – général, commel’avait décrété une fois pour toutes ma bonne tante.

Ses soirées comprenaient d’ordinaire deuxparties. La première, où l’on causait, avait pour cadre labibliothèque et se terminait par un thé léger. La deuxièmeconsistait en un souper servi dans la salle à manger, pour les amiset la famille.

La bibliothèque s’ouvrait aux gens de toutecondition, tandis que le souper était strictement réservé auxintimes.

Les hôtes de la bibliothèque savaient d’avancequ’ils n’avaient droit qu’au thé, après lequel ils prenaient congéde la maîtresse de maison.

Ayant invité Mikhaïl à mes risques et périls,je le priai en chemin de modérer l’expression de ses opinions ou,encore mieux, de les garder pour lui.

– Sois tranquille, répondit-il, un futurhomme public doit aussi apprendre à observer.

Nous nous étions mis à nous tutoyer dès lelendemain de notre conversation au sujet du PrinceSérébrianny. Comme d’un commun accord, nous évitions lescontroverses politiques, par crainte instinctive de rompre cesattaches sentimentales, indépendantes de la volonté humaine, qui,pour des raisons inconnues de la science, lient parfois d’amour oud’amitié des individus très différents.

Ces entrecroisements d’existences humaines neseraient-ils pas régis par les horoscopes personnels, pour quechacun subisse toutes les épreuves qui lui sont prédestinées ?La suite des événements devait confirmer cette hypothèse.

Nous entrâmes dans la bibliothèque. Mikhaïlbaisa avec un respect affecté la main de ma tante qui lui dit avecbienveillance, en le tutoyant selon son habitude :

– Ah, tu es l’ami de Sérioja ! Trèsbien, tu n’as qu’à nous écouter, nous, les vieux, cela teprofitera. Je pense que vous êtes encore d’âge à prendre desleçons.

Ma tante, dont le visage aux yeux vifss’encadrait de boucles blanches, portait toujours une robe de soienoire, à col de dentelles précieuses. Des bagues à chatonsprétendus magiques ornaient ses doigts fins. Cette tenue immuable,jointe à son originalité de manière, la distinguait des dames deson milieu qui suivaient aveuglément la mode, et lui prêtait uncharme énigmatique.

Ce jour-là, à part le père de Véra, ÉrastePétrovitch Lagoutine, vieillard de belle prestance, il n’y avait àla bibliothèque que des visages nouveaux, des élégantes, beaucoupde militaires et quelques jeunes pédants à face blême dontPouchkine a dit si spirituellement : Dès qu’on les touche dudoigt, leur omniscience jaillit, ils savent tout, ils ont toutlu.

À notre entrée, ces jeunes gens assaillaient àtour de rôle, tels des lévriers encore mal dressés pour la chasse,un homme de grande taille, entre deux âges, adossé à la fenêtre. Illeur répondait avec une irritation qui me surprit, et en termesnullement appropriés aux causeries mondaines.

– C’est Dostoïevski ! me chuchota matante, avec un orgueil mêlé d’indulgence pour cet homme quiignorait les usages du monde.

– Oui, je l’ai écrit dans mon article etje ne me lasserai pas de le répéter : ayons foi dans la nationrusse, phénomène exceptionnel de l’humanité ! s’écriaDostoïevski.

Il avait fortement appuyé sur les derniersmots, comme pour les incruster à jamais dans le crâne de sesauditeurs. Je m’aperçus que beaucoup d’entre eux en furentchoqués : toute accentuation, aux yeux des mondains, est signede mauvais goût ; or lui, il semblait accentué des pieds à latête, avec ses gestes gauches, sa voix sourde et trop expressive.Bref, il n’avait pas l’ombre de cette amabilité prodigue, parlaquelle une personne qui ne vous a rendu aucun service, saitmériter à jamais votre reconnaissance.

– Vous dites, monsieur ? Nous, lesRusses, nous sommes un phénomène dans l’histoire del’humanité ? éclata soudain un petit vieux correct, d’allurestrès européennes. Vraiment ? Même en tenant compte du fait quenous sommes à peine entrés dans la famille des peuples civilisés,et encore par contrainte, sous la trique du tsar Pierre ?

– À propos, interrompit un autrevieillard, ancien adorateur de ma tante. Habile timonier desréunions mondaines, il avait hâte de détourner la conversation desécueils pointus, pour l’amener dans un chenal tranquille. À propos,qui de vous se rappelle, mesdames et messieurs, comment Pogodine atué raide une certaine Muse slavophile qui blâmait, à motscouverts, cette trique du tsar Pierre ?

Et les jeunes pédants de citer à qui mieuxmieux la phrase de Pogodine : « Si salée, si épaisse quesoit la bouillie cuisinée par Pierre Ier » commençal’un, et l’autre acheva aussitôt, comme s’il saisissait un plat auvol : « mais nous avons au moins de quoi manger, de quoivivre».

La situation était sauvée ; le salonn’avait pas perdu son caractère léger, et on ne serait plus revenuaux matières pesantes, dans le goût des professeurs de collège,n’eût été l’étourderie de ma cousine.

– Pourquoi accordez-vous aux Russes cettepréférence sur les Anglais et les Français, dit-elle en braquantsur Dostoïevski son face à main d’écaille.

Il commença par répondre sur un tonbadin :

– L’Anglais, madame, se refuse à voirjusqu’ici le moindre bon sens chez le Français, et inversement.L’un et l’autre ne voient au monde que soi-même, et ils considèrentles autres peuples comme un obstacle à leurs desseins…

Mais l’instant d’après, Dostoïevski avaitoublié la dame et le salon. Emporté par le torrent de ses idées, ilbalaya d’un coup la digue des convenances. Négligeant deproportionner l’éclat de sa voix aux dimensions de la pièce, il selança dans une violente polémique, comme du haut d’une tribune.

– Tous les Européens sont ainsi. L’idéede l’humanité s’efface de plus en plus entre eux. Voilà pourquoiils ne comprennent nullement les Russes et traitentd’impersonnalité le plus beau trait de notre caractère :l’universalité. Maintenant que le lien religieux qui unissait lespeuples faiblit de jour en jour, maintenant surtout il faut…

À ce moment il se produisit une choseextraordinaire pour les mœurs de salon.

Mikhaïl qui fixait l’orateur de ses yeuxardents, oublia sa promesse et l’endroit où il se trouvait. Ils’avança tout à coup au milieu de la pièce, et ne se maîtrisantplus, cria :

– Si le lien qui unissait les peuplesd’Europe se relâche, il faut le remplacer par un autre : lesocialisme !

Ce fut un coup de foudre. Les dames poussèrentun cri, les jeunes pédants se parlèrent à l’oreille, ma tante seleva, courroucée. Dostoïevski, le visage légèrement pâli, jeta àMikhaïl un regard intéressé :

– Notre discussion sera longue, dit-il.Passez chez moi un de ces jours.

J’ignore quel eût été le dénouement de cetteintervention franc-maçonnique de Mikhaïl, si un incident d’un toutautre ordre n’était venu faire diversion. Un domestique quiapportait à ma tante un plateau chargé d’une énorme bouilloireanglaise, perdit pied, et il aurait échaudé Lagoutine, assis àproximité, si Mikhaïl n’avait bondi pour protéger le vieillard. Ilreçut l’eau bouillante sur sa main droite qui devint aussitôtpourpre.

Les dames s’effarèrent, ma tante apporta unonguent et des bandes ; retroussant impérieusement la manchede Mikhaïl, elle le pansa.

Il faut que je signale ici un petit détail quidevait jouer par la suite un grand rôle : Mikhaïl avaitau-dessus du poignet une envie en forme d’araignée. Les pattesfines semblaient tracées à l’encre sur la peau blanche. Cette tacherésultait d’une frayeur que sa mère avait eue quand elle étaitenceinte de lui.

Une demoiselle charitable – je revois la scènecomme si c’était aujourd’hui – lâcha un petit cri et voulu chasserl’insecte avec son mouchoir de dentelle ; Mikhaïl rit de boncœur et expliqua l’origine de cette curiosité.

Les autres témoignaient leur compassion à lavictime, plaisantaient d’araignée et la demoiselle. Mikhaïlrépliquait sur le même ton et demandait grâce à ma tante pour ledomestique maladroit.

C’est ainsi que dans la société mondaine unecirconstance insignifiante change du tout au tout l’impressionproduite par une personne. Mikhaïl qui tout à l’heure semblaitsuspect et antipathique à la compagnie, devint soudain l’objetd’une attention aimable.

– Jeune homme, lui dit le vieux Lagoutineen prisant dans sa tabatière avec la grâce aristocratique propreaux gens d’autrefois, vous m’avez sauvé plus que la vie. Vousm’avez épargné l’horreur d’être ridicule. Je dois me présenteraujourd’hui à un raout au palais Mikhaïlovski, et si j’avais eu uneampoule à mon crâne chauve, j’aurais été contraint de garder lachambre, coiffé d’un fichu à la boulangère. Dostoïevski prit congéde l’assistance et prononça d’un ton significatif, en passant prèsde Mikhaïl :

– Alors, je vous attends chez moi pourcontinuer l’entretien.

Mikhaïl s’inclina en silence.

La gaieté régnait au salon : les beauxesprits calculaient la trajectoire éventuelle de la bouilloire etprésumaient humoristiquement dans quelle partie de son corps chacunaurait pâti, sans l’intervention courageuse de Mikhaïl.

Comme il se retirait, ma tante luidit :

– Reviens la prochaine fois avec Serguéi.Tu as bec et ongles, mon ami, mais c’est toujours mieux que lamollesse de nos savants freluquets. Enfin, avec le temps on tel’émoussera, ton bec. Tu es de l’école de Kiev, m’a ditSerguéi ; je sais d’où te viennent ces extravagances…

Elle faisait allusion à deux célèbresprofesseurs de Kiev, aux idées les plus subversives, dont l’unétait parent de Herzen.

À ma joie, Mikhaïl baisa de nouveau la main dema tante, sans répliquer.

Je dois signaler ici un autre détailimportant : parmi les invités il y avait une personne pour quila main échaudée de Mikhaïl n’effaça ni n’adoucit nullement l’effetde sa phrase téméraire au sujet du socialisme. C’était le comtePiotr Andréévitch Chouvalov, jeune et brillant général, chef duIIIebureau, bel homme dont le visage aristocratiqueavait la blanche immobilité d’un marbre. Rien de superflu dans sesgestes impeccables, dénotant l’énergie et une parfaite maîtrise desoi-même.

Chouvalov nous suivit dans le vestibule. Levieux laquais de ma tante lui mit adroitement sa capote sur lesépaules.

Tout en la boutonnant, Chouvalov dit, sonregard aigu planté dans les yeux noirs de Mikhaïl :

– Jeune homme ! J’ai un conseild’ami à vous donner : prenez garde, la hâte ne mène pastoujours à bon port. Rappelez-vous aussi cet aphorisme de KouzmaProutkov : « La pondération est un ressort de toutesécurité dans le mécanisme de la vie sociale ».

Mikhaïl répliqua non sans malice, endécouvrant ses dents blanches :

– Il existe un autre aphorisme de KouzmaProutkov qui vous concerne, votre excellence : « Ne rasezpas tout ce qui pousse ».

Chouvalov arbora un charmant sourire depolitesse, pour souligner que dans une maison privée il n’était pasun chef, et dit à Mikhaïl d’un ton suggestif :

– Au revoir ! Je suis sûr que nousnous reverrons un jour.

Ah, combien tragique fut le procheaccomplissement de cette prédiction !

Sur le chemin du retour, je dis àMikhaïl :

– Sois prudent avec lui : il dirigele IIIe Bureau et c’est un arriviste féroce qui auravite fait de te mettre dedans.

– Je m’en moque ! s’écria Mikhaïl,et baissant la voix, il dit avec une conviction profonde que jen’oublierai de ma vie : Crois-moi, Serguéi, je suis sûr depérir, comme Ryléev, mais mon exemple servira aux autres. Car,ainsi que l’a affirmé ce héros poète, toute la force et toutl’honneur de la révolution tiennent dans ces mots : « Quechacun ose ! »

Mon tempérament flegmatique et la certitudeque la main de la providence nous conduit tous par des cheminsinconnus, m’empêchèrent d’opposer à Mikhaïl les principes biendifférents qu’on cultivait dans notre maison. Au surplus, aprèsl’allusion de ma tante aux tendances pernicieuses des professeursde Kiev, j’avais compris que l’athéisme et l’esprit révolutionnairede Mikhaïl n’étaient point l’effet d’une nature corrompue, mais lerésultat d’influences étrangères.

Désireux de conserver son amitié, je résolusde ne le contredire qu’à la dernière extrémité et de l’emmener leplus souvent possible chez ma tante, où il rencontrerait despersonnalités qui voulaient le bien de la patrie à l’égal demessieurs Ogarev et Herzen, mais le concevaient tout autrement.

Hélas, que mes espoirs étaient naïfs !Mikhaïl refusa net de fréquenter le salon de ma tante, en déclarantd’un ton maussade : «Un bon chasseur ne va jamais deux foisdans le même marécage ». Du reste, il me témoignait depuisquelque temps une tendresse particulière qui m’offensait ;j’étais pour lui une sorte de jouet qui le distrayait de sessombres pensées ; avec moi il aimait lutter, gambader, jouer àsaute-mouton. Il avait des accès de gaieté turbulente, parfois desentimentalité ; il m’appelait berger à la Watteau et meproposait de lire du Schiller ensemble. C’est alors que, charméspar l’amitié du marquis de Posa et de don Carlos, nous plantâmesnos arbrisseaux dans le jardin de l’école.

Comme je devais bientôt le constater, moi seulprêtais un sens profond à notre bonne entente. Quant à Mikhaïl, dèscette époque les sentiments les plus sacrés n’étaient à ses yeuxqu’un moyen pour exécuter son projet criminel.

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