À L’HÔTEL BERTRAM d’ Agatha Christie

— Je les ai. Tout est en ordre. Balance… capital payé… directeurs, etc., etc. Ça ne veut rien dire du tout ! Ces trucs financiers sont tous les mêmes. Un nœud de vipères… qui s’avalent les unes les autres. Compagnies et sociétés, de quoi vous donner le vertige !

— Allons, Father, vous exagérez. C’est seulement une politique que suivent les gens de la City, pour échapper aux impôts…

— Ce que je veux, c’est le bon tuyau. Si vous voulez m’en accorder l’autorisation, Sir, j’aimerais aller rendre visite à quelque gros manitou.

— Qui, exactement ?

Father donna un nom.

Son chef parut ennuyé.

— Je ne sais pas si c’est possible. Il nous est probablement très difficile de l’approcher.

— Ça vaut la peine d’essayer.

Les deux hommes se regardèrent un moment en silence. Father demeurait placide et patient. Sir Graves céda.

— Vous êtes un vieux têtu, Fred. Employez donc votre méthode. Allez chatouiller les grosses têtes qui dirigent les finances internationales.

— Celui-là saura, croyez-moi. Et s’il ne sait pas, il pourra le découvrir en pressant simplement un bouton posé sur son bureau.

— Je doute qu’il soit content de vous recevoir.

— Probablement pas. Mais cela ne prendra pas beaucoup de son temps. Seulement, pour arriver jusqu’à lui, il faut que je sois aidé.

— Vous êtes vraiment sérieux au sujet de cet hôtel Bertram, n’est-ce pas ? Mais sur quoi vous basez-vous ? Il est bien tenu, a une bonne clientèle, aucun ennui avec les heures de fermeture des bars…

— Je sais, je sais. Pas de boissons alcoolisées, pas de drogues, pas de jeux clandestins, pas de cachette pour un criminel. Pur comme la neige qui tombe. Cependant, un respectable chanoine est aperçu quittant l’endroit à trois heures du matin d’une manière assez louche…

— Qui a vu cela ?

— Une vieille lady.

— Comment a-t-elle fait pour le surprendre ? Pourquoi n’était-elle pas au lit en train de dormir ?

— Les vieilles ladies sont ainsi, Sir.

— Vous ne faites pas allusion à, comment s’appelle-t-il, le chanoine Pennyfather ?

— Si, sa disparition a été signalée et Campbell a commencé une enquête.

— Curieuse coïncidence… son nom vient juste d’être cité à propos du vol dans le train courrier, à Bedhampton.

— Vraiment ? Et de quelle manière, Sir ?

— Une autre vieille lady… Lorsque le train s’arrêta au signal qui avait été arrangé, un bon nombre de passagers se réveillèrent et sortirent dans les couloirs. Cette femme, qui habite Chadminster et connaît le chanoine de vue, raconta qu’elle l’avait aperçu grimpant dans le train. Elle pensa qu’il était allé sur la voie pour se rendre compte de ce qu’il se passait, et qu’il s’apprêtait juste à remonter dans son compartiment. Nous avons trouvé le fait intéressant, surtout lorsque la disparition de cet ecclésiastique nous fut révélée quelques jours plus tard.

— Voyons… le train a été arrêté à cinq heures trente du matin. Le chanoine Pennyfather a quitté le Bertram peu après trois heures. Oui, ce serait possible. Si on le conduisait jusqu’au train… disons-dans une voiture de course… ?

— Nous en revenons donc à Ladislas Malinowski !

Sir Ronald Graves regarda ses crayonnages sur son buvard et remarqua pensivement :

— Quel bouledogue vous êtes, Fred !

Une demi-heure plus tard, le chef inspecteur Davy pénétrait dans un bureau silencieux et d’apparence plutôt pauvre.

L’homme, assis derrière sa table de travail, se leva et tendit la main.

— Chef inspecteur Davy ? Asseyez-vous, je vous prie. Voulez-vous un cigare ?

Davy refusa.

— Veuillez m’excuser de vous faire perdre votre temps si précieux.

Mr Robinson sourit. C’était un homme d’apparence lourde, mal habillé. Il avait un visage au teint jaune, l’œil sombre et triste, la bouche généreuse. Il souriait souvent, montrant ses dents blanches et égales. Son anglais était parfait bien qu’il fût étranger et Father se demanda, comme beaucoup d’autres, de quelle nationalité relevait Mr Robinson.

— Que puis-je pour vous, chef inspecteur ?

— J’aimerais savoir qui est le propriétaire de l’hôtel Bertram, Monsieur.

— L’hôtel Bertram ? Il se trouve dans Pond Street, je crois, derrière Piccadilly ?

— C’est bien cela, Sir.

— J’y suis descendu, à l’occasion. Un endroit très calme. Bien dirigé.

— Oui, particulièrement bien dirigé.

— Et vous voulez savoir à qui il appartient ? Ce doit être facile à découvrir.

Son sourire masquait une légère ironie.

— Par les moyens courants ? Oh ! oui.

Father sortit de sa poche un morceau de papier sur lequel il lut trois ou quatre noms et adresses.

— Je vois que vos hommes ont fait du bon travail. Intéressant. Et vous venez à moi, pourquoi ?

— Si quelqu’un peut savoir, ce doit être vous, Sir.

— En fait, je l’ignore. Mais il est vrai que j’ai des moyens pour obtenir des informations. On a… (Il haussa ses lourdes épaules.) On a des contacts.

— Bien sûr, Sir.

Le visage de Father ne refléta aucune expression.

Mr Robinson le regarda, puis empoigna le combiné du téléphone posé devant lui.

— Sonia ? Mettez-moi en rapport avec Carlos. (Il attendit une minute ou deux, puis parla à nouveau.) Carlos ?

Il prononça rapidement une demi-douzaine de phrases en une langue étrangère que Father ne connaissait pas.

Father pouvait s’exprimer en un bon français britannique. Il possédait quelques notions d’italien et d’allemand. Il reconnaissait le son de l’espagnol, du russe et de l’arabe. Cette langue n’était aucune d’entre elles. Peut-être du turc, du persan ou de l’arménien.

Mr Robinson replaça le combiné.

— Nous ne devrions pas attendre longtemps. Vous savez que je me suis souvent posé la question au sujet de l’hôtel Bertram. On se demande comment il arrive à marcher, financièrement. Vous en avez une idée ?

— Pas encore. Mais j’ai l’intention de le découvrir.

— Il y a plusieurs possibilités. C’est comme pour la musique. Il n’y a qu’un certain nombre de notes sur l’octave et, malgré tout, tant de moyens différents de s’en servir.

La sonnerie du téléphone résonna. Mr Robinson prit le combiné et dit :

— Carlos ? Vous avez été très rapide. Oui… oui… Je vois… Ah ! Amsterdam ? Épelez, voulez-vous ? Parfait.

Il raccrocha, inscrivit un nom sur une feuille de papier qu’il tendit au policier.

— Wilhelm Hoffman, lut Father à haute voix.

— Nationalité suisse, bien que je ne pense pas qu’il soit né en Suisse. Il jouit d’une grande influence dans le trafic bancaire et, quoiqu’il reste dans le droit chemin, il s’est trouvé impliqué dans plusieurs affaires assez douteuses. Il opère exclusivement sur le Continent, pas dans ce pays.

— Ah ?

— Mais il a un frère. Robert Hoffman qui vit à Londres et est diamantaire… une maison des plus respectables. Sa femme est hollandaise. Il a aussi des bureaux à Amsterdam… Vous avez peut-être entendu parler de lui à Scotland Yard ? Comme je vous le disais, il s’occupe surtout de diamants, mais c’est un homme très riche. Il possède pas mal de propriétés qui ne sont pas toutes à son nom. Il est dans nombre d’entreprises. Son frère et lui sont les vrais propriétaires du Bertram.

— Je vous remercie, Sir. (Father se leva.) Je n’ai pas besoin de vous dire à quel point je vous suis reconnaissant. C’est merveilleux, ajouta-t-il, montrant un enthousiasme inhabituel.

— C’est là une de mes spécialités : l’information. J’aime bien savoir. C’est pour cela que vous êtes venu me voir, n’est-ce pas ?

— Nous avons entendu parler de vous. Le Home Office, Service spécial et tout le reste. (Il ajouta presque avec naïveté 🙂 Il m’a fallu un peu de nerfs pour oser vous approcher.

Mr Robinson sourit.

— Je vous trouve une personnalité intéressante, chef inspecteur. Je vous souhaite le succès pour ce que vous êtes en train d’entreprendre.

— Merci, Sir. À propos, ces deux frères, diriez-vous que ce sont des hommes violents ?

— Certainement pas. Ce serait tout à fait contraire à leur politique. Les frères Hoffman n’usent pas de brutalités en matière commerciale. Ils ont d’autres méthodes plus efficaces. Chaque année, ils deviennent de plus en plus riches. C’est ce que m’apprennent mes correspondants suisses.

— Un endroit bien utile, la Suisse.

— En effet. Que ferions-nous sans elle ? Nous autres, hommes d’affaires, lui en sommes très reconnaissants.

Le chef inspecteur se retira. En arrivant à son bureau, il trouva une note qui l’attendait :

Le chanoine Pennyfather est réapparu… En forme, bien que muet. Il a été apparemment renversé par une voiture à Milton St. John et souffre de contusions.

CHAPITRE XVIII

Le chanoine Pennyfather regarda alternativement le chef inspecteur Davy, l’inspecteur Campbell, et les deux policiers le regardaient aussi, attendant sa réponse. Le chanoine était de retour chez lui et assis dans son grand fauteuil. Un oreiller sous la nuque, les pieds sur un tabouret et une couverture sur les genoux, accusaient le caractère dramatique de son état.

— J’ai bien peur, assura-t-il poliment, de ne plus me souvenir de rien.

— Vous ne vous rappelez pas l’accident ? Le moment où la voiture vous a heurté ?

— Je crains que non.

— Alors, comment savez-vous qu’une voiture vous a renversé ? demanda vivement l’inspecteur Campbell.

— La femme qui s’occupait de moi… Comment s’appelait-elle donc ? Mrs Wheeling… me l’a appris.

— Comment le savait-elle elle-même ?

Le chanoine parut surpris.

— Mon Dieu ! mais, c’est vrai ! Elle ne pouvait pas le savoir ! Je pense qu’elle a… supposé ?

— Pourquoi vous trouviez-vous à Milton St. John ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Le nom même de cet endroit m’est tout à fait étranger.

L’exaspération de l’inspecteur montait rapidement, mais son chef s’interposa pour s’enquérir d’une voix aimable :

— Répétez-nous, s’il vous plaît, la dernière chose dont vous vous souvenez ?

Le chanoine se tourna vers lui avec soulagement. Le scepticisme de l’inspecteur l’avait mis mal à l’aise.

— Je devais me rendre à Lucerne pour assister à un congrès. J’ai pris un taxi afin de gagner l’aéroport… enfin, l’aérogare de Kensington.

— Oui. Et puis ?

— C’est tout. Je ne me rappelle rien d’autre. Après il y a eu l’armoire.

— Quelle armoire ? grogna Campbell.

— Elle ne se trouvait pas où elle aurait dû se trouver.

L’inspecteur Campbell fut tenté d’approfondir cette question « armoire », mais Davy coupa :

— Vous souvenez-vous d’être arrivé à l’aéroport, Monsieur ?

— Il me semble, répondit le chanoine avec l’air de quelqu’un qui n’est pas certain du tout de ce qu’il avance.

— Et vous avez pris l’avion pour Lucerne ?

— L’ai-je pris ? Je suis incapable de vous l’assurer.

— Croyez-vous être retourné à l’hôtel Bertram ce soir-là ?

— Ma foi…

— Vous vous rappelez l’hôtel Bertram ?

— Évidemment ! J’y descends toujours. Très confortable. J’avais réservé ma chambre pour plusieurs jours.

— Vous souvenez-vous d’avoir voyagé dans un train ?

— Un train ? Non.

— Il y a eu un hold-up dans ce train. Mr le chanoine Pennyfather, je suis sûr que vous ne l’ignorez pas.

— Je devrais être au courant, n’est-ce pas ? Et pourtant… non.

Il sourit aux deux policiers comme pour s’excuser.

— Si je vous ai bien compris, vous ne vous souvenez de rien depuis le moment où vous vous rendiez en taxi à l’aérogare et celui où vous vous êtes réveillé dans la maison de Mrs Wheeling, à Milton St. John ?

— Ce n’est pas extraordinaire. Il en est toujours ainsi dans les cas de choc sur la tête, je crois ?

— Qu’avez-vous pensé qu’il vous était arrivé, lorsque vous vous êtes réveillé ?

— Je souffrais d’une telle migraine que je ne pouvais pas réfléchir. Ensuite, naturellement, je me suis demandé où je me trouvais. Mrs Wheeling me l’a expliqué et m’a apporté un bol de soupe. Elle m’appelait « mon chou » et « très cher » et « mon mignon », précisa-t-il avec confusion. Mais elle était très gentille, vraiment très gentille.

— Elle aurait dû signaler l’accident à la police. Vous auriez pu être ainsi conduit à l’hôpital et soigné correctement.

— Elle s’est parfaitement occupée de moi. Et j’ai entendu dire qu’en cas de traumatisme crânien, il n’y a pas grand-chose à tenter sinon garder le patient au calme.

— S’il vous arrivait de vous souvenir de quelque chose… commença Campbell.

Le chanoine l’interrompit :

— J’ai l’impression d’avoir perdu quatre jours de ma vie. Très curieux. Vraiment très curieux. Je me demande où j’étais et ce que j’ai pu faire ? Le docteur affirme que la mémoire peut me revenir, comme il est possible qu’elle ne me revienne jamais. (Ses paupières battirent.) Veuillez m’excuser. Je crois que je suis un peu fatigué.

— Cela suffit ! appuya Mrs McCrae qui se tenait près de la porte, prête à intervenir, le cas échéant. Le docteur a recommandé de ne pas le tourmenter.

La gouvernante raccompagna les deux policiers et Father, qui marchait le dernier, entendit le chanoine murmurer quelque chose. Aussitôt, il se retourna :

— Qu’avez-vous dit ?

Mais les yeux du chanoine étaient à présent fermés.

— Que croyez-vous qu’il ait murmuré ? demanda Campbell alors que les policiers s’éloignaient de la maison.

— Je crois avoir compris « Les Murs de Jéricho ».

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— Cela me semble une allusion biblique.

— Avez-vous espoir que nous saurons un jour de quelle façon il est allé de Cromwell Road à Milton St. John ?

— Je crains qu’il ne nous soit jamais d’un grand secours, concéda Father.

— Cette femme qui déclara l’avoir vu dans le train, au moment du hold-up, a-t-elle raison ? Serait-il possible qu’il soit mêlé de quelque manière à cette affaire ? Cela semble impossible. Un vieux garçon si respectable ! On ne peut pas soupçonner un chanoine de la cathédrale de Chadminster, d’avoir pris part à un hold-up, quand même ?

— Non, et l’on ne saurait pas davantage imaginer Mr Justice Ludgrove participant au vol dans une banque.

Surpris, l’inspecteur jeta un coup d’œil sur le visage impassible de son chef.

L’expédition des deux policiers à Chadminster se termina par une courte et inutile visite au docteur Stokes qui s’était occupé du chanoine.

Le docteur Stokes se montra agressif, réticent et bourru.

— Je connais les Wheeling depuis assez longtemps. Ils se trouvent être mes voisins. Ils ont ramassé un vieillard sur la route sans savoir s’il était ivre mort ou malade. Ils m’ont demandé de venir le voir. Je leur ai appris qu’il n’était pas ivre… mais qu’il avait été victime d’un choc brutal.

— Et vous l’avez soigné ?

— Pas du tout ! Je ne l’ai absolument pas soigné ! Je ne suis pas docteur… Je l’étais autrefois, mais plus maintenant… J’ai dit aux Wheeling qu’ils devaient appeler la police. S’ils l’ont fait ou non, je n’en sais rien. Ce n’est pas mon affaire. Ils sont un peu stupides, ces Wheeling… Mais de braves gens…

— Il ne vous est pas venu à l’idée d’avertir la police, vous-même ?

— Non. Je ne suis plus docteur. Cela ne me regardait pas. Je leur ai seulement conseillé de ne pas lui laisser boire du whisky et de le garder au lit jusqu’à l’arrivée de la police.

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