À L’HÔTEL BERTRAM d’ Agatha Christie

CHAPITRE XXI

Le chef inspecteur se cala confortablement dans son fauteuil et contempla les deux femmes assises en face de lui. Il était plus de minuit. Les autorités policières étaient venues et reparties. On avait vu le médecin légiste, les spécialistes des empreintes. Une ambulance s’était chargée du corps de Michael Gorman. À présent, toute l’attention se concentrait sur cette pièce mise à la disposition de la police par l’hôtel Bertram. Le chef inspecteur Davy était installé d’un côté de la table. Bess Sedgwick et Elvira se tenaient de l’autre côté. Assis contre le mur, un policier prenait des notes. Le sergent-détective Wadell restait debout, près de la porte.

Father contempla pensivement les deux femmes, mère et fille. Superficiellement, elles se ressemblaient beaucoup. Il comprit pourquoi il avait confondu Elvira avec Bess, dans le brouillard. Mais à présent, il était plus surpris par le contraste qu’elles offraient que par leur ressemblance. Il avait l’impression de se trouver devant le négatif et le positif d’une même photo. Tout en Bess Sedgwick était positif. Sa vitalité, son énergie, son charme. Davy avait toujours admiré lady Sedgwick et plus particulièrement sa volonté indomptable. Elle avait eu un accident d’avion, plusieurs collisions au volant de ses voitures de course, fait deux mauvaises chutes de cheval, mais après chacune de ces aventures dangereuses, elle était réapparue aussi belle et pleine d’entrain. Une personnalité qu’on ne pouvait oublier.

Father reporta ses yeux sur la jeune fille. Tout de suite, le policier estima que chez Elvira Blake, la vie intérieure occupait le premier rang. Bess Sedgwick traversait l’existence en s’imposant. Elvira devait se soumettre et obéir mais derrière son gentil sourire, elle allait à sa guise et vous glissait entre les doigts. Cette espèce de perpétuelle absence devait être la défense, parce qu’on ne lui permettait jamais de s’extérioriser ou de s’imposer. Et, pourtant, ceux qui avaient la charge de veiller sur Elvira, ne pouvaient se douter de ce qu’elle pensait.

Que faisait Elvira, à se promener autour de l’hôtel Bertram, par cette soirée de brouillard ? Davy, qui s’apprêtait à lui poser la question, se reprit. Elle ne lui dirait presque certainement pas la vérité. Était-elle venue pour rencontrer sa mère ou pour la chercher ? Mais le chef inspecteur ne pouvait détacher sa pensée de la voiture de sport, rangée au coin de la rue… la voiture avec le numéro matricule FAN 2266. Ladislas Malinowski devait se tenir dans les parages puisque sa voiture y était.

— Eh bien ! demanda Father, s’adressant à la jeune fille sur un ton paternel, comment vous sentez-vous, à présent ?

— Bien.

— Bon. J’aimerais vous poser quelques questions, si vous pensez pouvoir y répondre. Vous devez comprendre que, dans les histoires criminelles, le temps est précieux. On vous a tiré dessus deux fois et un homme a été tué. Nous voulons le plus d’indications possible sur la personne qui a tiré.

— Tout est arrivé si vite… et dans le brouillard où l’on ne peut rien voir de précis. Je n’ai aucune idée de l’identité du meurtrier… et je ne saurais même pas vous indiquer à quoi il ressemblait.

— Vous nous avez déclaré que c’était la deuxième fois que quelqu’un essayait de vous tuer. Cela veut-il signifier que, par le passé, on a déjà essayé d’attenter à votre vie ?

— Ai-je dit cela ? Je ne m’en souviens pas.

Son regard fuyait et Davy sut qu’elle mentait.

— Vous l’avez dit, Miss.

— Je suppose que j’étais affolée et que j’ai raconté n’importe quoi.

— Ce n’est pas mon avis, Miss. Je suis persuadé que vous saviez très bien de quoi vous parliez.

— J’ai pu imaginer des choses…

Bess Sedgwick intervint calmement :

— Vous feriez mieux de tout lui confier, Elvira.

La jeune fille jeta un coup d’œil gêné à sa mère.

— Vous n’avez pas besoin d’être inquiète, la rassura Father. Nous n’ignorons pas, dans notre métier, que les jeunes filles ne racontent pas obligatoirement tout à leur mère ou à leurs tuteurs. Nous n’attachons pas grande importance à ces histoires, mais, dans le cas présent, il faut que nous sachions, car cela pourrait nous aider.

Bess Sedgwick demanda :

— Était-ce en Italie ?

— Oui.

— C’est là que vous vous trouviez, en pension, n’est-ce pas ? questionna Father.

— Oui. Chez la comtesse Martinelli. Nous étions environ une vingtaine de pensionnaires.

— Et vous pensez que quelqu’un a essayé de vous supprimer ? Comment cela est-il arrivé ?

— Un jour, une grosse boîte de chocolats est arrivée pour moi. Une carte l’accompagnait, écrite en un italien emphatique. Quelque chose comme A la signorina bellissima. Mon amie et moi en avons ri tout en nous interrogeant sur l’expéditeur.

— Le paquet avait-il été envoyé par la poste ?

— Non. Je l’ai trouvé dans ma chambre. Quelqu’un l’y a déposé pendant mon absence.

— Une domestique a dû se charger de la commission. Je suppose que vous n’avez pas mis la comtesse au courant ?

Un léger sourire se dessina sur les lèvres d’Elvira.

— Non. Certainement pas. Nous avons ouvert la boîte de chocolats, dont quelques-uns fourrés à la pistache, ma gourmandise favorite, et j’en ai mangé un ou deux. La nuit suivante, j’ai été très malade. Je ne pensais pas que cela venait des chocolats, mais peut-être de ce que j’avais pris au dîner.

— Quelqu’un d’autre a-t-il ressenti le même malaise ?

— Non. J’ai vraiment passé une très mauvaise nuit, mais le lendemain, j’étais beaucoup mieux. Puis, un ou deux jours plus tard, j’ai regoûté aux chocolats et la même chose s’est produite. J’en ai alors parlé à Bridget, ma meilleure amie. Nous avons examiné les chocolats et découvert que ceux fourrés à la pistache étaient percés d’un trou en dessous. Mon amie et moi avons pensé, à ce moment, que quelqu’un avait glissé du poison seulement dans ces bonbons, supposant que je serais la seule à en manger, puisque le cadeau était pour moi et que tout le monde, à la pension, connaissait ma passion pour ce genre de friandise.

— L’expéditeur a pris un grand risque. La pension entière aurait pu être empoisonnée.

— Absurde ! s’exclama lady Sedgwick. Complètement absurde ! Je n’ai jamais rien entendu d’aussi ridicule !

Le chef inspecteur, de la main, imposa silence à lady Sedgwick, puis, se tournant vers Elvira, il reprit :

— Cette histoire est très intéressante, Miss Blake. Pourquoi n’avez-vous pas informé la comtesse ?

— Elle en aurait fait un drame.

— Que sont devenus les chocolats ?

— Nous les avons jetés.

— Vous n’avez pas essayé de savoir qui vous les avait envoyés ?

Elvira eut l’air embarrassé.

— J’ai pensé que ce devait être Guido.

— Et qui est ce Guido ?

— Oh ! Guido…

La jeune fille s’interrompit et jeta un coup d’œil à sa mère.

— Ne soyez pas ridicule, lança lady Sedgwick. Parlez de Guido ou quel que soit son nom, au chef inspecteur. Chaque jeune fille de votre âge a un Guido dans sa vie. Vous l’avez rencontré là-bas, je suppose ?

— Oui. Lorsqu’on nous a emmenées au théâtre. Il m’adressa la parole. Il était gentil, beau garçon. Je le rencontrais parfois, lorsque nous allions faire des courses. Il me passait souvent des lettres.

— Et j’imagine, reprit lady Sedgwick, que vous avez raconté un tas de mensonges à vos professeurs, et qu’avec la complicité de vos amies, vous vous êtes arrangée pour sortir et le rencontrer ?

Elvira parut soulagée de cette explication qui lui évitait une confession.

— Oui. Bridget et moi sortions parfois ensemble. Quelquefois, Guido arrivait à…

— Quel était le second nom de Guido ?

— Je ne sais pas. Il ne me l’a jamais appris.

Le chef inspecteur lui sourit.

— Avouez plutôt que vous ne voulez pas me le révéler. Ça n’a d’ailleurs aucune importance, car nous le découvrirons facilement, si nous en avons besoin. Mais pourquoi, ce jeune homme qui semblait épris de vous, aurait-il souhaité vous tuer ?

— Il avait l’habitude de me menacer. Il nous arrivait parfois de nous disputer. Lorsqu’il venait me voir avec quelques-uns de ses amis, je feignais de les lui préférer. Cela le rendait furieux. Il me conseillait de me méfier, que si j’avais l’intention de me débarrasser de lui, il me tuerait. Je pensais qu’il racontait tout cela pour m’impressionner, et je n’y croyais pas.

— Il me semble peu probable, en effet, qu’un jeune homme tel que vous le décrivez, puisse empoisonner des chocolats et vous les envoyer.

— Je ne le pense pas non plus, mais, à part lui, je ne vois pas qui aurait pu avoir eu cette idée. Lorsque je suis revenue ici, j’ai reçu un mot dans une enveloppe…

— Que disait-il ?

— Tapé à la machine, il me conseillait de me tenir sur mes gardes, car quelqu’un voulait me tuer.

Le chef inspecteur leva les sourcils.

— Vraiment ? C’est curieux. Avez-vous eu peur ?

— Oui. Je me suis demandé qui… voulait se débarrasser de moi. C’est pour cela que j’ai essayé de savoir si j’étais vraiment riche.

— Continuez.

— Et l’autre jour, alors que j’étais sur le quai du métro, au milieu d’un tas de monde, j’ai eu l’impression que quelqu’un essayait de me pousser sur les rails.

— Ma chère enfant ! intervint Bess Sedgwick. N’exagérez pas !

À nouveau, Father lui fit signe de se taire.

— Il est possible que je me sois laissé entraîner par mon imagination, mais… je ne sais plus… Après ce qu’il est arrivé ce soir, il semblerait que j’avais raison. Vous ne croyez pas ? (Elle se tourna vers sa mère et demanda d’un ton altéré 🙂 Maman, vous savez peut-être, vous ? Quelqu’un aurait-il une raison de vouloir me tuer ? Ai-je des ennemis ?

— Bien sûr que non, voyons ! Ne soyez pas idiote ! Personne ne veut vous tuer ! Quelle raison aurait-on ?

— Alors, qui m’a tiré dessus, ce soir ?

— Dans ce brouillard, on vous a peut-être prise pour quelqu’un d’autre. C’est possible, vous ne croyez pas, inspecteur ?

— Oui, c’est possible.

Bess Sedgwick le fixa intensément. Il crut lire deux mots qu’elle formait avec les lèvres : « Plus tard. »

— Voyons, lança-t-il d’un ton enjoué. Si nous considérions quelques détails supplémentaires ? Miss Blake, d’où veniez-vous ce soir ? Que faisiez-vous dans Pond Street, par une nuit pareille ?

— Je suis arrivée à Londres ce matin, pour assister à un cours d’histoire de l’art à la « Tate Galerie ». Ensuite, j’ai déjeuné avec mon amie Bridget. Elle habite Onslow Square. Après, nous sommes allées voir un film et à la sortie du cinéma, le brouillard était très épais. J’ai eu peur de retourner à la maison avec ma voiture.

— Vous avez une voiture ?

— Oui. J’ai eu mon permis l’été dernier. Mais je ne suis pas une bonne conductrice et je déteste le mauvais temps. La mère de Bridget m’a alors proposé de rester cette nuit chez elle. J’ai donc téléphoné à ma cousine Mildred… chez qui j’habite, dans le Kent. Elle m’a approuvée de rester à Londres.

— Et ensuite ?

— Un peu plus tard, le brouillard a paru se dissiper comme cela arrive souvent. J’ai donc décidé de rentrer chez ma cousine, mais, après avoir quitté la maison de Bridget, le brouillard s’épaissit de nouveau. Je ne savais plus où j’étais mais au bout d’un moment, j’ai réalisé que j’arrivais à Hyde Park Corner et je me suis rappelé que je n’étais pas très loin de ce gentil hôtel où oncle Derek et moi étions descendus à mon retour d’Italie. J’ai pensé qu’on me trouverait bien une chambre pour la nuit. Après avoir abandonné ma voiture sur place, je suis venue à pied à Pond Street.

— Avez-vous rencontré quelqu’un ou entendu quelqu’un marcher derrière vous ?

— C’est curieux que vous fassiez cette remarque, car j’ai eu, en effet, l’impression que quelqu’un me suivait. Naturellement, beaucoup de gens devaient se déplacer à pied, comme moi, mais par temps de brouillard, on est toujours nerveux et prêt à imaginer le pire. Je me suis arrêtée et ai écouté, les pas semblaient s’être éloignés. Je me trouvais assez près de l’hôtel à ce moment-là.

— Et puis ?

— C’est alors que, brusquement, un coup de feu a claqué. Comme je vous l’ai dit, j’eus l’impression que la balle me frôlait la joue. Le portier qui se tient devant l’entrée de l’hôtel arriva en courant et me poussa derrière lui, c’est alors que… le… le deuxième coup a éclaté… Il s’écroula… j’ai crié.

Elle se mit à trembler et sa mère parla d’une voix apaisante :

— Calmez-vous. C’est fini maintenant.

Elle s’exprimait sur le ton qu’on emploie pour calmer un cheval nerveux.

La jeune fille se détendit.

— C’est bien, approuva Bess Sedgwick.

— Après cela, vous êtes arrivé, reprit Elvira en se tournant vers Father. Vous avez sifflé et demandé à un des policiers accourus de m’emmener dans l’hôtel. Quand j’y suis entrée, j’ai aperçu maman.

— Ce qui nous amène à l’heure présente, conclut Father. Connaissez-vous Ladislas Malinowski ?

La jeune fille laissa échapper un petit cri étouffé, avant de répondre :

— Non, non, je ne le connais pas.

— Je croyais. Je pensais qu’il se trouvait peut-être ici ce soir.

— Pourquoi ?

— Sa voiture est rangée dans le voisinage.

— Je vous répète que je ne le connais pas.

— Je me suis donc trompé, s’excusa Father, qui se tourna vers Bess. C’est vous qui le connaissez, je crois ?

— Depuis plusieurs années, en fait. C’est un fou, vous savez. Il conduit comme un diable… Il se cassera le cou un de ces jours. Il a déjà eu un grave accident, l’année dernière.

— Je m’en souviens. Il n’a pas encore recommencé à courir, je crois ?

— Non, pas encore. Il ne courra d’ailleurs peut-être jamais plus.

— Pensez-vous que je puisse aller me coucher, à présent ? coupa Elvira d’un ton plaintif. Je suis vraiment fatiguée.

— Je vous comprends, lui répondit Father. Vous nous avez bien tout dit ce dont vous vous souveniez ?

— Oui.

— Je monte avec vous, déclara Bess.

Mère et fille se retirèrent.

— Elle le connaît, affirma Father à ses hommes.

— Vous croyez, Sir ?

— J’en suis sûr. Elle a pris le thé avec lui dans le parc de Battersea, pas plus tard qu’hier ou avant-hier.

— Comment l’avez-vous su, Sir ?

— Une vieille lady me l’a appris… elle était bouleversée, car elle estimait qu’il n’est pas une compagnie recommandable pour une jeune fille, et, ma foi, elle a raison.

— Surtout si lui et la mère… (Wadell s’interrompit par délicatesse.) Tout le monde en parle…

— Oui. C’est vrai ou c’est faux. Probablement vrai.

— Dans ce cas, à laquelle des deux s’intéresse-t-il ?

Father ignora la question et déclara :

— Je veux qu’on me l’amène. Sa voiture se trouve juste au coin de la rue.

— Voulez-vous dire qu’il est descendu à cet hôtel ?

— Je ne pense pas. Ça ne cadrerait pas dans le tableau. Il n’est pas supposé demeurer ici. S’il y est venu, ce devrait être pour rencontrer la fille. Je pense qu’elle s’apprêtait à le rejoindre.

La porte s’ouvrit et Bess Sedgwick réapparut.

— Je désirerais vous parler, inspecteur.

Elle regarda les deux policiers debout près de leur chef.

— En particulier, si c’est possible.

L’inspecteur ordonna à ses hommes de se retirer.

— Je vous écoute, lady Sedgwick.

— Cette histoire au sujet des chocolats est absurde. Je n’y crois absolument pas.

— Vous n’y croyez pas ?

— Et vous ?

— Vous pensez que votre fille a inventé ce mélodrame ?

— Oui. Mais, pourquoi ?

— Si vous ne le savez pas, comment le saurais-je ? Après tout, elle est votre fille et vous devez mieux la connaître que moi.

— Justement, je ne la connais pas du tout ! Je ne l’ai plus vue depuis qu’elle avait deux ans, lorsque j’ai quitté mon mari.

— Je suis au courant. Assez curieux, d’ailleurs. Généralement, lady Sedgwick, si elle le demande et même si le divorce est à ses torts, la mère obtient des tribunaux la garde des enfants. Vous n’avez pas demandé à avoir votre fille, je présume ?

— J’ai pensé qu’il… valait mieux qu’elle ne soit pas avec moi.

— Pour quelles raisons ?

— J’ai jugé que ce ne serait pas bon pour elle.

— Au point de vue moral ?

— Non, pas du tout. Non, je pense plutôt que je ne suis pas la personne indiquée pour élever un enfant. La vie que je mène n’est pas une existence de tout repos. On ne peut changer sa façon d’être. J’étais née pour vivre dangereusement. Je n’obéis ni aux lois ni aux conventions. J’ai donc estimé qu’il serait préférable, pour Elvira, de recevoir une éducation normale.

— Mais dépourvue d’amour maternel ?

— Je craignais que si elle s’attachait à moi, cette tendresse ne lui apporte que de la tristesse. Vous ne me croyez peut-être pas, mais j’en étais convaincue.

— Pensez-vous encore aujourd’hui que vous avez eu raison ?

— Non. Maintenant, je me demande si je ne me suis pas trompée.

— Votre fille connaît-elle Ladislas Malinowski ?

— Je suis sûre que non. Elle vous l’a dit elle-même.

— En effet.

— Eh bien ?

— Elle avait peur, lady Sedgwick. Dans notre métier, nous reconnaissons la peur, lorsque nous la rencontrons. Votre fille avait peur… pourquoi ? Chocolats ou pas chocolats, on a attenté à sa vie. Cette histoire de métro est peut-être vraie.

— Ridicule ! Un vrai roman à sensations.

— Peut-être, mais ce genre de choses arrivent et plus souvent que vous ne l’imaginez. Soupçonneriez-vous quelqu’un d’avoir eu l’intention d’attenter à la vie de votre fille ?

— Personne !

CHAPITRE XXII

La visite que Davy rendit à Mrs Melford s’avéra inutile. La cousine Mildred s’était montrée incohérente, crédule et sans cervelle. Elle ne savait rien, n’avait rien entendu et rien vu.

Une brève conversation téléphonique avec le colonel Luscombe ne se révéla pas plus féconde pour le policier.

Le chef inspecteur reposa le téléphone en grognant :

— Il ne voit le mal nulle part. L’ennui, est que tous ceux qui ont eu affaire à cette fille, sont des gens trop bien élevés, trop naïfs. Ce n’est pas comme ma vieille lady.

— Celle de l’hôtel Bertram, Sir ? demanda un des sergents.

— Oui. Elle a passé sa vie déjà longue à observer le mal, à le traquer et à le combattre. Je vais aller voir ce que je puis tirer de l’amie Bridget.

La mère de la jeune fille rendit l’entretien difficile, en dépit des efforts de Bridget pour se débarrasser de son chaperon. Après plusieurs phrases vagues, des réponses incohérentes, et l’expression horrifiée que prit la mère de Bridget à la nouvelle de l’attentat dont Elvira avait été victime, la jeune fille s’exclama :

— Vous oubliez qu’il est l’heure de votre réunion de comité, Mummy ? Ne m’aviez-vous pas dit que c’était très important ?

— Mon Dieu ! j’allais l’oublier !

— Ils ne sauront pas se débrouiller sans vous.

— C’est vrai. Mais, il vaudrait peut-être mieux que…

— Ne vous faites pas de souci pour moi, Madame, intervint le chef inspecteur d’un ton paternel. J’en ai terminé avec les choses importantes et je sais, maintenant, tout ce que je voulais apprendre. Je souhaiterais seulement poser encore une ou deux questions supplémentaires à votre fille, au sujet de quelques personnes, dont Miss Bridget a peut-être entendu parler, en Italie.

— Si vous pensez que vous pourrez vous débrouiller seule, Bridget…

— Oh ! certainement, Mummy.

Finalement, la mère de la jeune fille se décida à partir.

— Ciel ! soupira Bridget en refermant la porte après le départ de sa mère. Je pense vraiment que, par moments, les mères sont impossibles !

— Un tas de jeunes filles que j’ai eu l’occasion de rencontrer, me l’affirment aussi.

— Tiens ! J’aurais pensé que vous prétendriez le contraire ?

— Mon opinion n’a pas d’intérêt. Bon. À présent, je vous écoute.

— Je ne pouvais parler librement devant Mummy. Mais je sais qu’Elvira était tourmentée et qu’elle avait peur. Elle ne voulait pas admettre qu’elle se trouvait en danger, mais je suis certaine qu’une menace pesait sur elle et qu’elle s’en rendait compte.

— Tout d’abord, je voudrais vous interroger sur une certaine boîte de chocolats, en Italie. Je pense qu’elle a imaginé que les chocolats qui lui avaient été envoyés, auraient pu être empoisonnés.

— Empoisonnés ! (La jeune fille ouvrit des yeux ronds.) Oh ! non ! Je ne le pense pas ! Tout du moins…

— Continuez, je vous prie ?

— Une boîte de chocolats est effectivement arrivée, et Elvira, qui en mangea beaucoup, a été malade dans la nuit. Assez malade même.

— Mais elle ne soupçonna pas qu’il pouvait s’agir de poison ?

— Non. Elle a bien prétendu que quelqu’un essayait d’empoisonner l’une de nous et nous avons examiné les chocolats pour voir si quelque chose y avait été ajouté.

— Et alors ?

— Nous n’avons rien remarqué.

— Vous estimez cependant qu’Elvira avait peur ?

— Pas à ce moment-là. Ce ne fut que plus tard, ici.

— Et que pouvez-vous me raconter au sujet de ce Guido ?

La jeune fille gloussa.

— Il était éperdument amoureux d’Elvira.

— Et toutes deux aviez l’habitude de lui donner des rendez-vous.

— Cela ne me gêne pas de vous l’avouer. Après tout, vous êtes la police. Ce genre d’histoires n’a aucun intérêt pour vous. La comtesse Martinelli était très stricte… ou s’imaginait l’être. Et, naturellement, nous usions de toutes sortes de ruses et étions toutes complices. Vous comprenez ?

— Et vous racontiez de jolis mensonges également.

— J’en ai bien peur. Mais comment agir autrement lorsque tout le monde est tellement soupçonneux ?

— Donc, vous avez rencontré Guido et tout le reste. Avait-il l’habitude de menacer Elvira ?

— Pas sérieusement.

— Rencontrait-elle quelqu’un d’autre ?

— Ça… je ne sais pas.

— Je vous en prie, Miss Bridget. Ce peut être vital.

— … Il y avait bien un autre homme, je ne sais qui, mais j’ai deviné que mon amie était très attachée à lui.

— Elle le rencontrait souvent ?

— Je crois, oui. Elle me racontait qu’elle allait voir Guido, mais ce n’était pas toujours à lui qu’elle donnait rendez-vous.

— Aucune idée de qui il s’agissait ?

— Non.

La jeune fille paraissait cependant hésiter.

— Ce ne serait pas un conducteur de voitures de course, par hasard ? Un nommé Ladislas Malinowski ?

Bridget le regarda, stupéfaite.

— Vous êtes donc au courant ?

— Je ne me trompe pas ?

— Non… Je pense que c’est bien lui. Elvira possédait une de ses photos qu’elle avait découpée dans le journal. Elle la gardait dans son sac.

— Il aurait pu s’agir simplement d’un héros qu’elle admirait ?

— Possible, mais je ne le pense pas.

— L’a-t-elle rencontré ici, en Angleterre ?

— Je l’ignore. Vous savez, je ne suis plus au courant de tout ce qu’elle fait depuis que nous sommes rentrées d’Italie.

— Elle est venue à Londres chez le dentiste. Ou du moins, c’est ce qu’elle a affirmé. Au lieu de cela, elle s’est rendue chez vous. Elle a téléphoné à Mrs Mildred en invoquant l’excuse d’une vieille gouvernante qu’il lui fallait visiter.

Bridget gloussa discrètement.

— Ce n’était pas vrai, n’est-ce pas ? demanda le chef inspecteur en souriant. Où s’est-elle réellement rendue ?

— En Irlande.

— En Irlande ! Pourquoi ?

— Elle n’a pas voulu me le confier. Elle m’a seulement dit qu’il y avait quelque chose qu’elle devait découvrir.

— Savez-vous exactement où elle est allée ?

— Elle a parlé d’un pays qui s’appelle… Bally… quelque chose… Ballygowlan, je crois.

— Je vois. Vous êtes bien sûre qu’elle s’est rendue en Irlande ?

— Je l’ai accompagnée à l’aéroport. Elle a voyagé par la Aer Lingus.

— Quand est-elle revenue ?

— Le lendemain.

— Aussi par avion ?

— Oui.

— Vous en êtes certaine ?

— Non, mais je le présume.

— Avait-elle pris un billet aller et retour ?

— Non. Un simple aller.

— Il est donc possible qu’elle ait pu revenir par un autre moyen ?

— Oui, je le suppose.

— Elle aurait pu, par exemple, rentrer par le train postal irlandais ?

— Elle ne l’a pas spécifié.

— Mais elle n’a pas précisé non plus qu’elle était revenue par avion ?

— Non, mais pourquoi reviendrait-elle par le bateau et le train, alors qu’elle aurait pu revenir plus vite par avion ?

— Si elle a découvert rapidement ce qu’elle cherchait et qu’elle n’ait trouvé aucun refuge pour la nuit, elle a peut-être préféré prendre le train de nuit.

— C’est possible.

— Que s’est-il passé après son retour ? Est-elle venue vous voir ou vous a-t-elle téléphoné ?

— Elle a téléphoné.

— À quelle heure ?

— Dans la matinée. Vers onze heures, je crois, pour me demander si tout s’était bien passé.

— Et alors ?

— Je lui ai répondu que je ne savais plus que faire, car sa cousine était inquiète. Elvira m’a répliqué qu’elle lui téléphonerait et inventerait une excuse.

— C’est là tout ce dont vous vous souvenez ?

— C’est tout.

La jeune fille restait sur ses gardes, pensant à Mr Bollard et au bracelet, mais elle n’en parlerait certainement pas.

Father devina qu’elle lui cachait quelque chose et il espéra que ce n’était rien d’important pour son enquête. Il demanda :

— À propos de ce qui tourmentait votre amie, vous en a-t-elle parlé ou lui avez-vous posé une question ?

— Je le lui ai demandé. Tout d’abord, elle m’a déclaré que je me faisais des idées, puis elle a fini par admettre qu’elle avait peur. Elle se trouvait en danger et le savait. Mais elle ne m’a rien appris de plus.

— Vous avez soupçonné sa peur le matin où elle rentrait d’Irlande ?

— Oui.

— Le matin où elle a pu revenir d’Angleterre par le courrier de nuit ?

— Je ne crois pas qu’elle ait pris le train. Pourquoi ne le lui demandez-vous pas directement ?

— Plus tard. Pour le moment, je ne veux pas attirer l’attention sur ce point. Cela pourrait rendre sa situation actuelle encore plus dangereuse.

Bridget le regarda, ahurie.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Vous ne vous le rappelez probablement pas, Miss Bridget, mais c’est cette nuit-là que le train postal irlandais fut attaqué par des bandits.

— Insinuez-vous qu’Elvira se trouvait dans ce train et qu’elle ne m’en a pas parlé ?

— Non, mais il m’est venu à l’esprit qu’elle aurait pu voir quelque chose ou quelqu’un qui aurait un rapport avec le hold-up du train. Par exemple, apercevoir un homme qu’elle connaissait et, du coup, s’être trouvée dans une position dangereuse.

— Oh !… Quelqu’un qu’elle connaît est peut-être mêlé à ce hold-up ?

Le chef inspecteur se leva.

— Je pense que c’est tout, Miss Bridget, si vous êtes sûre de ne pas être capable de me fournir d’autres renseignements.

À nouveau, la vision de la bijouterie de Bond Street passa devant les yeux de Bridget qui répondit, d’une voix légèrement fêlée :

— Non.

— Je crois pourtant qu’il y a autre chose dont vous ne m’avez pas parlé.

Bridget hésita puis, se décidant brusquement :

— Voyons… il y a bien ce notaire qu’elle est allée consulter… Il est le dépositaire de sa fortune. Elle cherchait à découvrir je ne sais quoi.

— Connaissez-vous le nom de ce notaire ?

— Egerton… Forbes Egerton et autre chose. Un tas de noms.

— Elle souhaitait découvrir quelque chose, dites-vous ?

— Elle voulait apprendre quelle somme elle possédait.

Le chef inspecteur la regarda, surpris.

— Vraiment ? Elle l’ignorait ?

— On ne lui en a jamais parlé. Les grandes personnes estiment qu’à notre âge, il n’est pas bon de connaître l’état de notre fortune, surtout si elle est importante.

— Elvira tenait à le savoir expressément ?

— Oui. Elle pensait que c’était très important pour elle.

— Je vous remercie, Miss Bridget. Vous m’avez beaucoup aidé.

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