À L’HÔTEL BERTRAM d’ Agatha Christie

CHAPITRE X

Les bureaux d’Egerton, Forbes et Wilborough se dressaient dans Bloomsbury et donnaient sur un de ces squares qui n’ont pas encore subi l’action du progrès. La firme existait depuis plus de cent ans et sa clientèle se composait, en grande partie, de représentants de l’aristocratie terrienne anglaise. Les Forbes et les Wilborough n’existaient plus, mais les Atkinson, père et fils, un Lloyd gallois et un Mac-Allister écossais continuaient la tradition. Un Egerton existait encore cependant, descendant des fondateurs de la firme et conseiller juridique de plusieurs familles qui s’en étaient toujours remises à ses grand-père et père pour diriger leurs affaires.

Richard Egerton était un bel homme d’environ cinquante ans, aux cheveux noirs, légèrement argentés sur les tempes et à l’œil gris, pénétrant.

Il était occupé avec un client lorsque le timbre du téléphone résonna discrètement sur son bureau. L’homme d’affaires fronça les sourcils, prit l’appareil et lança sèchement :

— Je croyais avoir demandé qu’on ne me dérange pas.

Un murmure lui répondit et il hocha la tête.

— Je vois. Priez-la d’attendre, voulez-vous ?

Il retourna vers son visiteur avec lequel il acheva de régler un problème, puis lorsqu’il fut débarrassé de lui, il demanda à sa secrétaire de faire entrer Miss Blake qui attendait.

Il se demanda quel âge la jeune fille pouvait avoir à présent. Quinze ? Dix-sept ans ? Le temps passait si vite. L’enfant de Coniston et de Bess. Auquel des deux ressemblait-elle ?

La porte s’ouvrit, l’employé annonça Miss Blake qui fit son apparition. Egerton se leva. Au premier coup d’œil, il estima qu’elle ne ressemblait à aucun de ses parents. Grande, mince, très blonde, le teint de Bess, mais rien de sa vitalité, un air plutôt vieux jeu, bien qu’avec la mode actuelle, il soit difficile de juger.

— Eh bien ! s’exclama-t-il en lui serrant la main. Voilà une surprise ! La dernière fois que je vous ai vue, vous aviez à peine onze ans. Venez vous asseoir. (Il l’installa dans un fauteuil confortable.) Qu’est-ce qui vous amène à Londres ?

— Une visite chez le dentiste.

— Pas très agréable. Je remercie cependant le dentiste de me fournir le plaisir de vous voir. Voyons, vous étiez en Italie, je crois, pour terminer votre éducation dans un de ces endroits que fréquentent les jeunes filles modernes ?

— Chez la comtesse Martinelli. Mais j’ai achevé mes études, à présent. Je vis chez les Melford, dans le Kent, en attendant de décider si j’entreprends ou non une carrière.

— J’espère que vous découvrirez une voie qui vous plaira. Vous ne pensez pas à l’université, par hasard ?

— Non, je ne crois pas être assez intelligente pour cela. Je suppose que si je me décide, il me faudra vous demander votre avis ?

Une lueur brilla dans le regard d’Egerton.

— Je suis l’un de vos tuteurs et dépositaires du testament de votre père. Vous avez donc le droit de demander mon avis, quand vous le voulez.

— Merci, répondit poliment Elvira.

— Y a-t-il quelque chose qui vous tourmente ?

— Non, pas vraiment, mais, vous comprenez, je ne sais rien de ce qu’il se passe. Personne ne m’explique jamais quoi que ce soit et il est très gênant de poser des questions.

— Vous voulez dire en ce qui vous concerne ?

— Oui. Mon oncle Derek…

— Derek Luscombe ?

— Je l’ai toujours appelé mon oncle. Il est très bon, mais n’est pas le genre de personne qui aime donner des explications. Il se contente d’arranger mon emploi du temps et craint toujours de me déplaire.

— Quelque chose vous déplairait-il, justement ?

— Non, ce n’est pas cela du tout. Mais j’ignore tout de ma situation. Par exemple, quelle somme d’argent je possède et ce dont je dispose en cas de besoin ?

— Vous voulez donc parler affaires. Vous avez raison. Voyons… Quel âge avez-vous ?

— J’ai presque vingt ans.

— Grand Dieu ! Je ne m’en doutais pas !

— Vous comprenez, j’ai l’impression d’être couvée et isolée. En un sens, ce n’est pas désagréable, mais cela peut devenir très irritant parfois.

— Je conviens que c’est une méthode passée de mode, mais elle correspond assez à Derek Luscombe. En fait, que savez-vous de vous-même, Elvira ? De votre situation familiale ?

— Seulement que mon père est mort lorsque j’avais cinq ans, et que ma mère s’est enfuie avec un autre homme lorsque j’avais deux ans. Je ne me souviens pas d’elle, et de mon père très vaguement. Il était vieux et gardait une jambe allongée sur une chaise. Il avait coutume de jurer et j’avais plutôt peur de lui. Après sa disparition, j’ai dû vivre avec une de ses tantes ou cousines et, à la mort de cette dernière, je suis allée chez oncle Derek et sa sœur. Cette dernière, enterrée, j’ai été expédiée en Italie. À présent, oncle Derek m’envoie chez les Melford qui ont deux filles à peu près de mon âge.

— Êtes-vous heureuse chez eux ?

— Trop tôt pour avoir une opinion, j’y arrive à peine. Mais ils me paraissent tous très ennuyeux. J’aimerais connaître la somme dont je dois hériter ?

— Votre père était très riche et vous êtes sa seule enfant. À sa mort, ses titres et propriétés allèrent à un cousin. Comme il n’aimait pas beaucoup ce dernier, votre père vous a laissé tous ses biens personnels, Elvira. Vous êtes donc quelqu’un de très riche… tout au moins, vous le serez lorsque vous atteindrez votre majorité.

— Vous voulez dire qu’à présent je ne possède rien ?

— Vous ne pouvez en disposer, à moins que vous ne soyez mariée. Jusqu’à votre majorité, vos tuteurs légaux gèrent votre fortune. Nous l’avons fait prospérer, rassurez-vous.

— Combien aurai-je ?

— À vingt et un ans, ou à votre mariage, s’il a lieu auparavant, vous entrerez en possession de six cent ou sept cent mille livres.

— C’est beaucoup, en effet, admit la jeune fille impressionnée.

— C’est probablement pourquoi personne ne vous en a jamais parlé jusqu’ici.

Il l’observa alors qu’elle méditait sur ce point. Une fille intéressante bien qu’elle ait l’air sainte nitouche au premier abord.

Il reprit avec un soupir quelque peu ironique :

— Cela vous satisfait-il ?

— J’aurais tort de prétendre le contraire.

Elle se replongea dans sa rêverie et lança soudain :

— À qui irait cet argent si je mourais ?

— À votre parent le plus proche.

— Il me serait donc impossible de rédiger un testament maintenant ?

— Non.

— Cela m’ennuie un peu. Si j’étais mariée, ce serait mon mari qui hériterait ?

— Oui.

— Sinon, ce serait ma mère. Apparemment, je n’ai pas de famille, je ne connais même pas ma mère. Comment est-elle ?

— Une femme remarquable, de l’avis de tout le monde.

— N’a-t-elle jamais désiré me voir ?

— Peut-être que si, mais ayant en quelque sorte… gâché sa vie, elle juge probablement qu’il vaut mieux que vous soyez élevée loin d’elle.

— Êtes-vous certain que c’est là ce qu’elle pense ?

— Ce n’est qu’une hypothèse.

La jeune fille se leva.

— Je vous remercie. C’est très aimable à vous de m’avoir expliqué tout ceci.

— Je crois qu’il vaut mieux que vous ayez été avertie.

— Oncle Derek pense pourtant que je ne suis encore qu’une enfant.

— Il n’est pas très jeune et vous devez nous pardonner de voir les choses sous l’angle de notre vieille expérience.

Elvira le regarda un moment avant de déclarer :

— Mais, vous, vous ne pensez pas que je suis une enfant ? Vous devez mieux connaître les femmes qu’oncle Derek qui n’a jamais fréquenté que sa sœur ? (Elle avança la main et conclut avec coquetterie.) Merci beaucoup. J’espère que je n’ai pas interrompu un travail important.

Elle sortit.

Egerton resta un moment à contempler pensivement la porte par laquelle la visiteuse venait de disparaître. Il hocha la tête et retourna à son bureau. Il attira à lui une pile de dossiers mais ne put se concentrer sur son travail. Brusquement, il prit le téléphone.

— Miss Cordelle, voulez-vous m’appeler le colonel Luscombe, je vous prie. Essayez d’abord à son club, puis à son adresse dans le Shropshire.

Il reposa le combiné et commença à lire ses papiers, l’esprit ailleurs. La sonnerie du téléphone résonna.

— Le colonel Luscombe est en ligne, Mr Egerton.

— Merci. Allô, Derek ? Richard Egerton à l’appareil. Comment allez-vous ? Je viens d’avoir la visite de votre pupille.

— Elvira ? Mais pourquoi ? Elle n’a pas d’ennuis au moins ?

— Je dirais plutôt qu’elle semblait assez satisfaite d’elle-même. Elle voulait connaître sa position financière.

— Vous ne lui avez rien dit, j’espère ?

— Pourquoi pas ? À quoi bon garder le secret ?

— Je trouve que c’est un peu imprudent d’annoncer à une jeune fille qu’elle est héritière d’une telle fortune.

— Si elle le désirait, elle pourrait l’apprendre de quelqu’un d’autre que nous. Elle doit se préparer à faire face à sa situation future. L’argent est une responsabilité.

— Mais elle n’est encore qu’une enfant !

— En êtes-vous sûr ?

— Comment cela ? Naturellement, voyons !

— Je ne suis pas de votre avis. Qui est le petit ami ?

— Je vous demande pardon ?

— Quel est son flirt ? Il doit bien y avoir un garçon dans les parages ?

— Non. Rien de la sorte. Qu’est-ce qui a pu vous donner cette impression ?

— Aucune confidence de sa part, mais si j’en crois mon expérience, vous allez bientôt découvrir qu’un garçon l’intéresse.

— Je puis bien vous affirmer que vous vous trompez. Elvira a été élevée très sévèrement. Elle a fréquenté des écoles très bien et sort juste d’une institution italienne très fermée. Si quelque chose de particulier se passait, je serais au courant. Je sais qu’elle connaît un ou deux garçons charmants, mais rien ne laisse à penser qu’il s’agisse d’autre chose que de la pure camaraderie entre Elvira et eux.

— Je suis presque certain qu’une histoire sentimentale existe et que le garçon en question est probablement un… enfin, quelqu’un qui ne vous plairait pas.

— Mais pourquoi, Richard ? Que savez-vous des jeunes filles pour décider ainsi ?

— J’ai l’occasion, dans mon métier, d’avoir affaire à un assez grand nombre de jeunes filles. Rien que cette année, j’ai eu trois cas déplorables. La jeunesse actuelle ne reçoit plus les soins attentifs qu’on lui portait autrefois. Il est même presque impossible de pouvoir veiller sur elle.

— Mais je vous assure qu’Elvira a été surveillée avec soin.

— L’ingéniosité des jeunes de l’âge d’Elvira dépasse l’imagination. Surveillez-la, Derek. Essayez de découvrir ce qu’elle complote.

— Ridicule ! Elvira est une jeune fille toute simple.

— Ce que vous ignorez au sujet des douces jeunes filles simples remplirait un album. Souvenez-vous que sa mère s’est enfuie avec un homme de peu et suscita un scandale. Elle était à l’époque plus jeune que ne l’est Elvira actuellement. Quant au vieux Coniston, il passait pour un des pires vauriens d’Angleterre.

— Vous m’ennuyez, Richard. Énormément.

— Autant que vous soyez averti. Je n’ai pas beaucoup aimé une question qu’elle m’a posée, lors de sa visite. Pourquoi est-elle si anxieuse de savoir qui hériterait d’elle au cas où elle mourrait ?

— Tiens ! elle m’a posé la même question !

— Vraiment ? Pourquoi son esprit est-il préoccupé par l’éventualité d’une mort prématurée ? Elle m’a aussi interrogé sur sa mère.

— Je souhaiterais que Bess accepte de se mettre en rapport avec elle.

— En avez-vous parlé à Bess ?

— Oui. Je l’ai rencontrée par hasard dans l’hôtel où nous étions descendus. Je l’ai pressée de voir sa fille.

— Et qu’a-t-elle répondu ?

— Elle a refusé catégoriquement. Elle estime qu’elle n’est pas un bon exemple pour une jeune fille.

— Il faut admettre qu’elle n’a pas tort sur ce point. Elle s’affiche beaucoup avec ce coureur automobile.

— J’en ai vaguement entendu parler.

— Si cette affaire est sérieuse, cela expliquerait sa réaction. Les amis de Bess sont pour la plupart de drôles de numéros. Mais quelle femme extraordinaire !

— Elle a toujours été son pire ennemi.

— Désolé de vous avoir dérangé, Derek, mais je vous conseille de veiller sur les individus qui tournent autour d’Elvira. Vous ne direz pas que vous n’avez pas été averti.

Il raccrocha et se remit au travail, l’esprit soulagé.

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