À L’HÔTEL BERTRAM d’ Agatha Christie

CHAPITRE IV

À Scotland Yard, une conférence sans cérémonie suivait son cours. Six ou sept hommes se trouvaient confortablement assis autour d’une table et chacun d’eux était une personnalité importante dans sa spécialité. Le sujet qui occupait l’attention de ces gardiens de la loi avait terriblement pris de l’importance au cours des trois dernières années. Il consistait en séries de crimes dont l’impunité inquiétait la police. Les vols à main armée fructueux ne cessaient d’augmenter. Hold-up de banques, de fourgons transportant la paye des employés, attaques de trains. Un mois ne se passait plus sans qu’un coup audacieux et ingénieux ne fût tenté et réussi.

À un bout de la table, présidait Sir Ronald Graves, assistant commissionnaire de Scotland Yard. Suivant son habitude, il écoutait plus qu’il ne parlait. Au cours de cette conférence, aucun procès-verbal, concernant la routine ordinaire du C.I.D., ne fut rédigé. Il s’agissait d’une conférence à un niveau élevé, un échange d’idées entre des gens qui considéraient les affaires judiciaires d’un point de vue légèrement différent de celui des policiers de rangs inférieurs.

Les yeux de Sir Ronald allèrent lentement de l’un à l’autre et s’arrêtèrent sur l’homme placé à l’autre extrémité de la table.

— Eh bien ! Father, prononça-t-il, faites-nous donc profiter de quelques-uns de vos bons mots.

L’interpellé, inspecteur-chef Fred Davy, avait acquis son surnom de « Father » du fait que sa retraite approchait et qu’il paraissait encore plus vieux que son âge. Il se dégageait de lui une sensation de confortable bonhomie et ses manières étaient si aimables que nombre de criminels s’y étaient laissé prendre et s’étaient trouvés bien désagréablement surpris en découvrant en Davy un esprit beaucoup moins bienveillant et crédule qu’ils ne le croyaient.

— Oui, Father, donnez-nous donc votre opinion, appuya un autre inspecteur-chef.

— C’est important, soupira Davy, et peut-être que cela deviendra plus grand encore.

— Lorsque vous dites grand, vous référez-vous aux chiffres ?

— Sans doute !

Comstock, au visage en lame de couteau et aux yeux vifs, intervint :

— Pensez-vous que ce serait pour eux un avantage que d’étendre encore leur maudite entreprise ?

— Oui et non. Cela pourrait facilement tourner au désastre, mais jusqu’à présent, que le diable les emporte ! ils tiennent la situation bien en main.

Le superintendant Andrews, affable, mince, l’air rêveur, déclara pensivement :

— J’ai toujours cru, pour ma part, que la mesure tient une place plus importante que beaucoup ne l’admettent. Prenez un petit commerce dirigé par un seul homme, par exemple. Si cet homme sait administrer son commerce et respecter les limites qu’il ne peut dépasser, l’affaire est un succès certain. Mais considérez une entreprise plus importante, avec davantage de personnel, et vous constaterez peut-être que les mesures normales sont dépassées et qu’un jour ou l’autre l’affaire s’écroulera. Il en est de même avec les grandes chaînes de magasins, qui constituent, désormais, un empire dans l’économie nationale. Si c’est juste assez grand, sans l’être trop, le succès est acquis, sinon, c’est la faillite.

— De quelle importance pensez-vous que soit cette affaire ? s’enquit Sir Ronald.

— Elle atteint des proportions que nous ne soupçonnions pas tout d’abord.

Un homme à l’aspect brutal, l’inspecteur McNeill, prit la parole :

— Je suis de l’avis de Father, cette affaire s’étend constamment.

— C’est peut-être bon pour nous, reprit Davy. Si cela vient à s’étendre un peu trop vite, il sera plus difficile pour eux de contrôler leurs pions.

— La question, Sir Ronald, coupa McNeill, est : sur qui tirons-nous et quand ?

— Il y a environ une douzaine de suspects que nous pouvons dès à présent poursuivre, intervint Comstock. Les Harris sont dans le coup, nous le savons. Nous connaissons quelques-uns de leurs repaires : une gentille petite souricière du côté de Luton, dans un garage à Epsom, dans un pub près de Maidenhead et aussi dans une ferme sur la route de Great North.

— Et aucun de tous ceux qui dirigent ces entreprises ne vaut la peine d’être interrogé ?

— Je ne le pense pas. Ils ne sont que de petits rouages de l’affaire : un endroit où les voitures sont transformées rapidement, un pub respectable où l’on transmet les messages ; un magasin de vêtements d’occasion où l’apparence d’une silhouette peut être modifiée ; un costumier dans le West End, très utile aussi. Ces gens sont payés, assez bien payés même, mais ils ne savent pratiquement rien.

Le rêveur superintendant Andrews prit à nouveau la parole :

— Nous avons affaire à des esprits intelligents que nous n’avons pas encore réussi à approcher. Nous connaissons seulement certains de leurs complices, rien de plus. Les Harris en font partie et les Marks règlent les questions financières. Les contacts étrangers sont assurés par Weber, qui n’est qu’un agent. Au vrai, nous n’avons rien de précis contre ces types. Nous savons qu’ils ont les moyens de rester en rapport entre eux et les différentes branches de leur organisation entre elles, mais nous ignorons comment ils s’y prennent. Nous sommes sur leur dos et ils s’en doutent. Quelque part se trouve un grand quartier général. Ce sont les cerveaux de la bande qui nous intéressent.

Comstock constata :

— Une sorte de pêche avec un filet géant. Je suis d’accord pour penser qu’il existe quelque part un quartier général. Un endroit où chaque opération est étudiée dans les détails avant d’être risquée. Quelque part, quelqu’un met le tout sur pied et déclenche, lorsqu’elle est au point, une opération contre les sacs postaux ou contre les fourgons transportant la paye d’une usine. C’est dans cet état-major que nous devons chercher à pénétrer.

— Ils ne se trouvent peut-être pas en Grande-Bretagne, suggéra toujours aussi calmement Father.

— Possible. Ils peuvent aussi bien s’abriter dans une hutte d’esquimaux que sous une tente au Maroc ou dans un chalet en Suisse.

— Je ne crois pas aux esprits supérieurs en la matière, coupa McNeill en hochant la tête. Ils n’existent que dans les romans. Il doit y avoir un chef, naturellement, mais à mon avis pas nécessairement un génie du crime. Je penserais plutôt à un comité restreint, composé de directeurs et d’un président. Avez-vous remarqué à quel point ils améliorent constamment leurs techniques ? N’empêche…

— Oui ? l’encouragea Sir Ronald.

— Même dans une entreprise restreinte, il y a probablement ce qu’on appelle les gens lourds à tirer. Je ne serais pas étonné que ce comité utilise la technique que je nomme celle du traîneau russe : de temps en temps, s’ils voient que nous les serrons de trop près, ils poussent l’un des leurs hors du traîneau, celui qu’il pensent pouvoir le plus facilement sacrifier, et l’abandonnent à la meute qui les harcèle.

— Ne croyez-vous pas que ce serait là prendre un bien gros risque ?

— À mon avis, l’opération doit être conduite de telle sorte que la victime ne réalise pas qu’elle a été poussée hors du traîneau. Elle s’imagine seulement qu’elle en est tombée. Elle reste donc tranquille, dans son propre intérêt, car ses chefs sont généreux et se chargent de sa famille, si elle en a une, pendant sa période d’emprisonnement. Une évasion pourra même être tentée.

— Il y en a déjà eu trop, soupira Comstock.

— Vous devez savoir, coupa Sir Ronald, que cela ne nous avancera pas beaucoup de revenir sans cesse sur nos hypothèses passées ou actuelles.

McNeill rit.

— En fait, pourquoi nous avez-vous demandé de nous réunir aujourd’hui, Sir ?

— Eh bien… (Sir Ronald réfléchit un instant.) Nous sommes tous d’accord sur l’essentiel, à savoir sur ce que nous comptons entreprendre. Je pense qu’il y aurait intérêt à nous rappeler le côté mineur des affaires étudiées, je veux dire ces petits détails qui, en apparence, n’ont pas grande importance, du fait qu’ils ne s’écartent qu’à peine de la logique des choses. Prenez, par exemple, l’histoire Culver qui remonte à quelques années. Une simple tache d’encre. Vous vous rappelez ? Une simple tache d’encre près d’un trou de souris. Pourquoi diantre un homme irait-il vider une bouteille d’encre dans un trou de souris ? Un fait sans importance, en apparence, mais insolite à la réflexion. La réponse a été difficile à trouver, mais lorsque nous avons pu la fournir, nous avions résolu le problème. C’est là, Messieurs, ce à quoi je faisais vaguement allusion. Acharnons-nous sur les détails que nous ne comprenons pas, qui ne s’expliquent pas tout de suite. N’hésitez pas à noter ce qui aurait pu vous intriguer, ne fût-ce qu’une seconde. Sans intérêt, peut-être, mais irritant parce que ne collant pas exactement avec la logique. Je vois que Father hoche la tête.

— Je suis entièrement de votre avis. Allons ! les gars ! Essayez de trouver quelque chose. Même s’il ne s’agit que d’un homme portant un drôle de chapeau.

Pas de réponse en écho. Tous semblaient hésiter.

— Dans ce cas, reprit Father, je parlerai donc le premier. C’est une histoire que je trouve amusante, mais vous jugerez vous-même. C’est à propos du hold-up de la banque de Londres et Métropolitaine, succursale de Carmolly Street. Vous vous souvenez ? Il s’agissait d’établir une liste complète, numéros, couleurs et marques des voitures vues dans les environs de la banque à l’heure du vol : nous avons demandé à plusieurs témoins de se faire connaître et de répondre à nos questions. Ils répondirent… comme ils répondent presque toujours, hélas ! Nous avons recueilli environ cent cinquante fausses informations ! Finalement, on a réduit le tout à sept voitures aperçues dans les parages, au moment crucial.

— Et alors ? demanda Sir Ronald.

— Deux d’entre elles ne furent jamais retrouvées, leurs numéros ayant, sans doute, été changés. Truquage banal que nous finissons toujours par découvrir tôt ou tard. Je ne parlerai que d’une seule voiture, une Morris Oxford, conduite intérieure noire, numéro CMG 256, remarquée par un délégué à la liberté sous surveillance qui déclara en avoir reconnu le chauffeur : Mr Justice Ludgrove.

Father regarda autour de lui. Ils l’écoutaient tous mais sans manifester un grand intérêt.

— Or, reprit-il, Mr Justice Ludgrove est un vieux garçon facilement reconnaissable, car il est laid comme les sept péchés capitaux réunis. Eh bien ! il ne s’agissait pas de lui. À l’heure même où le témoin croyait l’avoir vu, il se trouvait au tribunal. Sa voiture est bien une Morris Oxford dont le numéro matricule n’est pas CMG 256, mais CMG 265. Pas une grande différence, hé ? mais qui entraîne le genre d’erreur que n’importe qui ferait en essayant de se souvenir d’un numéro de voiture.

— Pardonnez-moi, intervint Sir Ronald. Je ne vois pas très bien… ?

— Il n’y a rien à voir, en fait. Seulement la voiture de Mr Ludgrove correspondait presque à celle que nous recherchions 265… 256. Une coïncidence assez troublante, vous en conviendrez, que de rencontrer une voiture Oxford Morris noire dont le numéro est presque celui du véhicule de Mr Justice Ludgrove et conduite par un homme ressemblant à Mr Justice Ludgrove, non loin du lieu du hold-up.

— Voulez-vous dire… ?

— Je veux dire qu’un petit chiffre pas à sa place peut entraîner une erreur énorme.

— Vraiment. Davy, je ne comprends toujours pas ?

— Il n’y a rien à comprendre, seulement à constater l’erreur d’un officier qui, deux minutes et demi après le vol, remarque une conduite intérieure noire CMG 256 conduite par un homme ressemblant à Mr Justice Ludgrove.

— Suggériez-vous qu’il s’agissait vraiment de Mr Justice Ludgrove ?

— Pas du tout, car Mr Ludgrove, qui résidait alors à l’hôtel Bertram, se trouvait bien au tribunal à l’heure dite. Nous en avons la preuve. Je tenais seulement à vous faire remarquer qu’une coïncidence troublante ne signifie rien.

Comstock s’agitait, mal à l’aise. Il prit la parole en hésitant :

— Il y eut un cas presque similaire à l’époque du vol de bijoux à Brighton. Un vieil amiral qu’une femme identifia avec assurance, l’ayant aperçu près de l’endroit où les voleurs ont opéré.

— Et il ne s’y trouvait pas ?

— Non. Il était à Londres cette nuit-là. Il assistait à un dîner naval de la Marine ou quelque chose de ce genre.

— Et il était descendu à son club ?

— Non, dans un hôtel, si je me souviens bien, il s’agissait de celui auquel vous venez de faire allusion, Father, le Bertram. Un endroit tranquille où beaucoup de vieux retraités de l’armée se rendent avec leurs familles.

— L’hôtel Bertram, répéta pensivement le chef inspecteur Davy.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer