À L’HÔTEL BERTRAM d’ Agatha Christie

Ces magasins avaient été le repaire favori de la tante de Miss Marple à une époque depuis longtemps disparue. L’aspect en avait changé depuis et la vieille demoiselle se remémora sa tante Helen réclamant son vendeur attitré au rayon des épices. Elle la voyait s’installant sur un siège, avec son bonnet et ce qu’elle appelait sa mante « de popeline noire ». Durant une heure au moins, dans cette atmosphère paisible, tante Helen réfléchissait à toutes les sortes d’épices qu’elle pouvait acheter en prévision d’une longue période. Non seulement, elle pensait à Noël, mais se risquait à supputer ses besoins pour Pâques ! Pendant ce temps, la jeune Jane, qui s’impatientait, était envoyée au rayon de la verrerie en guise de distraction.

Ayant terminé ses achats, tante Helen s’exclamait alors d’un ton enjoué : « Que penserait à présent une certaine petite fille d’un bon déjeuner ? » Sur quoi, elles montaient toutes deux par l’ascenseur au quatrième étage et prenaient un repas qui se terminait toujours par une glace à la fraise. Ensuite, elles achetaient une demi-livre de chocolats fourrés à la crème et se rendaient en fiacre à un spectacle.

Sans doute, les magasins étaient-ils plus gais et plus éclairés aujourd’hui, et Miss Marple ne regretta pas ces améliorations. Le restaurant existait encore et elle décida de s’y rendre.

Alors qu’elle étudiait le menu avec attention, la vieille demoiselle regarda autour d’elle et ses sourcils se levèrent en signe de surprise. Quelle extraordinaire coïncidence ! Non loin, se trouvait une femme qu’elle n’avait jamais vue avant la veille au soir et qu’elle n’aurait jamais pensé rencontrer aux magasins Army et Navy ! Il s’agissait de Bess Sedgwick qu’elle se serait plutôt attendue à voir émerger d’une boîte de Soho ou descendant les marches du Covent Garden Opera, en robe du soir et coiffée d’une tiare de diamants. Les magasins Army et Navy correspondaient davantage aux gentlemen de l’Armée et de la Marine, accompagnés de leurs femmes, filles, tantes et grands-mères. Cependant, Bess Sedgwick s’y trouvait, élégante comme d’habitude, avec son tailleur sombre et sa blouse couleur émeraude, déjeunant à une table en compagnie d’un homme jeune au profil d’oiseau de proie, portant une veste de cuir noir. Penchés l’un vers l’autre, ils poursuivaient une conversation animée et ne semblaient porter aucune attention à ce qu’ils mangeaient.

Un rendez-vous peut-être ? Oui, probablement. L’homme devait avoir quinze ou vingt ans de moins qu’elle. Mais Bess Sedgwick était une femme possédant une sorte de magnétisme.

Miss Marple observa le jeune homme un moment et convint qu’il était ce qu’on pouvait appeler « un beau garçon », mais pas tellement sympathique. « Exactement comme Harry Russel, se dit-elle, établissant comme toujours un parallèle avec le passé, incapable de rester sur le bon chemin et n’apportant rien de bon aux femmes qu’il rencontrait. Bien sûr, Bess Sedgwick n’écouterait pas un conseil venant de moi, et pourtant je pourrais lui en donner quelques-uns. » Néanmoins, les histoires sentimentales des autres n’étaient pas le rayon de Miss Marple et Bess Sedgwick, plus que toute autre femme, était capable de veiller sur elle-même.

Miss Marple soupira, acheva de déjeuner, et décida de se rendre au rayon de la papeterie.

La curiosité ou ce qu’elle préférait appeler elle-même « prendre de l’intérêt aux affaires des autres » était sans aucun doute une des caractéristiques de Miss Marple. Abandonnant délibérément ses gants sur sa table, elle se leva et traversa la salle pour aller à la caisse, empruntant un chemin qui la rapprocherait de la table de lady Sedgwick. Ayant payé sa note, elle « constata » l’absence de ses gants et, retournant à sa place pour les reprendre, elle laissa malencontreusement tomber son sac qui s’ouvrit et se vida. Une serveuse accourut, offrant son aide, et Miss Marple dut faire montre d’une grande gêne, lorsqu’elle laissa tomber son sac pour la seconde fois.

Elle ne gagna pas grand-chose à ces subterfuges, mais ils ne furent pas complètement vains, et elle nota avec intérêt que les deux objets de sa curiosité n’accordèrent pas autre chose qu’un regard distrait à la vieille lady si maladroite.

Tout en attendant l’ascenseur, Miss Marple se remémora les bribes de conversation qu’elle avait pu surprendre.

— Que dit la météo ?

— Pas de brouillard prévu.

— Tout est en ordre pour Lucerne ?

— Oui, l’avion s’envole à neuf heures quarante.

C’était là tout ce qu’elle avait pu entendre la première fois, mais au retour, la cueillette fut plus fructueuse.

Bess Sedgwick s’exprimait sur un ton coléreux :

— Qu’est-ce qui vous a pris de venir au « Bertram », hier ? Vous n’auriez jamais dû vous montrer dans les parages !

— Aucune importance. Je n’ai fait que demander si vous y étiez descendue et de toute manière, tout le monde sait que nous sommes des amis intimes.

— Là n’est pas la question ! Le « Bertram » est parfait pour moi. Pas pour vous. Vous y faites tache ! Tout le monde vous y a remarqué.

— Laissez-les dire !

— Vous êtes vraiment un idiot ! Pourquoi ? Pour quelle raison y êtes-vous allé ? Je sais que vous…

— Calmez-vous, Bess.

— Vous êtes un tel menteur !

C’était là tout ce que Miss Marple avait entendu. Pas inintéressant, tout de même…

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