À L’HÔTEL BERTRAM d’ Agatha Christie

Luscombe eut un long soupir et lança :

— Écoutez, Bess, j’ai été surpris de vous rencontrer au Bertram, mais ne croyez-vous pas que, dans un sens, cette rencontre pourrait être bénéfique ? Je crains que vous ne vous rendiez pas compte de ce que cette enfant peut ressentir.

— Qu’essayez-vous de dire, Derek ?

— Vous êtes sa mère, après tout !

— Je le sais, que je suis sa mère ! Mais quel bien cela nous fera-t-il jamais ?

— Vous ne pouvez être certaine, enfin, je crois… je crois qu’elle souffre de votre séparation.

— Qu’est-ce qui vous le fait penser ?

— Quelque chose qu’elle a dit hier. Elle m’a demandé où vous étiez et ce que vous faisiez.

Bess Sedgwick alla à la fenêtre et tapota un moment sur le carreau.

— Vous êtes si gentil, Derek. Vous avez des idées charmantes, mais elles ne servent à rien, mon pauvre ange ! Vous devez admettre qu’elles sont inutiles et pourraient même devenir dangereuses.

— Oh ! voyons, Bess ! Dangereuses ?

— Oui, oui ! Dangereuses ! Je suis dangereuse. Je l’ai toujours été.

— Quand je pense à certains de vos exploits…

— C’est mon affaire. Me lancer au milieu du danger est devenu une sorte d’habitude pour moi. Non, je ne dirai pas une habitude, mais plutôt une passion. Une sorte de drogue. Le danger est pour moi cette petite quantité d’héroïne dont certaines personnes ont besoin à intervalles réguliers pour rendre la vie supportable. Je n’ai jamais pris de drogues. Je n’en ai pas besoin, mais ceux qui vivent à ma manière peuvent être une source de malheur pour leur entourage. Ne soyez pas un cher vieux fou obstiné, Derek, et gardez ma fille loin de moi. Je ne puis rien lui apporter de bon. Si possible, ne lui apprenez même jamais que je me trouvais dans le même hôtel que vous. Téléphonez chez les Melford et emmenez-la auprès d’eux, dès aujourd’hui. Trouvez une excuse quelconque.

— Je crois que vous commettez une erreur, Bess. Elle m’a demandé où vous étiez et j’ai répondu que vous voyagiez.

— Je pars dans une douzaine d’heures, ainsi tout s’arrangera.

Elle vint à lui, posa un baiser amical sur sa joue, le fit pivoter comme s’ils s’apprêtaient à jouer tous deux à colin-maillard, ouvrit la porte et le poussa doucement mais fermement sur le palier.

Au moment où la porte se refermait derrière lui, le colonel remarqua une vieille lady qui tournait le coin de l’escalier. Elle se parlait à voix basse tout en regardant dans son sac. « Vraiment, vraiment, je suppose que je l’ai laissé dans ma chambre… Oh ! vraiment… » Elle passa près du colonel sans lui prêter grande attention en apparence, mais alors qu’il descendait l’escalier, Miss Marple s’arrêta à la porte de sa chambre et jeta un coup d’œil dans sa direction. Les yeux de la vieille demoiselle se reportèrent sur la porte de Bess Sedgwick. « C’est lui qu’elle guettait, murmura-t-elle. Je me demande pourquoi. »

Le chanoine Pennyfather, fortifié par son petit déjeuner, erra un moment dans le hall de l’hôtel, se souvint à temps qu’il devait laisser sa clef à la réception, s’ouvrit un passage à travers les portes battantes et fut promptement installé dans un taxi, par le portier irlandais.

— Où allez-vous, Sir ?

— Mon Dieu ! s’exclama le chanoine consterné. Voyons… où avais-je l’intention d’aller ?

La circulation dans Pond Street fut arrêtée quelques minutes pendant que le chanoine Pennyfather et le portier débattaient ce point épineux. Soudain, le chanoine eut une idée et le taxi partit dans la direction du British Museum.

Le portier sourit et, comme aucun autre client n’apparaissait, il flâna le long de la façade de l’hôtel en sifflant doucement un vieux refrain.

Une des fenêtres du rez-de-chaussée du Bertram s’ouvrit brusquement, mais le commissionnaire ne tourna la tête qu’au bruit d’une voix qui l’interpellait :

— C’est donc ici que vous avez abouti, Micky ? Que diantre y faites-vous ?

Il pivota en sursautant et regardant la fenêtre sans comprendre.

Lady Sedgwick pencha la tête hors de la croisée.

— Ne me reconnaissez-vous pas, Micky ?

Une soudaine lueur anima le visage de l’homme.

— Par exemple ! La petite Bessie ! Imaginez un peu ! Après tant d’années ! La petite Bessie !

— Personne d’autre que vous ne m’a jamais appelée ainsi. C’est un nom affreux. Qu’êtes-vous devenu pendant tant d’années ?

— Pas grand-chose, répondit-il avec réserve. Mon nom n’a pas paru dans les journaux comme le vôtre. J’ai relu plusieurs fois vos exploits.

Bess Sedgwick éclata de rire.

— En tout cas, je me suis mieux conservée que vous. Vous continuez à boire comme par le passé, hein ?

— Vous vous êtes bien conservée parce que vous avez toujours eu la chance d’avoir de l’argent.

— L’argent ne vous aurait rien apporté de bon. Cela ne vous aurait servi qu’à boire encore plus et vous seriez à l’hôpital ou dans un asile psychiatrique à l’heure actuelle. Ce que je veux savoir, c’est ce qui vous a amené ici ? Comment avez-vous été engagé en un tel endroit ?

— Je cherchais du travail et j’avais ceci.

Il pointa l’index vers une rangée de médailles ornant son revers.

— Je vois. Elles sont toutes authentiques, n’est-ce pas ?

— Naturellement. Pourquoi ne le seraient-elles pas ?

— Oh ! je vous crois. Vous avez toujours eu du courage. L’armée vous convenait, j’en suis sûre.

— En temps de guerre seulement.

— Ainsi, vous êtes à présent lancé dans cette activité. Je n’avais pas la moindre idée que…

— Vous n’aviez pas la moindre idée de quoi, Bessie ?

— Rien. C’est étrange de vous revoir après tant d’années.

— Je ne vous ai jamais oubliée, Bessie ! Quelle ravissante fille vous étiez !

— Une sacrée idiote, oui !

— Ça, c’est vrai ! Vous ne deviez pas avoir beaucoup de bon sens pour vous embarrasser d’un type comme moi. Quelles mains vous aviez pour retenir un cheval ! Vous souvenez-vous de cette jument… Comment s’appelait-elle donc ? Molly O’Flynn, je crois… Une sacrée diablesse, celle-là.

— Vous étiez le seul à pouvoir la monter.

— Elle a vite compris qu’elle ne pouvait me désarçonner et qu’il lui fallait être docile. Une belle bête. Mais pour ce qui est de dompter un cheval, il n’y avait pas une lady dans toute la région qui pouvait vous égaler. Vous n’éprouviez jamais la moindre peur ! D’après ce que j’ai lu sur vous dans les journaux, il ne me semble pas que vous ayez changé ?

Bess Sedgwick rit.

— Il faut que je termine mon courrier.

Elle se recula de la fenêtre. L’homme se pencha sur la balustrade.

— Je n’ai pas oublié Ballygowlan, cria-t-il. Quelquefois, j’ai pensé vous écrire.

La voix de Bess Sedgwick s’éleva dure :

— Que voulez-vous dire par là, Mick Gorman ?

— Simplement que je n’ai rien oublié.

— Si vous faites allusion à ce que je pense, laissez-moi vous donner un conseil. Le moindre ennui de votre part, et je vous abats comme un chien ! J’ai déjà tué des hommes.

— À l’étranger, peut-être.

— Et ici aussi. C’est la même chose pour moi.

— Grand Dieu ! Je crois que vous en seriez capable. (Sa voix était teintée d’admiration.) À Ballygowlan…

— À Ballygowlan on vous payait pour que vous vous taisiez, on vous payait même largement. Maintenant, vous n’aurez rien de plus de moi, alors n’y pensez plus.

— Ce serait pourtant une gentille histoire bien romantique pour les journaux du dimanche.

— Vous avez entendu ce que j’ai dit ?

— Voyons, Bessie, je plaisantais. Je ne voudrais jamais faire de mal à ma petite Bessie. Je me tairai.

— Ne l’oubliez pas !

Elle referma la fenêtre, examina la lettre inachevée posée sur la table devant elle, la froissa et la jeta dans la corbeille à papiers. Puis, brusquement, elle se leva et quitta la pièce.

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