À L’HÔTEL BERTRAM d’ Agatha Christie

L’effort qu’il fournissait était visible et démontrait son manque d’aisance. Il ne pouvait continuer à répéter la même phrase. Les deux ladies ne l’aidaient guère. Elvira souriait gentiment et Mrs Carpenter eut un gloussement stupide tout en lissant ses gants.

— Un bon voyage, hé ?

— Oui, merci, répondit Elvira.

— Pas de brouillard ? Aucun ennui ?

— Oh ! non !

— Notre avion est arrivé avec cinq minutes d’avance, le renseigna Mrs Carpenter.

— Oui, oui. Bien… très bien. (Il tenta un gros effort pour ajouter 🙂 J’espère que cet hôtel vous plaira ?

— J’en suis sûre, répondit vivement Mrs Carpenter en jetant un coup d’œil alentour. Très confortable !

— J’ai peur que ce soit plutôt vieux jeu, s’excusa-t-il. La clientèle compte surtout de vieilles gens. Pas de… heu… piste de danse ou autre agrément de la sorte.

— Non, je ne pense pas, en effet, concéda Elvira.

Elle regarda autour d’elle sans grand enthousiasme. Certainement impossible d’assimiler le Bertram et la danse.

— J’aurais peut-être dû vous emmener dans un endroit plus moderne. Je ne m’y connais pas beaucoup en ces choses, vous savez.

— C’est très gentil ici, protesta poliment Elvira.

— Ce n’est que pour deux nuits, reprit le colonel. J’ai pensé que ce soir, nous pourrions aller voir un « show ». Une comédie musicale… Let Down Your Hair, Girls. Peut-être cela vous plaira-t-il ?

— Avec plaisir, s’exclama Mrs Carpenter. N’est-ce pas, Elvira ?

— Assurément, approuva la jeune fille d’un ton neutre.

Le colonel reprit :

— Et ensuite, souper au Savoy ?

Nouvelle exclamation de Mrs Carpenter.

Luscombe jeta un coup d’œil à la dérobée sur Elvira et se sentit plus à l’aise. La jeune fille devait être contente bien que déterminée à cacher ses sentiments en présence de Mrs Carpenter. « Je ne l’en blâme pas », pensa le colonel.

Il s’adressa à Mrs Carpenter :

— Voulez-vous voir vos chambres ? Vous rendre compte si elles vous conviennent et contiennent tout ce dont vous aurez besoin ?

— Oh ! je suis sûre qu’elles seront parfaites.

— En tout cas, si quelque chose n’est pas à votre goût, n’hésitez pas à le dire, nous demanderons d’autres chambres. Je suis très connu ici.

À la réception, Miss Gorringe présenta les clefs : numéros 28 et 29, au deuxième étage, avec salle de bains contiguë.

— Je vais monter défaire les valises, annonça Mrs Carpenter en revenant à la table. Pendant ce temps, Elvira, le colonel et vous pourriez avoir une petite conversation.

Une marque de tact, pensa Luscombe, un peu ostentatoire, mais ils seraient au moins débarrassés d’elle durant quelques instants. Il ne savait cependant absolument pas de quoi il parlerait avec la jeune fille. Une charmante enfant, douée de bonnes manières, mais il n’était pas habitué à la compagnie de jeunes filles. Sa femme était morte en couche, et le bébé, un garçon, avait été confié à la famille de son épouse, tandis qu’une sœur plus âgée s’était occupée de son ménage. Son fils marié s’en était allé vivre au Kenya. Lors de la dernière visite de ses petits-enfants, onze ans, cinq ans et deux ans et demi, le colonel les avait distraits en parlant football, sciences spatiales, trains électriques et en faisant des promenades à pied ! Mais comment distraire une jeune fille ?

Il demanda à Elvira si elle désirait un rafraîchissement et allait proposer un « bitter-lemon », « ginger ale » ou une orangeade, lorsqu’elle le devança :

— Merci. J’aimerais un « gin et vermouth ».

Le colonel la regarda légèrement perplexe. Bien sûr, il se doutait que les jeunes personnes de… quel âge avait-elle, au fait ? seize… dix-sept ans ? buvaient des gin et vermouth. Elvira suivait simplement son époque. Rassuré par cette conclusion, il commanda donc un gin et vermouth et un « dry sherry » pour lui.

S’éclaircissant la voix, il questionna :

— Comment avez-vous trouvé l’Italie ?

— Très agréable, merci.

— Et cet endroit où vous étiez, chez la comtesse Machin ? Pas trop triste ?

— La comtesse est assez stricte, mais je n’y ai pas attaché trop d’importance.

Il la regarda, pas tellement certain que sa réponse ne contenait pas une légère ambiguïté. Bégayant un peu, mais recouvrant son assurance, il reprit :

— Je crains que nous ne nous connaissions que très peu. Je suis votre tuteur et votre parrain, Elvira. Difficile pour moi, qui ne suis qu’un vieux bonhomme, de savoir ce qu’une jeune fille souhaite, je veux dire, ce dont elle a besoin. Il y a d’abord l’école et après ? De notre temps, on parlait d’institution pour grandes jeunes filles, mais je suppose qu’à présent c’est plus sérieux. Elles veulent entreprendre une carrière, travailler. Nous devrons avoir un entretien à ce sujet. Y a-t-il quelque chose de spécial que vous aimeriez faire ?

— Je suppose que je m’inscrirai à un cours commercial, répondit-elle sans enthousiasme.

— Ah ! Vous voulez devenir secrétaire ?

— Pas particulièrement.

— Mais… en ce cas…

— C’est seulement parce que c’est ce qu’on l’on commence par faire, expliqua-t-elle.

Le colonel eut l’impression qu’on le remettait à sa place.

— Mes cousins, les Melford, vous pensez que vous aimeriez vivre avec eux ? Sinon…

— Je crois que oui. J’aime bien Nancy et ma cousine Mildred est charmante.

— Alors, dans ce cas, c’est parfait.

— Absolument. Pour le présent.

Luscombe ne sut que répondre à cela. Alors qu’il se creusait la tête pour chercher un autre sujet de conversation, Elvira prit la parole. Ses mots furent simples et directs.

— Ai-je de l’argent ?

À nouveau, il hésita à répondre, l’examinant pensivement.

— Oui, vous avez pas mal d’argent, vous en disposerez à votre majorité.

— Qui en a la charge pour le moment ?

Il sourit.

— Il se trouve en dépôt. Chaque année, une certaine somme est déduite du revenu pour subvenir à votre entretien et votre éducation.

— Et vous en êtes le dépositaire ?

— L’un d’entre eux. Nous sommes trois dépositaires.

— Qu’adviendra-t-il si je meurs ?

— Voyons, Elvira ! Vous n’allez pas mourir. Quelle idée ridicule !

— J’espère que non, mais on ne sait jamais, n’est-ce pas ? La semaine dernière, un avion s’est écrasé au sol et tous les passagers sont morts.

— Mais cela ne vous arrivera pas à vous, répliqua-t-il fermement.

— Vous ne pouvez en être sûr. Je désirais seulement savoir à qui irait mon argent, si je mourais.

— Je n’en ai pas la moindre idée, répondit Luscombe irrité. Pourquoi me demandez-vous ça ?

— Cela m’intéresserait de le savoir. Par exemple, quelqu’un aurait-il intérêt à me tuer pour avoir mon argent ?

— Vraiment, Elvira ! Je ne comprends pas comment votre esprit peut s’attacher à de telles pensées !

— Oh ! Ce ne sont que des idées ! Il est bon de connaître les choses et les gens !

— Vous ne feriez pas allusion à la Mafia ou autre organisation du même genre, par hasard ?

— Bien sûr que non ! Ce serait stupide. Dites-moi, qui aurait la responsabilité de mon argent si je me mariais ?

— Votre mari, je suppose… Mais, vraiment…

— En êtes-vous sûr ?

— Non, pas le moins du monde. Cela dépend des conditions inscrites dans l’acte notarié réglant les modalités de la conservation. Mais vous n’êtes pas mariée, alors pourquoi vous tourmenter ?

La jeune fille ne répondit pas, perdue dans ses pensées. Finalement, elle lança :

— Voyez-vous jamais ma mère ?

— Quelquefois. Pas très souvent.

— Où se trouve-t-elle en ce moment ?

— Oh !… En voyage.

— Où exactement ?

— France… Portugal… Je ne sais pas.

— Demande-t-elle parfois à me voir ?

Les yeux limpides plongèrent dans le regard du colonel qui ne sut que répondre. Dire la vérité ? Se retrancher dans une remarque vague ? Inventer un bon gros mensonge ? Quelle attitude adopter devant une question si simple, alors que la réponse apparaît très complexe ?

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