À L’HÔTEL BERTRAM d’ Agatha Christie

Il avoua tristement :

— Je ne sais pas.

Elvira le regarda gravement et le colonel se sentit mal à l’aise. Il pataugeait. Cette fille devait se demander… elle se demandait… d’ailleurs, à sa place, n’importe quelle autre fille en aurait fait autant.

— Vous ne devez pas penser, Elvira, je veux dire… C’est très difficile à expliquer. Votre mère est, disons, différente des autres.

— Je sais ! Je lis souvent des articles dans les journaux à son sujet. Une personne à part, n’est-ce pas ? En fait, elle est plutôt extraordinaire.

— Oui. C’est exact. Une personne extraordinaire. Mais, très souvent, il n’est pas trop bon d’avoir pour mère une personne extraordinaire. Croyez-moi là-dessus, Elvira.

— Vous n’aimez guère avouer la vérité, il me semble. Mais je crois que vous avez raison au sujet de ce que vous venez de déclarer.

Ils restèrent assis en silence, le regard tourné vers les doubles portes aux massives poignées de cuivre les séparant du monde extérieur.

Soudain, ces battants furent poussés avec violence (un geste assez insolite au Bertram), et un jeune homme, vêtu d’une veste de cuir noir, pénétra dans le hall s’avançant à grandes enjambées vers la réception. Sa vitalité était telle que l’hôtel prit aussitôt, par contraste, l’aspect d’un musée avec sa clientèle de reliques poussiéreuses.

Le jeune homme se pencha vers Miss Gorringe pour demander :

— Lady Sedgwick est-elle descendue à cet hôtel ?

Miss Gorringe n’afficha pas, cette fois, son sourire de bienvenue. Ses yeux reflétèrent une certaine dureté.

— Oui.

Avec une mauvaise grâce évidente, elle tendit la main vers le téléphone.

— Voulez-vous… ?

— Non. Je désirerais simplement lui laisser un mot.

Il sortit un pli de sa poche qu’il posa sur le comptoir d’acajou.

— Je voulais m’assurer que c’était le bon hôtel.

Il traduisait une certaine incrédulité, jetant un coup d’œil rapide autour de lui. Son regard passa avec indifférence sur les groupes environnants. Il ne brilla d’aucune lueur en se posant au passage sur la table qu’occupaient Luscombe et Elvira. Le colonel sentit une certaine colère l’envahir. « Quel sauvage ! pensa-t-il. Elvira est une jolie fille. Lorsque j’étais jeune, j’aurais remarqué une jolie fille au milieu de tous ces fossiles. » Mais le jeune homme ne semblait pas posséder un œil capable d’apprécier les jolies jeunes filles. Il se retourna vers le comptoir et éleva la voix comme pour attirer l’attention de Miss Gorringe.

— Quel est le numéro de téléphone de cet hôtel ? 1129 ?

— Non. 3925.

— Regent ?

— Non, Mayfair.

Il hocha la tête. Puis, d’une démarche souple, il ressortit, laissant les portes battre derrière lui, avec la même vigueur explosive qu’il avait déployée en entrant. Alors, tout le monde parut retrouver sa respiration, mais on eut du mal à renouer le fil des conversations interrompues.

— Eh bien ! s’exclama le colonel qui faisait un effort pour retrouver l’usage de la parole, vraiment ! Ces jeunes gens à l’heure actuelle…

Elvira souriait. Elle lança :

— Vous l’avez reconnu, n’est-ce pas ? Ladislas Malinowski.

— Oh ! ce type-là… ? (Le nom lui était vaguement familier.) Pilote de voitures de courses, non ?

— Oui. Il a été champion du monde, deux années de suite. Il a eu un sérieux accident l’année dernière, mais j’imagine qu’il recommence à conduire à présent. (Elle leva la tête pour écouter.) Tenez, il conduit une voiture de course en ce moment.

Le grondement d’un moteur envahit le hall, venant de la rue. Le colonel devina que Ladislas Malinowski était l’un des héros d’Elvira. Pourquoi pas, après tout ? Cela vaut mieux que ces chanteurs modernes, Beatles aux cheveux longs ou autres. Luscombe avait une appréciation très vieux jeu sur les jeunes gens d’aujourd’hui.

Les portes s’ouvrirent à nouveau et Luscombe, ainsi que la jeune fille, levèrent les yeux en même temps. Mais le Bertram avait repris son aspect normal. Il s’agissait cette fois d’un ecclésiastique aux cheveux blancs, qui resta un moment immobile près de l’entrée, regardant autour de lui d’un air perplexe, comme quelqu’un qui ne comprend pas où il se trouve et pourquoi. Un tel comportement n’était pas nouveau pour le chanoine Pennyfather. Cela lui arrivait dans le train lorsqu’il ne se souvenait plus d’où il venait, où il se rendait et pour quel motif ! Cela lui arrivait aussi lorsqu’il marchait dans la rue, ou siégeait dans un comité. Ce même jour, cela lui était arrivé dans sa stalle de la cathédrale alors qu’il ne se rappelait plus s’il venait de prononcer son sermon ou s’il devait le prononcer d’un moment à l’autre.

— Je crois que je connais ce vieux garçon, remarqua Luscombe. Qui est-il donc ? Il me semble qu’il descend souvent dans cet hôtel. Abercombie ? Archidiacre Abercombie ? Non, ce n’est pas lui, bien qu’il lui ressemble assez.

Elvira jeta un vague coup d’œil au chanoine Pennyfather. Comparé à un chauffeur de voiture de course, il ne présentait aucun intérêt. De toute manière, les ecclésiastiques ne l’attiraient pas, bien que depuis son voyage en Italie, elle se reconnût une certaine admiration pour les cardinaux qui, au moins, étaient pittoresques.

Le visage du chanoine s’éclaircit et il hocha la tête d’un air satisfait. Il venait de comprendre où il se trouvait. À l’hôtel Bertram, bien sûr ; là où il allait passer la nuit en route pour… Où devait-il donc se rendre ? Chadminster ? Non, non ! Il en arrivait ! Il se rendait… Il se rendait au congrès de Lucerne, naturellement ! Le visage radieux, il s’avança jusqu’au bureau de réception où il fut gracieusement accueilli par Miss Gorringe.

— Tellement heureuse de vous revoir, chanoine Pennyfather. Vous avez très bonne mine.

— Merci, merci. J’ai eu une méchante grippe, la semaine dernière, mais j’en suis remis. Vous avez une chambre pour moi. Je vous ai bien écrit ?

Miss Gorringe le rassura :

— Oh, oui ! Chanoine Pennyfather. Nous avons reçu votre lettre. Nous vous avons réservé le numéro 19 que vous aviez la dernière fois.

— Merci, merci. Parce que, voyons, je voudrais la garder pour quatre jours. En fait, je dois aller à Lucerne et je serai absent une nuit, mais j’aimerais que vous me gardiez la chambre. Je laisserai la plupart de mes affaires et n’emporterai qu’un petit sac de voyage en Suisse. Il n’y a aucune difficulté à ce sujet ?

À nouveau, Miss Gorringe le rassura :

— Tout se passera bien. Vous nous avez déjà expliqué tout cela très clairement dans votre lettre.

D’autres personnes, moins bien éduquées, auraient pu dire « très longuement », car la lettre du chanoine était certainement très détaillée.

Toute anxiété dissipée, le chanoine Pennyfather eut un soupir de soulagement et fut dirigé avec ses bagages vers la chambre 19.

Dans la chambre 28, Mrs Carpenter, ayant retiré sa couronne de violettes, arrangeait méticuleusement sa chemise de nuit sur son oreiller. Elle leva les yeux alors qu’Elvira entrait.

— Ah ! vous voici, ma chère. Voulez-vous que je vous aide à ranger vos affaires ?

— Non, merci. Je ne vais pas sortir beaucoup de choses, vous savez.

— Laquelle des chambres préférez-vous ? J’ai demandé à ce qu’on porte vos valises dans l’autre, car j’ai pensé que celle-ci risque d’être un peu trop bruyante.

— C’est très aimable à vous, répondit Elvira de sa voix sans timbre.

— Vous êtes sûre que vous n’avez pas besoin de mon aide ?

— Non, merci, vraiment. Je crois que je vais prendre un bain.

— Une très bonne idée. Prenez la salle de bains la première, car pour ma part je préfère finir de défaire mes valises.

La jeune fille se retira, gagna sa chambre, ouvrit sa valise et jeta quelques vêtements sur le lit, fit couler l’eau de son bain. Retournant dans sa chambre, elle s’assit sur son lit près du téléphone et attendit un moment pour s’assurer qu’on ne la dérangerait pas. Puis, brusquement, elle prit le combiné.

— Ici chambre 29. Pouvez-vous me donner Regent 1129, je vous prie ?

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