À L’HÔTEL BERTRAM d’ Agatha Christie

CHAPITRE XXIII

Richard Egerton relut la carte posée devant lui et reporta son regard sur le large visage du chef inspecteur Davy.

— Une affaire étrange.

— Oui, Monsieur, une affaire très étrange.

— L’hôtel Bertram et le brouillard. J’imagine qu’un temps pareil vous donne du travail généralement ?

— Il ne s’agit pas, cette fois, d’un sac volé mais d’un attentat, Monsieur.

— D’où tirait-on sur Miss Blake ?

— À cause du brouillard, nous ne pouvons le deviner. Miss Blake elle-même est incapable d’affirmer quoi que ce soit. Mais nous pensons que l’homme se cachait dans le terrain vague, voisin de l’hôtel.

— Vous dites qu’il lui a tiré dessus deux fois ?

— Oui. Et ce fut le deuxième coup qui atteignit le portier.

— Un brave, il me semble ?

— Sa carrière militaire le prouvait déjà. Il était irlandais.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Michael Gorman.

— Michael Gorman ? (L’homme d’affaires se tut, fronça les sourcils et reprit 🙂 Un moment, j’ai cru que le nom me rappelait quelque chose.

— Un nom très commun. Toujours est-il qu’il a sauvé la vie de la jeune fille.

— Au fait, quel est le but de votre visite, inspecteur ? Je n’ai vu Elvira que deux fois depuis sa naissance et je ne pense pas…

— On m’a appris qu’elle était inquiète et convaincue que sa vie était en danger. Vous a-t-elle donné cette impression lors de sa visite ?

— Je n’irais pas jusque-là, bien qu’elle ait eu une ou deux réflexions qui m’intriguèrent un peu.

— Des réflexions de quel genre ?

— Elle voulait savoir qui bénéficierait de son argent si elle venait à mourir brusquement.

— Ah ! Elle y pensait donc ?

— Elle avait sûrement quelque chose en tête, mais j’ignore quoi. Elle voulait aussi connaître le montant de son héritage.

— Beaucoup d’argent, j’imagine ?

— Une très belle fortune, inspecteur.

— Pourquoi vous a-t-elle posé ces questions, à votre avis ?

— Allez deviner ! Elle a aussi fait allusion à l’éventualité d’un mariage.

— Avez-vous eu l’impression qu’un homme était mêlé à l’histoire ?

— Je n’ai aucune certitude, bien entendu, mais… oui, j’ai tout de suite pensé à cela. C’est ce qui a lieu généralement. Luscombe, c’est son tuteur, n’a pas semblé partager mon opinion. Toutefois, il m’a paru préoccupé lorsque je lui ai suggéré qu’il devait y avoir un homme dans la vie de sa pupille et probablement un garçon qui n’était pas de son milieu.

— Pas du tout de son milieu, en effet.

— Vous savez donc de qui il s’agit ?

— Ladislas Malinowski.

— Le pilote de voitures de course ? Vraiment ! Un beau casse-cou ! Les femmes tombent facilement amoureuses de lui. Je me demande comment il a rencontré Elvira ? Attendez, il se trouvait à Rome, il y a environ deux mois, c’est probablement là qu’ils se sont connus.

— Probablement. À moins que sa mère ne la lui ait présentée ?

— Bess ? Je ne pense pas.

Davy toussa.

— On dit que lady Sedgwick et Malinowski sont très intimes.

— On le murmure. Leur intimité tient peut-être à leur même façon d’envisager l’existence. Mais de toute manière, Bess et sa fille ne se rencontrent jamais.

— C’est ce que lady Sedgwick m’a confirmé. Miss Blake a-t-elle d’autres parents ?

— Aucun. Mrs Melford qu’Elvira appelle « cousine Mildred » n’est que la cousine du colonel Luscombe.

— Vous dites que Miss Blake a fait allusion à un mariage éventuel ? Il est peu probable qu’elle soit déjà mariée… je suppose ?

— Elle n’est pas encore en âge et, de toute manière, il lui faudrait l’accord de ses tuteurs.

— Pratiquement, oui. Mais les jeunes n’attendent pas toujours les permissions.

— Je sais. Tout à fait regrettable, à mon avis.

— Et, une fois qu’ils sont mariés, il ne reste qu’à s’incliner. J’imagine que si elle était mariée et venait à mourir subitement, son mari hériterait ?

— Cette histoire de mariage me paraît inconcevable ! Elvira a été élevée d’une manière très stricte…

Il s’interrompit devant le sourire ironique du chef inspecteur.

— Quelles que soient les précautions avec lesquelles Elvira avait été élevée, elle a quand même réussi à lier connaissance avec Ladislas Malinowski.

Le notaire remarqua, gêné :

— Il est vrai que sa mère s’enfuit lorsqu’elle était encore très jeune…

— C’est possible, toutefois sa fille est différente. Elle a peut-être les mêmes aspirations, mais elle utilise des tactiques différentes.

— Vous ne pensez tout de même pas…

— Pour le moment, je ne pense encore rien.

CHAPITRE XXIV

Ladislas Malinowski regarda alternativement les deux policiers puis, rejetant la tête en arrière, éclata de rire.

— Très amusant ! Vous êtes tellement solennels que vous ressemblez à des hiboux ! Il est inadmissible que vous me fassiez venir ici pour me poser des questions. Vous n’avez rien contre moi, rien !

— Nous pensons que vous pourriez nous aider dans nos recherches, Mr Malinowski, répondit le chef inspecteur Davy, d’une voix doucereuse. Vous avez une voiture, Mercedes-Otto immatriculée FAN 2266.

— Y a-t-il une raison qui s’opposerait à ce que je possède une telle voiture ?

— Aucune raison, Mr Malinowski. Il subsiste seulement un léger doute quant au numéro matricule. Votre voiture a été rencontrée sur l’autoroute M. 7 avec un numéro différent.

— Ridicule ! Il devait s’agir d’une autre voiture.

— Il n’y en a pas tant de cette catégorie et de cette marque. Nous avons collationné toutes celles qui sont en circulation.

— J’imagine que vous croyez les sottises que vos policiers de la route vous racontent ! Rien que pour rigoler, dites-moi donc où se trouvait cette mystérieuse auto ?

— Non loin de Bedhampton, durant la nuit du hold-up du courrier irlandais.

— Vous m’amusez !

— Possédez-vous un revolver ?

— Certainement, j’ai un revolver et un pistolet automatique, avec des permis de port d’arme pour chacun d’eux.

— Vous les détenez tous les deux ?

— Évidemment.

— Je vous ai déjà prévenu, Mr Malinowski.

— Le fameux avertissement de la police ! Tout ce que vous allez dire sera écrit et utilisé contre vous lors de votre jugement.

— Ce ne sont pas là les mots exacts, répondit paisiblement Father. Utilisé oui, mais pas contre vous. Vous ne souhaitez pas modifier votre déclaration ?

— Non.

— Et vous êtes sûr que vous ne voulez pas qu’on appelle votre avocat ?

— Je n’aime pas les avocats.

— Libre à vous. Où se trouvent vos armes à feu en ce moment ?

— Je pense que vous ne l’ignorez pas, chef inspecteur. Le petit pistolet est dans le coffre à gants de ma voiture, la Mercedes-Otto dont le numéro matricule est, comme je vous le disais, FAN 2266. Le revolver est dans un tiroir, chez moi.

— Vous avez parfaitement raison en ce qui concerne celui qui est chez vous, mais l’autre, le petit revolver, ne se trouve pas dans votre voiture.

— Mais si, voyons !

— Non. Il a pu y être, mais il ne s’y trouve plus à présent. Est-ce celui-ci, Mr Malinowski ?

Il posa sur la table un petit automatique. L’air profondément étonné, Ladislas Malinowski le prit.

— Oui, c’est celui-là ! Ainsi, c’est vous qui l’avez chipé dans ma voiture ?

— Je vous répète qu’il n’était pas dans votre voiture. Nous l’avons trouvé ailleurs.

— Où ?

— Dans un terrain vague près de Pond Street qui, comme vous devez le savoir, est une rue voisine de Park Lane. Il a pu y être jeté par un homme qui descendait cette rue… en courant, peut-être ?

Ladislas Malinowski haussa les épaules.

— Ça n’a rien à voir avec moi, j’ai encore vu cette arme dans ma voiture, il y a un jour ou deux. On ne vérifie pas constamment si les choses sont toujours bien à la même place, n’est-ce pas ?

— L’ennuyeux, Mr Malinowski, est que ce revolver a servi à tuer Michael Gorman, la nuit du 26 novembre.

— Michael Gorman ? Je ne connais pas de type de ce nom.

— Le portier de l’hôtel Bertram.

— Ah ! oui ! Celui qui s’est fait descendre. J’ai lu l’histoire dans les journaux. Et vous dites que c’est avec mon revolver qu’on l’a abattu ?

— C’est ce que pensent les experts. Vous devez connaître assez bien les armes à feu pour savoir que leur témoignage est indiscutable.

— Vous essayez de me mettre cette affaire sur le dos, hein ? Je sais de quoi vous êtes capables, vous autres, les policiers !

— Je constate que vous semblez connaître très bien la police de ce pays, Mr Malinowski ?

— Êtes-vous en train de suggérer que j’ai tué Michael Gorman ?

— Pour le moment, nous vous réclamons simplement une déposition. Aucune accusation n’a été portée, que je sache ?

— Mais vous pensez… que j’ai descendu ce pantin grotesque. Pourquoi l’aurais-je fait ? Je ne lui devais pas d’argent, je n’avais rien contre lui.

— C’est sur une jeune fille qu’on tirait. Gorman courut vers elle pour la protéger et se fit tuer à sa place.

— Une jeune fille ?

— Oui, et je pense qu’elle ne vous est pas inconnue. Miss Elvira Blake.

Incrédule, Malinowski s’écria :

— Voulez-vous dire que quelqu’un a essayé de tuer Elvira avec ce pistolet et que ce quelqu’un ce serait moi ?

— Vous auriez pu vous quereller ?

— Pourquoi irais-je tuer la fille que je dois épouser ?

— Noterons-nous dans votre déposition que vous comptez épouser Miss Elvira Blake ?

Le garçon hésita un moment puis déclara en haussant les épaules :

— Elle est encore très jeune. Ce n’est donc pas absolument certain.

— Peut-être, après avoir promis de vous épouser, a-t-elle changé brusquement d’avis ? Elle avait peur de quelqu’un, Mr Malinowski. Était-ce de vous ?

— Pourquoi voudrais-je sa mort ? Ou bien, je suis amoureux d’elle et je l’épouse, ou bien je ne veux pas l’épouser et rien ne peut m’y forcer. Aussi simple que cela. Pour quelles raisons la tuerais-je ?

Davy attendit un moment avant d’ajouter :

— Il y a sa mère, bien sûr.

— Quoi ? (Malinowski bondit.) Bess, tuer sa propre fille ? Vous êtes fou ! Pourquoi Bess ferait-elle une chose pareille ?

— Étant sa plus proche parente, elle hériterait d’Elvira Blake en cas de décès.

— Bess, tuer pour de l’argent ! Allons donc ! Elle touche assez de dollars de son mari américain ! Suffisamment, en tout cas.

— Suffisamment n’est pas la même chose qu’une grosse fortune. Des mères ont tué leurs enfants pour cette raison sordide, et des enfants ont agi de même.

— Je vous répète que vous êtes fou !

— Vous déclarez que vous allez peut-être épouser Miss Blake. Peut-être l’avez-vous déjà épousée ? S’il en était ainsi, vous seriez son héritier.

— Quelle histoire plus grotesque pourriez-vous imaginer ? Non, je ne suis pas marié avec Elvira. C’est une jolie fille. Je l’estime et je sais qu’elle est amoureuse de moi. Je l’ai connue en Italie. Nous avons flirté… mais c’est tout. Rien de plus, vous comprenez ?

— Vraiment ? Pourtant, il y a seulement un instant, vous affirmiez qu’elle était la jeune fille que vous deviez épouser.

— Oh ! ça…

— Était-ce vrai ?

— Je l’ai dit parce que ça paraît plus respectable. On est puritain dans votre pays.

— Ce n’est certainement pas une explication satisfaisante, Mr Malinowski.

— Vous ne comprenez donc rien du tout ? Bess et moi sommes des amis très intimes… Je ne voulais pas le dire, c’est pourquoi j’ai suggéré que la fille et moi… étions fiancés. Cela paraît plus correct.

— Ce n’est pas du tout mon sentiment. Vous avez d’assez gros ennuis d’argent, en ce moment, n’est-ce pas ?

— Mon cher inspecteur, j’ai toujours des ennuis d’argent et c’est bien triste.

— Toutefois, j’ai appris qu’il y a seulement quelques mois vous dépensiez sans regarder.

— J’ai eu de la chance au jeu. Je suis joueur, je l’avoue.

— Je vous crois facilement sur ce point. Où avez-vous eu tellement de chance au jeu ?

— Vous ne le saurez pas et cela ne vous surprendra sûrement pas ? Est-ce tout ce que vous vouliez me demander ?

— Pour le moment, oui. Vous avez identifié le pistolet comme étant le vôtre. Cela nous aidera beaucoup.

— Je ne comprends pas… je ne puis imaginer. (Il tendit la main.) Donnez-le-moi, je vous prie.

— J’ai bien peur que nous ne puissions vous le rendre pour le moment. Je vais vous rédiger un reçu.

Il s’exécuta et tendit le papier à Malinowski qui sortit en claquant la porte.

— Un type nerveux, remarqua Father.

— Vous n’avez pas insisté sur le numéro de sa voiture, Sir ?

— Non. Je souhaite l’inquiéter, mais pas trop. Nous lui fournirons des raisons valables de se faire des soucis, mais une à la fois… et c’est déjà un bon début.

— Le patron désire vous voir dès que vous aurez un moment de libre, Sir.

Le chef inspecteur se rendit dans le bureau de son supérieur.

— Ah ! Father, vous avez du nouveau ?

— Oui. Nous progressons… pas mal de poissons déjà dans le filet. Des petites prises, bien sûr, mais nous approchons de la grosse pièce. L’engrenage est en marche…

— Bravo, Fred.

CHAPITRE XXV

Miss Marple sortit du métro à la station Paddington et vit le chef inspecteur Davy qui guettait sa venue sur le quai.

— C’est très aimable à vous, Miss Marple.

Il lui soutint le bras et la mena à la sortie où une voiture les attendait. Le chauffeur ouvrit la portière et ils s’engouffrèrent dans le véhicule qui démarra.

— Où m’emmenez-vous, inspecteur ?

— À l’hôtel Bertram.

— Encore l’hôtel Bertram ! Pourquoi ?

— La réponse officielle est : parce que la police pense que vous pouvez lui être utile dans ses recherches.

— Assez familier mais plutôt sinistre. C’est souvent le prélude à une arrestation.

Father sourit.

— Je ne vais pas vous arrêter, Miss Marple. Vous avez un alibi.

La vieille demoiselle resta un moment silencieuse avant de déclarer :

— Je vois.

Ils finirent le parcours en silence. À leur entrée dans le hall, Miss Gorringe leva les yeux de ses livres, mais le policier conduisit directement Miss Marple vers l’ascenseur.

— Deuxième étage.

Arrivés au deuxième, Father entraîna sa compagne le long du couloir. Alors qu’il ouvrait la porte du numéro 18, Miss Marple remarqua :

— C’est la chambre que j’occupais.

— Oui.

Miss Marple s’assit dans le fauteuil.

— Une pièce très confortable, remarqua-t-elle en jetant un coup d’œil alentour.

— Ici, on sait ce qu’est le confort.

— Vous paraissez fatigué, inspecteur ?

— Pas mal d’allées et venues. En fait, je reviens tout juste d’Irlande.

— Vraiment ! De Ballygowlan ?

— Comment avez-vous pu deviner ? Je suppose que Michael Gorman vous a dit qu’il était de ce pays ?

— Pas exactement.

— Alors, de quelle façon… ?

— Mon Dieu ! que c’est embarrassant ! Une conversation que j’ai surprise. Je n’essayais pas d’écouter, je vous assure. Je me trouvais dans une pièce ouverte à tout le monde. J’aime écouter les gens parler et s’ils ne baissent pas la voix pour s’entretenir, on peut supposer qu’ils se moquent d’être entendus. Mais les conversations peuvent bifurquer et, commencées sur un ton badin, prendre une tournure plus sérieuse ou intime. Parfois, les personnes qui discutent, emportées par leur passion, ne réalisent plus qu’elles se trouvent dans un lieu public. Que doit faire l’auditeur involontaire ? Tousser ? Se lever et disparaître ? C’est, de toute manière, très gênant.

Le chef inspecteur jeta un coup d’œil à sa montre.

— Écoutez, Miss, j’aimerais en apprendre davantage, mais le chanoine Pennyfather doit arriver d’un moment à l’autre. Cela ne vous ennuie pas d’attendre un moment, ici ?

La vieille demoiselle le rassura et le policier sortit.

Le chanoine poussa les portes battantes et se retrouva dans le hall du Bertram. Il fronça légèrement les sourcils se demandant ce qui lui semblait différent ce jour-là, dans le vieux décor familier. Peut-être avait-il été repeint ? Non, ce n’était pas cela, mais il y avait sûrement quelque chose. Il ne parvint pas à prendre conscience de l’absence du grand portier irlandais remplacé par un garçon de stature ordinaire.

De sa démarche hésitante, le chanoine s’approcha du bureau de réception. Miss Gorringe le salua.

— Chanoine Pennyfather ! Quelle agréable surprise ! Venez-vous chercher vos bagages ? Ils sont prêts. Si vous nous l’aviez demandé, nous aurions pu vous les envoyer chez vous ?

— Merci. Merci beaucoup. Vous êtes très aimable, Miss Gorringe. Mais comme je devais venir à Londres aujourd’hui, j’ai pensé que je pourrais m’en charger.

— Nous nous sommes fait beaucoup de souci à votre sujet. Cette disparition ! Personne ne pouvait vous retrouver. Vous avez été renversé par une voiture, paraît-il ?

— Oui. Les gens conduisent bien trop vite à l’heure actuelle. Notez que je ne m’en souviens pas car le choc m’a dérangé la tête. Plus on avance dans la vie, moins on a de mémoire… Comment allez-vous, vous-même, Miss Gorringe ?

— Très bien, merci.

À ce moment, le chanoine Pennyfather réalisa que Miss Gorringe, elle aussi, était différente. Sa coiffure, peut-être ? Non. Son apparence restait la même. Un peu amincie ? Ou bien… oui… Miss Gorringe avait l’air préoccupé. Le chanoine n’était pas le genre de personne capable de remarquer si son entourage a l’air soucieux ou non, mais il venait de noter ce détail chez Miss Gorringe, probablement parce qu’elle affichait habituellement et depuis toujours la même attitude sereine devant les clients.

— Vous n’avez pas été malade, j’espère ? Vous me semblez légèrement amaigrie.

— Nous avons eu beaucoup de soucis récemment.

— Vraiment ? J’en suis désolé. Ce n’est pas à cause de ma disparition, j’espère ?

— Oh ! non ! Nous étions inquiets, bien sûr, mais dès que nous avons eu de vos nouvelles… Non… c’est cette… peut-être ne l’avez-vous pas appris par les journaux ? Gorman, notre portier, a été tué.

— Oui, oui. Je me souviens, à présent. Les journaux ont même parlé d’un meurtre.

Miss Gorringe sursauta à ce mot brutal.

— Terrible… ! Un tel événement ne s’est jamais produit au Bertram. Nous ne sommes pas le genre d’hôtel où cela arrive !

— J’en suis persuadé.

— Naturellement, cela n’a pas eu lieu à l’intérieur de l’hôtel, mais dans la rue.

— En somme, cela n’a presque rien à voir avec le Bertram.

— Mais si ! La police a interrogé tout le monde, car c’est notre portier qui a été tué.

— Ainsi, vous avez un nouveau portier, à présent ?

— Oui, bien que je ne sois pas sûre qu’il fasse vraiment l’affaire. Il n’est pas exactement du genre auquel nous sommes habitués. Mais, il nous a fallu trouver quelqu’un très vite.

— Je me rappelle parfaitement cette histoire maintenant ! s’exclama le chanoine, se souvenant enfin de ce qu’il avait lu dans le journal une semaine plus tôt. Mais, voyez, j’étais persuadé que la victime était une jeune fille ?

— Sans doute voulez-vous parler de la fille de lady Sedgwick ? Vous l’avez rencontrée ici, avec son tuteur, le colonel Luscombe. Elle a été attaquée, en effet, dans le brouillard. On voulait probablement lui voler son sac à main. On lui a tiré dessus une première fois et, Gorman, qui avait été un bon soldat, était resté un homme courageux, il se précipita, se mit devant elle et reçut la deuxième balle destinée à la jeune fille.

— Quelle pitié ! chuchota le chanoine en se signant.

— Cela nous place dans une situation délicate avec ces messieurs de la police qui entrent et sortent sans arrêt. C’est normal, je suppose, mais nous n’aimons guère ce genre de remue-ménage, bien que le chef inspecteur Davy et le sergent Wadell se montrent très corrects et compréhensifs.

— Oui, oui.

— Avez-vous été hospitalisé ?

— Non, des gens charmants m’ont recueilli chez eux et m’ont soigné. Ils se sont montrés vraiment charitables. Il est réconfortant de penser qu’il existe encore de la bonté et de la générosité dans notre monde. Vous ne trouvez pas ?

— Oh ! si ! Surtout quand on sait l’augmentation ininterrompue de la criminalité. Tous ces jeunes gens horribles qui dévalisent les banques et agressent les passants ! (Elle tourna la tête et ajouta 🙂 Le chef inspecteur descend les escaliers ; je crois qu’il veut vous parler.

— Je ne vois pas pourquoi. Il est déjà venu me voir chez moi. J’ai l’impression qu’il a été déçu de ce que je ne puisse pas lui apprendre quelque chose d’utile pour son enquête.

— Vous n’avez pas pu ?

— Je ne me souviens de rien. L’accident a eu lieu près d’un endroit appelé Bedhampton, et je ne devine pas ce que j’y faisais.

Davy s’approcha d’eux.

— Vous voici donc, Mr le Chanoine ! Vous vous sentez bien ?

— Oui, merci, quoique j’aie tendance à avoir des maux de tête fréquents. Le médecin m’a recommandé de ne pas trop me fatiguer. Je ne me souviens toujours pas de ce dont je devrais me souvenir et le docteur m’a averti que la mémoire ne me reviendrait probablement jamais.

— Il ne faut pas cesser d’espérer, le réconforta Davy, tout en le tirant à l’écart du bureau. Il y a une petite expérience que je voudrais vous demander d’essayer. Cela ne vous ennuie pas de m’aider, j’espère ?

Lorsque le chef inspecteur ouvrit la porte du numéro 18, Miss Marple était toujours assise dans le fauteuil, face à la fenêtre. Elle remarqua :

— Il y a beaucoup de monde dans la rue, aujourd’hui. Plus que de coutume.

— C’est une voie de passage très empruntée.

— Je ne voulais pas parler des passants, mais de ces hommes si affairés… réparation de la chaussée, une équipe du service téléphonique… on décharge un camion de marchandises.

— Et qu’en déduisez-vous, Miss Marple ?

— Je n’ai pas dit que cela entraînait une déduction.

Father la regarda un moment en silence, puis déclara :

— J’ai besoin de votre aide.

— C’est pour cela que je suis ici. Que voulez-vous que je fasse ?

— Je voudrais que vous répétiez exactement les gestes que vous avez accomplis, la nuit du 19 novembre. Vous dormiez… vous vous êtes réveillée par suite d’un bruit anormal qui a troublé votre sommeil. Vous avez allumé la lumière, regardé l’heure, vous vous êtes levée, avez ouvert la porte et jeté un coup d’œil à l’extérieur. Pouvez-vous recommencer tout cela ?

— Certainement.

Miss Marple se leva et se dirigea vers le lit.

— Un moment.

L’inspecteur s’approcha de la cloison contre laquelle il frappa.

Le chef inspecteur frappa avec vigueur, puis consulta sa montre :

— J’ai demandé au chanoine Pennyfather de compter jusqu’à dix. Allez-y, Miss Marple.

Miss Marple alluma la lampe de chevet, tourna la tête vers un réveil imaginaire, se leva, marcha jusqu’à la porte, l’ouvrit et regarda au-dehors. Sur sa droite, quittant juste sa chambre, le chanoine Pennyfather s’éloignait vers les escaliers. Arrivé sur le palier, il descendit les marches. Miss Marple se retourna, la respiration courte.

— Eh bien ? demanda Davy.

— L’homme que j’ai vu cette nuit-là ne peut pas avoir été le chanoine Pennyfather. Pas si celui qui vient de sortir est le vrai.

— Je croyais que vous aviez dit…

— Je sais. Il ressemblait au chanoine Pennyfather. Ses cheveux, ses habits… Mais il ne marchait pas de la même manière. Je crois… je crois qu’il s’agissait d’un homme plus jeune. Je suis désolée, vraiment désolée de vous avoir induit en erreur. Mais ce n’était pas le chanoine Pennyfather que j’ai aperçu cette nuit-là. J’en suis sûre.

— Absolument sûre, Miss Marple ?

— Oui. Je suis navrée de m’être trompée.

— Vous ne vous êtes pas trompée de beaucoup. Le chanoine Pennyfather est bien revenu à l’hôtel, cette nuit-là. Personne n’a remarqué son entrée, parce qu’il est arrivé après minuit. Il a monté l’escalier, a ouvert la porte de sa chambre, et est entré. À partir de là, ce qu’il vit ou fit, nous n’en savons rien, car il ne peut ou ne veut pas nous le dire. S’il existait seulement un moyen pour qu’il retrouve la mémoire…

— Il y a bien ce mot allemand.

— Quel mot allemand ?

— Malheureusement, je l’ai oublié à présent, mais…

On frappa à la porte.

— Puis-je entrer ? (Le chanoine se montra.) Était-ce satisfaisant ?

— Des plus satisfaisant. Je disais justement à Miss Marple… vous connaissez Miss Marple ?

— Oui, oui, répondit le chanoine un peu incertain.

— Je disais justement à Miss Marple de quelle façon nous avons reconstitué vos faits et gestes. Vous êtes rentré à l’hôtel après minuit. Vous êtes rentré dans votre chambre et…

Miss Marple s’exclama :

— Je me souviens du mot allemand, à présent : Doppelgänger[10] !

Le chanoine poussa un cri.

— Mais bien sûr. Bien sûr ! Comment ai-je pu oublier ? Vous avez raison, vous savez. Après ce film Les Murs de Jéricho, je suis revenu ici, suis monté à ma chambre, ai ouvert la porte et vu… comme c’est extraordinaire ! je me suis vu assis sur une chaise, en face de moi ! Comme vous dites, chère lady, un doppelgänger. Étonnant ! Et ensuite… voyons voir…

Il fronça les sourcils, cherchant à se souvenir.

— Et ensuite, continua Father, surpris de vous voir apparaître, alors qu’il vous croyait à Lucerne, l’inconnu vous a frappé sur la tête.

CHAPITRE XXVI

Le chanoine Pennyfather mis dans un taxi et dirigé sur le British Museum, Miss Marple, installée dans le hall par le chef inspecteur, avait été priée de l’y attendre pendant quelques minutes. La vieille demoiselle profita de l’occasion pour regarder autour d’elle et réfléchir.

L’hôtel Bertram. Tant de souvenirs. Le passé se mêlait au présent. Une phrase française lui revint à l’esprit : Plus ça change, plus c’est la même chose. Elle inversa les mots : Plus c’est la même chose, plus ça change. Toutes deux vraies, pensa-t-elle.

Elle se sentait triste… pour l’hôtel Bertram et pour son propre passé. Elle se demanda ce que le chef inspecteur espérait d’elle, à présent ? Elle devinait en lui l’excitation que l’on éprouve en approchant du but. C’était le jour J du chef inspecteur Davy.

La vie du Bertram continuait, selon le rythme habituel. Non… pas exactement. On sentait une différence, bien qu’il fût presque impossible de préciser d’où elle provenait.

Les portes s’ouvrirent devant le chef inspecteur qui s’approcha de la vieille demoiselle.

— Tout va bien ?

— Où m’emmenez-vous à présent ?

— Rendre visite à lady Sedgwick.

— Est-elle ici ?

— Oui. Avec sa fille.

Miss Marple se leva, jetant un coup d’œil sur ce qui l’entourait et murmura :

— Pauvre Bertram !

— Que voulez-vous dire par là ?

— Je crois que vous comprenez.

— De votre point de vue, peut-être.

— C’est toujours triste lorsqu’une œuvre d’art doit être détruite.

— Vous appelez cet endroit une œuvre d’art ?

— Certainement. Et vous aussi.

— Je comprends…

— C’est comme dans une allée où les sureaux auraient poussé partout. Rien d’autre à faire que de les arracher tous.

— Je ne m’y connais pas beaucoup en vieux jardins, mais je partage votre manière de voir.

Ils empruntèrent l’ascenseur et suivirent un couloir jusqu’à l’appartement que lady Sedgwick et sa fille occupaient. Le chef inspecteur frappa à la porte. On lui répondit d’entrer. Il entra, Miss Marple sur les talons.

Bess Sedgwick était assise près de la fenêtre, un livre ouvert, abandonné sur ses genoux.

— C’est donc vous, chef inspecteur ?

Ses yeux se posèrent un moment sur la vieille demoiselle et revinrent vers le policier avec surprise.

— Je vous présente Miss Marple, expliqua Davy. Miss Marple… lady Sedgwick.

— Je vous ai déjà vue. Vous étiez avec Selina Hazy, l’autre jour, n’est-il pas vrai ? Asseyez-vous, je vous prie. (Elle se tourna ensuite vers Davy.) Avez-vous des nouvelles de l’homme qui a tiré sur Elvira ?

— Pas exactement des nouvelles.

— Je doute que vous en ayez jamais. Avec un tel brouillard, d’étranges individus se faufilent dans les rues à l’affût des femmes seules.

— Comment va votre fille ?

— Oh ! elle est complètement remise.

— Elle reste avec vous ?

— Oui. J’ai prévenu son tuteur, le colonel Luscombe, qui a été ravi de cette décision. (Elle rit brusquement.) Le cher vieux garçon ! Il a toujours essayé d’en arriver là.

— Il avait peut-être raison.

— Non, il n’a pas raison. Pour le moment, c’est possible. (Elle regarda par la fenêtre avant d’ajouter 🙂 J’ai entendu dire que vous aviez arrêté un de mes amis… Ladislas Malinowski… Sous quelle inculpation ?

— Nous ne l’avons pas arrêté. Il nous aide seulement dans la marche de notre enquête.

— J’ai envoyé mon avocat pour s’occuper de lui.

— Une sage initiative. Sans le conseil d’un avocat on peut facilement lâcher une parole malheureuse.

— Même si l’on est innocent ?

— C’est peut-être encore plus important dans ce cas.

— Vous êtes assez cynique, il me semble ? À propos, sur quoi l’interrogez-vous ? Puis-je vous le demander ?

— D’abord, nous voudrions savoir quel fut son emploi du temps le soir où Michael Gorman a été tué ?

Bess Sedgwick se dressa brusquement.

— Auriez-vous la ridicule idée de penser que c’est Ladislas qui a tiré sur Elvira ? Ils ne se connaissaient même pas !

— Il aurait pu s’agir de lui. Sa voiture se trouvait juste au coin de la rue.

— Grotesque !

— Jusqu’à quel point ces coups de feu vous ont-ils ennuyée, lady Sedgwick ?

Elle eut l’air surpris.

— Il me semble qu’apprendre que ma fille vient d’échapper de peu à la mort…

— Je ne voulais pas parler de cela. Je précise : jusqu’à quel point la mort de Michael Gorman vous a-t-elle touchée ?

— Je suis désolée pour lui.

— C’est tout ?

— Que voulez-vous insinuer ?

— Vous le connaissiez, n’est-ce pas ?

— Naturellement. Il travaillait ici.

— Je suppose que vous le connaissiez un peu mieux que cela, ai-je raison ?

— Ce qui signifie ?

— Voyons, lady Sedgwick, il était votre mari ?

Elle ne répondit pas tout de suite.

— Vous êtes au courant de beaucoup de choses, inspecteur. (Elle soupira et s’appuya contre le dossier de sa chaise.) Je ne l’avais pas revu… depuis pas mal d’années… Vingt ans, au moins… Et un jour, regardant par la fenêtre, je l’ai reconnu.

— Et lui ?

— Lui aussi. À la réflexion, c’était surprenant, car nous n’avons vécu ensemble qu’une semaine. Ma famille, nous ayant découverts, a payé Micky et m’a ramenée à la maison. J’étais très jeune lorsque je me suis enfuie avec lui. Je ne savais rien de la vie. Une fille idiote, la tête pleine d’idées romantiques ! Il était mon héros, surtout à cause de la façon dont il montait à cheval. Il ne connaissait pas la peur. Il était beau et gai, avec un bagou d’Irlandais ! Les premières vingt-quatre heures suffirent à me désillusionner. Il buvait, se montrait grossier et brutal. Quand ma famille est arrivée pour me reprendre, je fus soulagée. Je n’ai jamais cherché à le revoir.

— Votre famille savait-elle que vous étiez mariée avec lui ?

— Non.

— Vous ne le leur avez pas dit ?

— Je ne m’en doutais pas, moi-même.

— Comment cela ?

— Nous nous sommes mariés à Ballygowlan, mais lorsque mes parents sont venus me chercher, Micky m’a annoncé que notre mariage avait été une blague arrangée par ses amis et lui. À cette époque, je le crus bien capable d’une telle mise en scène, soit qu’il voulût extorquer de l’argent à mes parents, soit qu’il sût avoir commis un acte illégal en épousant une mineure. En tout cas, je n’ai pas douté qu’il disait vrai… pas à ce moment-là, du moins.

— Et plus tard ?

Elle semblait perdue dans ses souvenirs.

— Ce ne fut pas avant un assez grand nombre d’années que je me demandai brusquement, un jour, si après tout, je ne serais pas mariée à Michael Gorman.

— Au vrai, lorsque vous avez épousé lord Coniston, vous étiez bigame.

— Oui. De même, lorsque j’ai épousé Johnnie Sedgwick, puis plus tard, mon mari américain, Ridgeway Becker. (Elle regarda le chef inspecteur et rit.) Ça paraît vraiment ridicule !

— N’avez-vous jamais pensé à divorcer ?

— C’était un peu comme un rêve idiot, toute cette histoire. Pourquoi bouleverser le passé ? Je l’avais avoué à Johnnie, naturellement.

Sa voix s’adoucit en prononçant ce nom.

— Et quelle fut sa réaction ?

— Cela lui était égal. Pas plus Johnnie que moi n’étions préoccupés des lois.

— La bigamie entraîne certains ennuis, lady Sedgwick.

Elle le regarda et rit.

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