À L’HÔTEL BERTRAM d’ Agatha Christie

CHAPITRE XIX

Mr Hoffman était un homme d’apparence solide. Il semblait avoir été taillé dans un bois dur. Son visage était tellement dépourvu d’expression qu’on doutait qu’il puisse être capable de penser, ou simplement d’éprouver la moindre émotion.

À l’entrée du policier, Hoffman se leva et tendit une large main.

— Chef inspecteur Davy ? Il y a bien des années que je n’aie eu le plaisir. Vous ne vous souvenez sans doute pas de moi ?

— Oh ! Si, Mr Hoffman, je me rappelle parfaitement l’affaire du diamant Aeronberg. Vous étiez un témoin de l’accusation. Un excellent témoin, si vous me permettez de vous donner mon opinion. La défense se montra incapable de vous ébranler.

— On ne m’ébranle pas facilement.

Effectivement, Hoffman n’offrait pas l’aspect d’un homme susceptible de se laisser intimider.

— Qu’y a-t-il à votre service ? Aucun ennui, j’espère ? Je m’efforce toujours de rester en bons termes avec vos collègues. J’ai une profonde admiration pour notre police londonienne.

— Nous souhaiterions seulement vous entendre confirmer une petite information que nous avons recueillie.

— Je suis à votre disposition. Que voulez-vous savoir ?

— C’est au sujet de l’hôtel Bertram.

Le visage de Mr Hoffman ne changea pas.

— L’hôtel Bertram ?

Au ton de sa voix, légèrement surpris, on aurait pu penser qu’il n’avait jamais entendu parler de cet hôtel ou, alors, qu’il l’avait oublié.

— Vous vous intéressez au Bertram, n’est-ce pas, Mr Hoffman ?

L’homme d’affaires haussa légèrement les épaules.

— Je m’intéresse à tant d’affaires… Je ne puis me souvenir de toutes du premier coup. Tellement de travail… Ainsi, vous pensez que j’ai un rapport quelconque avec cet… hôtel Bertram ?

— Je n’aurais pas dû dire un rapport. En fait, vous en êtes le propriétaire, n’est-ce pas ?

Bien que la question ait été prononcée sur un ton badin, Mr Hoffman se raidit.

— Qui a bien pu vous raconter cela ? demanda-t-il doucement.

— Un hôtel bien agréable que ce Bertram, j’aimerais bien qu’il m’appartint. Vous devez en être très fier ?

Après une courte hésitation, Hoffman convint :

— Curieux. Sur le moment, je ne me souvenais plus. Vous comprenez, je possède pas mal de propriétés dans Londres. Un très bon placement, les propriétés.

— Et l’hôtel Bertram est un bon placement ?

— Il était sur le point d’être démoli lorsque je l’ai acheté pour le relancer.

— Je vous félicite car il semble marcher très bien à présent. Je m’y trouvais il y a quelques jours. L’atmosphère m’a étonné, avec sa clientèle curieuse mais charmante. L’endroit est discret, luxueux sans ostentation.

— Au vrai, je ne sais pas grand-chose du Bertram qui, pour moi, n’est rien de plus qu’un placement. Mais j’imagine, en effet, qu’il marche bien.

— Vous avez, il me semble, un type extraordinaire pour le diriger. Comment s’appelle-t-il ? Humfries ? C’est cela, Humfries ?

— Un homme de confiance. Je le laisse s’occuper de tout et je me contente de vérifier son livre de comptes une fois par an. Vous dites que vous étiez au Bertram dernièrement ? Pas… pour une histoire relevant de vos occupations ?

— Rien de sérieux. Il ne s’agissait que d’éclairer un petit mystère.

— Un mystère ? À l’hôtel Bertram ?

— Le cas de l’ecclésiastique qui s’est perdu, pourrait-on l’intituler.

— C’est une plaisanterie ?

— Pas du tout ! Cet ecclésiastique sortit de l’hôtel un soir et n’y reparut jamais.

— Oh ! mais ce genre de chose arrive, vous savez ! Je me souviens, il y a bien des années, d’une histoire qui fit beaucoup de bruit à l’époque. Le colonel… comment s’appelait-il donc ?… le colonel Fergusson, je crois, l’un des officiers de la maison de la reine Mary. Il sortit de son club un soir et disparut.

— Bien entendu, la plupart de ces disparitions sont volontaires.

— Vous en savez plus que moi sur ce point, Mr le chef inspecteur. J’espère qu’à l’hôtel on vous a apporté toute l’aide nécessaire ?

— Ils n’auraient pu être plus charmants. Cette Miss Gorringe, il y a longtemps qu’elle est à votre service ?

— Probablement. À la vérité, je n’ai aucun rapport avec le personnel. Je n’accorde aucune attention particulière au Bertram, dans mes affaires. Je suis même surpris que vous sachiez qu’il m’appartient ?

Ce n’était pas une question directe, mais quand même une question.

Father feignit de ne pas comprendre et reprit :

— Le réseau d’intérêts qui s’enchevêtrent dans la City ressemble à une sorte de filet géant. J’aurais des maux de tête épouvantables s’il me fallait en débrouiller les mailles. J’imagine que le Bertram est censé appartenir à une société anonyme, mais c’est vous qui en êtes le vrai propriétaire. Aussi simple que cela. Je ne me trompe pas, n’est-ce pas ?

— Moi et mes associés sommes, en effet, derrière l’affaire, comme l’on dit.

— Vos associés ? Qui sont-ils donc ? Vous et un de vos frères, j’imagine ?

— Mon frère Whilelm s’est associé à moi dans cette entreprise. Vous comprendrez que l’hôtel Bertram n’est qu’une partie des nombreux hôtels, bureaux, clubs et autres établissements que nous dirigeons.

— Y a-t-il d’autres associés en dehors de votre frère et vous ?

— Lord Pomfert, Abel Isaacstein. (Hoffman éleva soudain la voix et, d’un ton sec 🙂 Avez-vous vraiment besoin de connaître tous ces détails pour retrouver un ecclésiastique disparu ?

Father hocha la tête et prit un air désolé.

— Non, bien sûr. Je suppose que ce n’est que de la simple curiosité. La recherche de mon ecclésiastique m’a mené au Bertram, lequel a éveillé mon intérêt. On passe facilement d’une chose à une autre.

— Je le crois. À présent, votre curiosité est-elle… satisfaite ?

— Il vaut toujours mieux s’adresser à Dieu qu’à ses saints.

Father se leva.

— Il y a cependant encore un problème que j’aimerais bien résoudre… mais je ne pense pas que vous puissiez m’aider.

— Quoi ? demanda Hoffman, méfiant.

— Où le Bertram déniche-t-il son merveilleux personnel ? Ce type, par exemple… Henry, celui qui ressemble à un archiduc ou à un évêque ? Il vous sert du thé et des muffins… les meilleurs muffins de Londres. Il semble n’avoir fait que cela toute sa vie.

— Vous aimez les muffins bien beurrés ?

Les yeux de Mr Hoffman regardaient la large silhouette de Davy avec un certain dédain.

— Je l’avoue. Eh bien ! je ne veux pas vous retenir plus longtemps. J’imagine que vos minutes sont précieuses.

— Non, je ne suis pas occupé. Je ne laisse pas le travail absorber tout mon temps. J’ai des goûts campagnards. Je suis surtout heureux parmi les fleurs de mon jardin et au milieu de ma famille à laquelle je suis très attaché.

— Vous avez raison et j’aimerais bien vivre de la sorte.

Mr Hoffman sourit et se leva pesamment pour serrer la main de son visiteur.

— J’espère que vous retrouverez bientôt votre ecclésiastique.

— Oh ! j’ai dû mal m’expliquer. Il a été retrouvé… une histoire sans le moindre intérêt. Il a eu un accident de voiture et souffre de contusions… rien de plus.

Father marcha jusqu’à la porte, puis se retourna brusquement pour demander :

— Au fait, lady Sedgwick est-elle un de vos associés ?

— Lady Sedgwick ?… Non. Pourquoi le serait-elle ?

— Je disais cela au hasard. Elle n’est donc pas sociétaire ?

— Je… je crois, oui.

— Eh bien ! au revoir, Mr Hoffman. Merci beaucoup.

Father retourna au Yard et directement chez son chef.

— Les deux frères Hoffman ont un rapport étroit avec le Bertram. Ils le financent.

— Quoi ? Ces canailles ? s’exclama Sir Ronald.

— Oui. Et Robert Hoffman n’a pas semblé très content que nous soyons au courant. Je crois lui avoir donné un choc.

— Comment a-t-il réagi ?

— Il a essayé, sans trop insister, d’apprendre comment j’étais au courant.

— Et je suppose que vous ne lui avez rien révélé ?

— Certainement pas !

— Quel prétexte avez-vous invoqué pour aller le trouver ?

— Aucun.

— Il n’a pas trouvé cela étrange ?

— Sûrement, si. Je suis assez satisfait de cette visite.

— Si les Hoffman sont dans le coup, cela expliquerait pas mal de choses. Nous savons qu’ils ne se mêlent jamais aux actions criminelles, mais ils les financent.

— Whilelm s’occupe de la question bancaire, en Suisse. Il a été impliqué dans cette histoire de fausse monnaie qui eut lieu après la guerre… Nous le savions, mais nous n’avons rien pu prouver. Ces deux frères contrôlent une énorme fortune dont ils se servent pour soutenir toutes sortes d’entreprises… légales ou non. Mais ils sont prudents et connaissent toutes les ficelles du métier. Le courtage de diamants, que dirige Robert, est irréprochable.

— Pensez-vous que ce soit Hoffman qui organise les hold-up sur lesquels nous travaillons ?

— Non. Je suis persuadé que les frères Hoffman ne s’occupent que de la question financière. Il nous faut chercher ailleurs l’organisateur.

CHAPITRE XX

Ce soir-là, le brouillard s’était brusquement abattu sur Londres. Le chef inspecteur Davy remonta le col de son pardessus et tourna dans Pond Street. Il marchait lentement, ne paraissait préoccupé par rien, mais ceux qui le connaissaient bien auraient deviné que son esprit était en éveil et qu’il avançait comme un chat qui s’apprête à coincer sa proie.

Pond Street était calme. Peu de voitures y circulaient. Les rumeurs de Park Lane y parvenaient assourdies. On avait le sentiment de ne pas se trouver à Londres, mais dans une petite ville provinciale. La plupart des bus ne roulaient pas par mesure de précaution. Seules, quelques voitures s’aventuraient dans les rues, conduites par des chauffeurs optimistes. Le chef inspecteur entra dans un cul-de-sac, le parcourut et en ressortit. Il tourna à nouveau, apparemment sans but défini, d’un côté, puis d’un autre, mais en vérité, il n’allait pas à l’aventure. Ses pas le faisaient toujours tourner en rond autour de l’hôtel Bertram. Il en inspectait les alentours, examinant les voitures qui stationnaient par là et dans le cul-de-sac. Il s’intéressa plus particulièrement à une auto arrêtée dans une petite rue voisine et, hochant la tête, murmura :

— Vous voici donc encore, beauté ? Votre numéro matricule est FAN 2266, ce soir, hé ? (Il se pencha et toucha doucement la plaque avant d’ajouter 🙂 Du bon travail…

Il poursuivit sa ronde, parvint au bout de la petite rue, en sortit, ne tarda pas à se retrouver à une cinquantaine de mètres de l’entrée du Bertram. À nouveau, il s’arrêta, admirant la ligne d’une autre voiture de course.

— Vous aussi êtes une beauté, murmura-t-il. Votre numéro est le même que la dernière fois. Ce qui me plaît, c’est que vous n’en changez pas. Ce qui veut dire… (Il parut hésiter.) Serait-ce cela ? (Il leva la tête et constata 🙂 Le brouillard se fait plus épais.

Devant l’hôtel, le portier irlandais balançait ses bras avec vigueur pour se réchauffer. Le chef inspecteur le salua.

— Bonsoir. Mauvais temps, hein ?

— Oui. Je ne pense pas que ceux qui n’ont rien à faire dehors, ce soir, s’aventureront à sortir.

Les portes furent poussées, une lady d’un certain âge apparut et s’arrêta incertaine.

— Vous désirez un taxi, Ma’ame ?

— Oh ! mon Dieu ! j’avais l’intention de marcher.

— Je ne m’y risquerais pas à votre place. Ce brouillard est mauvais. Même en taxi, il ne vous sera pas facile d’aller vite.

— Pensez-vous que vous m’en trouveriez un ?

— Je vais essayer. Vous feriez mieux de retourner dans le hall à présent et de vous asseoir près du feu. Je viendrai vous prévenir, si j’en déniche un. À moins que ce ne soit absolument nécessaire, ma’ame, à votre place, je ne sortirais pas du tout.

— Vous avez sans doute raison. Mais je suis attendue chez des amis à Chelsea. Je ne sais. Il me sera peut-être encore plus difficile de revenir ici, dans la soirée. Qu’en pensez-vous ?

— Si j’étais vous, Ma’ame, je téléphonerais simplement à ces amis. Ce n’est pas prudent pour une lady comme vous de sortir par une telle nuit.

— Oui… je crois que vous avez raison.

Elle rentra dans l’hôtel.

— Il faut que je veille sur eux, expliqua Michael Gorman en se tournant vers Father.

— Je suppose que vous avez souvent affaire à des ladies âgées ?

— Cet endroit est un home pour elles quand elles se risquent hors de leurs maisons. Dieu les bénisse ! Et vous, Sir ? Voulez-vous un taxi ?

— Je n’imagine pas que vous pourriez m’en dénicher un, si j’en avais besoin. On dirait qu’il n’y en a pas beaucoup par ici ? Avec cette purée de pois, je les comprends. Et puis, un taxi ne me serait d’aucune utilité.

Father pointa son pouce vers l’hôtel et déclara :

— Il faut que j’aille là-dedans. Un travail m’attend.

— Vraiment ? Serait-ce encore ce chanoine disparu ?

— Pas exactement. Il a été retrouvé.

— Retrouvé ? Où ?

— Dans un endroit impossible, souffrant de contusions, après un accident.

— Il fallait s’y attendre avec un homme comme lui. Il a probablement traversé une route sans regarder.

— Probablement.

Il y avait peu de monde dans le hall. Father aperçut Miss Marple, assise près du feu, et Miss Marple qui remarqua son entrée, ne lui adressa aucun signe de reconnaissance. Il s’avança vers la réception où Miss Gorringe se trouvait, comme de coutume, occupée avec ses livres. Le policier eut cependant l’impression qu’elle se troublait légèrement à sa vue. Une réaction presque imperceptible, mais qu’il perçut cependant.

— Vous vous souvenez de moi, Miss Gorringe ? Je suis venu ici, l’autre jour.

— Bien sûr, chef inspecteur. Y a-t-il autre chose que vous désirez savoir ? Voulez-vous parler à Mr Humfries ?

— Je ne pense pas que ce sera nécessaire. J’aimerais jeter encore un coup d’œil sur votre registre, si vous le permettez.

Sans répondre, elle poussa le livre vers lui.

Il parcourut lentement les pages. Pour Miss Gorringe, il donnait l’impression d’un homme qui cherche le nom d’un client. Ce n’était pas le cas. Father était doué d’un talent qu’il avait acquis très tôt dans la vie et qui, avec l’âge, s’était mué en un art raffiné. Grâce à une mémoire étonnante, quasi photographique, il pouvait enregistrer et se souvenir des noms et des adresses qu’il lisait.

Il referma le livre et le rendit à Miss Gorringe en hochant la tête.

— Le chanoine Pennyfather n’est pas revenu, je suppose ?

— Le chanoine Pennyfather ?

— Vous savez qu’il a réapparu ?

— Ma foi, non. Personne ne m’en a averti. Où était-il ?

— Dans un petit coin de campagne. Il semblerait qu’il a été renversé par une voiture. On ne nous a pas prévenus. Heureusement, un bon Samaritain l’a recueilli et soigné.

— Je suis contente, très contente, car j’étais vraiment inquiète à son sujet.

— Ses amis aussi. Je venais voir si l’un d’eux ne serait pas ici. L’archidiacre… l’archidiacre… voilà que je ne me souviens plus de son nom à présent. Cela me reviendrait si je le voyais.

— Tomlinson ? Il ne sera là que la semaine prochaine. Il arrive à Salisbury.

— Non, pas Tomlinson. Mais ça n’a aucune importance.

Il se détourna et regarda les clients du Bertram.

Un homme mûr lisait un manuscrit et prenait quelques notes. Un ou deux couples âgés restaient assis, en silence. À l’occasion, ils émettaient de vagues considérations sur le temps.

Sans hâte et apparemment sans aucune intention bien fixée, Father s’approcha de Miss Marple qui le guettait, près du feu.

— Vous êtes donc encore ici, Miss Marple ? J’en suis heureux.

— Je pars demain. C’est la fin de deux semaines de vacances !

— Vous en garderez un bon souvenir, j’espère ?

Miss Marple ne répondit pas directement.

— En un sens… oui…

— Mais ?

— Il est difficile d’expliquer ce que je ressens.

— N’êtes-vous pas trop près du feu ? Il fait très chaud, ici. Ne préféreriez-vous pas… ce coin là-bas, par exemple ?

Miss Marple porta son regard sur le coin indiqué, puis sur le chef inspecteur.

— Vous avez raison.

Il l’aida à se lever, porta son sac et son livre et l’installa à la place indiquée.

— Ça va ?

— Très bien, merci.

— Vous savez pourquoi j’ai suggéré cet endroit ?

— Vous avez pensé… très aimablement… que j’avais chaud près du feu, et puis, notre conversation ne peut être entendue, d’ici.

— Y a-t-il quelque chose que vous désirez me confier, Miss Marple ?

— Qu’est-ce qui vous le donne à croire ?

— Une simple impression.

— Je suis désolée de l’avoir laissé paraître si clairement.

— Eh bien, de quoi s’agit-il ?

— Je ne sais si je peux. J’aimerais que vous vous persuadiez que je ne tiens pas à me mêler des histoires des autres, inspecteur. Même partant d’une bonne intention, une pareille initiative peut causer beaucoup de mal.

— Faites-vous allusion au chanoine Pennyfather ?

— Le chanoine Pennyfather ? (Miss Marple eut l’air surpris.) Oh ! non. Cela n’a rien à voir avec lui. Non… c’est au sujet d’une jeune fille.

— Vraiment ? Une jeune fille. Et vous pensez que je puis intervenir ?

— Je ne sais pas. Mais, je suis inquiète. Très inquiète.

Father ne la pressa pas. Il resta assis, attendant. Il la laissa prendre tout son temps. Elle avait offert de l’aider, à son tour, il agirait de son mieux pour lui être utile. Sans doute, n’était-il pas particulièrement curieux d’entendre les confidences de la vieille demoiselle, mais, sait-on jamais ?…

— On lit dans les journaux, commença Miss Marple d’une voix grave, les jugements rendus par les tribunaux, portant sur des jeunes personnes, enfants ou jeunes filles qui ont besoin d’attention et de protection.

— Cette jeune fille dont vous vous préoccupez, auriez-vous le sentiment qu’elle a besoin d’attention et de protection ?

— Oui.

— Elle est seule au monde ?

— Au contraire ! Si l’on s’en rapporte aux apparences, elle est très protégée, et entourée de mille soins.

— Curieux…

— Elle est descendue à cet hôtel avec une Mrs Carpenter, je crois. J’ai regardé dans le registre. La jeune fille s’appelle Elvira Blake. Une charmante enfant Son tuteur est le colonel Luscombe, un homme très aimable, plus très jeune, bien sûr, mais terriblement naïf, je le crains. Je ne sais pas grand-chose de sa pupille, pourtant, je pense qu’elle est en danger. Je l’ai rencontrée, par hasard, dans le parc de Battersea. Elle était assise dans un salon de thé avec un homme…

— Un blouson noir, je suppose ?

— Un très beau garçon, d’environ trente ans. Le genre qui plaît aux femmes, j’imagine, mais son expression ne m’a pas plu. Cruelle, pareille à celle d’un oiseau de proie.

— Il n’est peut-être pas aussi mauvais qu’il le paraît ?

— À mon avis, il est pire qu’il n’en a l’air. J’en suis sûre. Il conduit une voiture de course.

— Tiens… tiens… une voiture de course ?

— Oui. Je l’ai remarquée une ou deux fois non loin de cet hôtel.

— Vous ne vous souvenez pas du numéro ?

— Si. FAN 2266. J’avais une cousine qui bégayait. C’est pour cela que je m’en souviens.

Father ne saisit pas le rapport et ne s’en soucia pas. Miss Marple reprenait :

— Savez-vous qui il est ?

— Moitié français, moitié polonais. Un pilote de courses très connu. Il a gagné le championnat du monde il y a trois ans. Il s’appelle Ladislas Malinowski. Vous avez parfaitement raison dans votre jugement à son sujet. Il jouit d’une mauvaise réputation en ce qui concerne les femmes. Pas une bonne relation pour une jeune fille. Mais, il est difficile d’intervenir sur ce point. J’imagine que cette petite le rencontre en cachette ?

— Presque certainement.

— Avez-vous essayé d’en parler à son tuteur ?

— Je ne lui ai été présentée qu’une fois par un ami commun. Je ne me vois pas allant le trouver pour lui raconter des histoires qui ne me regardent pas. Je me demandais si vous…

— Je puis essayer. À propos, je pense que vous apprendrez avec plaisir que votre ami, le chanoine Pennyfather, a été retrouvé, sain et sauf.

— Vraiment ! (Miss Marple parut heureuse.) Où ?

— Un endroit appelé Milton St. John.

— Étrange. Qu’y faisait-il ? S’en souvient-il ?

— Il paraît avoir été victime d’un chauffard.

— Et il ne se rappelle rien ?

— À peu près rien.

— C’est bizarre…

— N’est-ce pas ! La dernière chose dont il se souvienne, est son départ en taxi pour l’aérogare de Kensington.

— Vous a-t-il donné un renseignement quelconque ?

— Il a murmuré quelque chose à propos des murs de Jéricho.

— Archéologie… découvertes ?… Attendez ! je me souviens, il y a bien des années, j’ai lu une pièce de théâtre qui portait ce titre, une pièce d’un certain Mr Sutro, je crois.

— Bravo ! Car, figurez-vous que cette semaine, les cinémas Gaumont présentent un film Les Murs de Jéricho, avec Olga Radbourae et Bart Levinne.

Miss Marple lui jeta un regard de doute.

— Il aura pu assister à ce film dans Cromwell Road, insista Father. Il sera sorti du cinéma vers onze heures et revenu ici… bien qu’en ce cas, on eût dû le voir…

— Il s’est probablement trompé de bus, suggéra Miss Marple.

— Disons qu’il est arrivé ici après minuit… qu’il est monté dans sa chambre sans que personne ne le remarque… Mais, après que s’est-il passé ?… Pourquoi est-il ressorti trois heures plus tard ?

Miss Marple chercha le mot qui convenait.

— La seule idée qui m’est venue… oh !

Elle sursauta alors qu’un bruit d’explosion se faisait entendre à l’extérieur.

— Le tuyau d’échappement d’une voiture, expliqua Father d’une voix apaisante.

— Pardonnez-moi d’être si nerveuse, ce soir… je ressens une impression curieuse, l’impression que… que…

— Que quelque chose de terrible va se produire ? Je ne pense pas que vous ayez raison d’être inquiète.

— Je n’ai jamais aimé le brouillard.

— Je voulais vous assurer que vous m’avez apporté une aide très utile. Les détails que vous avez remarqués se sont ajoutés au reste.

— Il y a donc quelque chose qui ne va pas, ici ?

— Rien ne va, si vous voulez mon avis.

Miss Marple soupira.

— Cet hôtel… au premier abord, cela semble merveilleux… immuable… comme si l’on faisait un pas en arrière dans le passé… dans le passé que l’on aimait. Mais, il y a longtemps que j’ai appris qu’on ne doit jamais essayer de revenir en arrière. La vie est comme une rue à sens unique, n’est-ce pas ?

— En quelque sorte, oui.

— Cet endroit semblait privilégié, mais il ne l’était pas, avec ce mélange de personnages réels et d’autres qui ne l’étaient plus. Il n’est pas toujours facile de les séparer.

— Qu’entendez-vous par : pas réels ?

— À côté de retraités de l’armée des hommes, qui semblaient être eux aussi des retraités de l’armée et qui n’avaient jamais fait que leur service militaire. Et des ecclésiastiques qui n’en étaient pas. Des amiraux, des capitaines de navires qui n’avaient jamais appartenu à la marine. Mon amie Selina Hazy m’amusait, au début, avec sa manie de reconnaître des personnes qu’elle avait connues. Elle se trompait si souvent que cela a fini par m’intriguer. Tenez, même Rose, la femme de chambre… si gentille… j’en suis venu à me demander si elle existait vraiment !

— Si cela vous intéresse de le savoir, c’est une ancienne actrice. Elle gagne plus ici qu’elle n’a jamais gagné sur les planches.

— Mais… pourquoi tous ces faux fantômes ?

— Des figurants dans un décor qui cache peut-être autre chose de plus important.

— Je suis contente de partir avant que rien de grave ne se produise.

Le chef inspecteur la regarda avec curiosité.

— Que vous attendez-vous donc à voir arriver ?

— Je ne sais pas… je sens le Mal rôder.

— Voilà un bien grand mot !

— Vous pensez que je suis trop mélodramatique ? Mais, c’est que j’ai de l’expérience. J’ai été si souvent… en contact… avec le meurtre.

— Le meurtre ? Je ne soupçonne aucun meurtre. Seulement un gentil petit rassemblement de criminels.

— Ce n’est pas la même chose. Un meurtre… le désir de commettre un meurtre… est complètement différent.

Davy la rassura.

— Il n’y aura pas de meurtre.

Un bruit sec, plus distinct que le précédent, arriva de l’extérieur, bientôt suivi par un cri.

Avec une rapidité surprenante, pour un homme de sa corpulence, le chef inspecteur fut sur ses pieds en un instant et se précipita vers la porte.

Les cris terrifiés d’une femme perçaient le brouillard. Le chef inspecteur courut dans Pond Street, vers l’endroit d’où les cris lui semblaient parvenir. Il distinguait mal une silhouette féminine se découpant contre une grille. En quelques enjambées, il la rejoignit. Elle portait un manteau de fourrure clair et de longs cheveux encadraient son visage. Il pensa un moment qu’il la connaissait mais il réalisa qu’il s’agissait d’une toute jeune fille. Étendu à ses pieds, sur la chaussée, le corps d’un homme en uniforme. Le chef inspecteur Davy se pencha ; il s’agissait de Michael Gorman.

Tremblante, la jeune fille s’accrocha au policier et balbutia :

— Quelqu’un a essayé de me tuer… Quelqu’un… ils m’ont tiré dessus… S’il n’avait pas été là… (Elle montra la masse immobile à ses pieds.) Il m’a poussée en arrière et s’est mis devant moi… et on a tiré à nouveau… et il est tombé… Il m’a sauvé la vie. Je crois qu’il est blessé… gravement blessé…

Davy mit un genou à terre et alluma sa lampe torche. Le portier irlandais était tombé en soldat. Le côté gauche de sa tunique était maculé de sang. Davy souleva une paupière, tâta le pouls. Il se releva.

— Il a eu son compte.

La jeune fille poussa un cri aigu.

— Voulez-vous dire qu’il est mort ? Oh ! non, non ! c’est impossible !

— Qui vous a tiré dessus ?

— Je ne sais pas… J’avais laissé ma voiture juste au coin de la rue et je me dirigeais vers l’hôtel Bertram. Et, soudain, il y a eu ce coup de feu… Une balle a frôlé ma joue et… il… le portier du Bertram est arrivé en courant. Il s’est mis devant moi. On a tiré un autre coup… Je crois que celui qui tirait devait se tenir par là.

Le chef inspecteur suivit du regard le lieu qu’elle indiquait. À la suite du Bertram, il y avait un terrain, en contrebas, avec une grille et des marches y conduisaient. Les marches donnaient sur des dépôts et étaient rarement empruntées. Un homme pouvait cependant y trouver facilement refuge.

— Vous ne l’avez pas vu ?

— Mal. Il a passé devant moi en courant et le brouillard…

La jeune fille se mit à pleurer, en disant :

— Mais qui essayerait de me tuer ? Pourquoi voudrait-on ma mort ? C’est la deuxième fois. Je ne comprends pas… pourquoi…

Un bras autour de la jeune fille, Davy fouilla dans sa poche de sa main libre, et les notes aiguës d’un sifflet de police s’enfoncèrent dans le brouillard.

Dans le hall du Bertram, Miss Gorringe avait levé brusquement les yeux de ses livres. Un ou deux clients s’étaient dressés. Seuls les plus âgés et les plus sourds ne réagirent pas. Henry, s’apprêtant à poser un verre de cognac sur une table, suspendit son geste. Miss Marple se pencha en avant, les mains crispées sur les bras de son fauteuil. Un amiral retraité déclara, avec assurance :

— Des voitures ont dû se tamponner dans le brouillard.

Les portes de la rue furent poussées et quelqu’un, qui semblait être un policier en civil, de large carrure, entra, soutenant une jeune fille qui paraissait presque incapable de marcher. Le policier regarda autour de lui, comme pour demander de l’assistance. Il avait l’air embarrassé.

Miss Gorringe sortit de derrière son comptoir prête à offrir son aide. Mais à ce moment, l’ascenseur s’ouvrit. Une longue silhouette en sortit et la jeune fille, se dégageant, traversa le hall en courant.

— Maman ! cria-t-elle. Oh ! maman ! maman !… et elle se jeta dans les bras de Bess Sedgwick en pleurant.

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