À L’HÔTEL BERTRAM d’ Agatha Christie

CHAPITRE VIII

Le train postal irlandais traversait en trombe les premières lueurs du jour, lançant à intervalles réguliers un sifflement lugubre. Il fonçait à plus de quatre-vingts miles à l’heure. Soudain, il ralentit son allure et ses freins grincèrent. Le chauffeur mit la tête à la portière alors que le monstre s’immobilisait, bloqué par le signal rouge. Quelques passagers se réveillèrent.

Une lady d’un certain âge, alarmée par ce brusque arrêt, ouvrit son compartiment et jeta un coup d’œil dans le couloir. Une des portes donnant sur la voie était ouverte et un ecclésiastique âgé, le crâne auréolé d’une touffe de cheveux blancs, marchait sur les rails. La voyageuse pensa qu’il venait de descendre pour se rendre compte de ce qu’il se passait. L’air était glacial. La lady battit en retraite dans son compartiment et essaya de se rendormir.

Sur la voie, un homme, agitant une lanterne, courait vers le convoi. Abandonnant son poste, le mécanicien sauta à bas de sa machine et le chef de train le rejoignit. L’homme à la lanterne arriva, essoufflé, et expliqua à mots hachés :

— Un sale accident, en avant. Un train de marchandises a déraillé…

Le chauffeur les rejoignit.

En queue de train, six hommes, qui venaient de surgir de derrière le talus, montaient dans le dernier compartiment par une porte qu’on leur avait ouverte de l’intérieur. Deux d’entre eux, la tête couverte d’un passe-montagne, se postèrent à chaque bout du wagon, matraque en main.

Un employé des chemins de fer passait dans les couloirs pour rassurer les voyageurs le pressant de questions.

— La ligne est bloquée en avant. Dix minutes d’arrêt, probablement.

Près de la locomotive, le mécanicien et le chauffeur gisaient étendus sur le ballast, bâillonnés et ligotés. Le porteur de lanterne appela :

— Tout va bien par ici ?

Le chef de train subit lui aussi le sort des deux chauffeurs.

Dans le wagon postal, les gangsters venaient de terminer leur travail. Ils laissaient derrière eux deux autres employés ficelés sur le plancher. Les sacs postaux furent jetés à des complices qui les transportèrent au-delà du talus.

Dans leurs compartiments, les voyageurs commençaient à se plaindre, déclarant que les chemins de fer n’étaient plus ce qu’ils avaient été autrefois.

Alors qu’ils se résignaient à se recoucher, le ronflement puissant d’un moteur monta dans le petit matin.

— Seigneur ! s’exclama une femme, est-ce là un avion à réaction ?

— Une voiture de course plutôt, répondit un autre voyageur.

Le ronflement s’estompa et s’éteignit en s’éloignant.

Sur l’autoroute de Bedhampton, neuf miles plus loin, une file de camions poursuivait son chemin vers le nord. Une grosse voiture de course les doubla à vive allure. Quelques miles encore et elle abandonna l’autoroute pour arriver au garage du coin de la route B qui arborait la pancarte « FERMÉ ». Les portes du garage s’ouvrirent cependant pour laisser entrer la voiture blanche sur laquelle les lourds vantaux se refermèrent. Trois hommes s’employèrent aussitôt à changer le numéro minéralogique de l’auto tandis que le conducteur revêtait un nouveau costume. Ayant troqué son pardessus de mouton blanc contre une veste de cuir, il se remit au volant et reprit la route. Trois minutes après son départ, une vieille Morris, conduite par un ecclésiastique, partit en haletant, et s’engagea sur une route en lacets qui coupait la campagne.

Une canadienne familiale, progressant sur un chemin peu fréquenté, s’arrêta à la hauteur d’une vieille Morris, dont le chauffeur fourgonnait sous le capot.

— Vous avez des ennuis ? demanda le nouveau venu. Puis-je vous aider ?

— C’est très aimable à vous. Mon éclairage ne marche plus.

Les chauffeurs se rapprochèrent et regardèrent autour d’eux.

— Rien en vue.

Diverses valises de style américain, coûteuses, furent transportées de la Morris à la canadienne familiale qui repartit. Quelques minutes plus tard, la grosse voiture s’engagea dans ce qui semblait être une mauvaise piste et qui se révéla être l’allée menant derrière un château de belle apparence.

Au milieu de la cour centrale, une Mercedes blanche se trouvait en stationnement. Le chauffeur de la canadienne ouvrit son coffre à l’arrière et porta les valises dans la Mercedes blanche. Après quoi, il s’en fut.

Dans une ferme voisine, un coq lança son premier chant matinal.

CHAPITRE IX

Elvira Blake leva les yeux au ciel, constata que la matinée était belle et se rendit dans une cabine téléphonique. Elle composa le numéro de Bridget et, lorsqu’elle entendit la voix de son amie, elle s’exclama :

— Hello, Bridget !

— Oh ! Elvira, c’est vous ?

— Oui. Tout s’est-il bien passé ?

— Non, ce fut terrible. Votre cousine, Mrs Melford, a téléphoné hier après-midi à Mummy.

— À mon sujet ?

— Oui. Je croyais pourtant m’être bien débrouillée lorsque je l’ai appelée hier à midi. Elle a dû se faire du souci pour vos dents, pensant que vous aviez peut-être un abcès ou quelque chose dans ce genre. Elle a donc appelé le dentiste et a découvert que vous aviez annulé votre rendez-vous. Elle a aussitôt alerté Mummy qui, malheureusement, se trouvait près du téléphone et qui lui a répondu qu’elle n’était pas au courant. Je ne savais que faire.

— Alors ?

— J’ai prétendu ne rien savoir, mais qu’il me semblait vous avoir entendu parler d’une visite à Wimbledon ?

— Pourquoi Wimbledon ?

— C’est le premier nom qui m’est passé par la tête.

Elvira soupira.

— Eh bien ! j’imagine qu’il va me falloir inventer une histoire. Une vieille gouvernante peut-être, qui habiterait ce quartier ? Toutes ces complications n’arrangent pas mes affaires. J’espère au moins que la cousine Mildred ne se rendra pas ridicule en alertant la police.

— Retournez-vous là-bas, à présent ?

— Ce soir seulement. J’ai d’abord un tas de courses à faire.

— Vous êtes allée en Irlande ?

— J’y ai découvert ce que je voulais savoir.

— Vous avez un accent sinistre !

— Je me sens d’une humeur sinistre.

— Ne puis-je vous aider, Elvira ?

— Personne ne peut m’aider. Il y a quelque chose que je dois entreprendre seule. J’espérais qu’un événement avait été imaginé, mais je viens d’apprendre qu’il a réellement eu lieu. Je ne sais que décider à ce sujet.

— Êtes-vous en danger, Elvira ?

— Ne soyez pas mélodramatique, Bridget ! Il faudra que je me méfie, c’est tout. Que je me méfie beaucoup.

— C’est donc que vous êtes en danger ?

Au bout d’un moment de silence, Elvira dit pensivement :

— Je suppose que je me figure peut-être des choses, c’est tout.

— Elvira, qu’allez-vous décider au sujet de ce bracelet ?

— Ne vous inquiétez pas. Je me suis arrangée pour emprunter de l’argent à quelqu’un et ainsi je puis… quel est le mot ? le retirer du clou. Je le rapporterai simplement chez Bollard.

— Vous croyez qu’ils ne feront pas d’histoire ?… Non, Mummy, ce n’est que le blanchisseur. Il dit que nous n’avons jamais envoyé ce drap… Oui, Mummy, je vais prévenir la gérante…

À l’autre bout du fil, Elvira grimaça un sourire et reposa le combiné. Elle recomposa un numéro et, lorsqu’elle obtint une réponse, elle prit une petite voix essoufflée pour chuchoter :

— Allô, cousine Mildred… ? Oui, c’est moi. Je suis terriblement désolée… Oui, je sais… J’allais le faire… C’était la chère vieille Maddy, vous savez, notre Mademoiselle d’autrefois… ? J’ai bien écrit une carte postale, mais j’ai oublié de la poster. Je l’ai encore dans ma poche… Eh bien ! elle était malade et n’avait personne pour s’occuper d’elle, alors je me suis arrêtée au passage pour voir si elle n’avait besoin de rien… Je devais, en effet, me rendre chez Bridget, mais mes projets ont été modifiés à cause de cela. Je ne comprends pas au sujet du message que l’on vous a transmis ? Quelqu’un a dû mal comprendre. Je vous expliquerai tout à mon retour… Non, je vais juste attendre l’infirmière qui s’occupera de la pauvre Maddy. Non, non, ce n’est pas vraiment une infirmière, seulement une sorte de garde-malade, Maddy refuse d’être soignée à l’hôpital. Je suis vraiment navrée de vous avoir causé du souci, cousine Mildred.

En sortant de la cabine téléphonique, Elvira remarqua, sur le trottoir d’en face, la pancarte accrochée à la porte d’un marchand de journaux : « Cambriolage d’un train postal irlandais. »

Mr Bollard servait un client lorsque la porte de la bijouterie s’ouvrit pour livrer passage à l’honorable Elvira Blake.

À l’assistant qui s’avançait vers elle, la jeune fille déclara :

— Je préférerais attendre jusqu’à ce que Mr Bollard soit libre.

Bientôt le client sortit et Elvira prit sa place.

— J’ai peur que votre montre ne soit pas encore prête. Miss Elvira, l’informa le bijoutier.

— Je ne viens pas pour la montre, mais plutôt pour vous présenter des excuses. Une chose épouvantable s’est produite. (elle sortit de son sac une petite boîte qu’elle ouvrit pour montrer le bracelet de saphirs et diamants.) Vous vous rappelez, sans doute, que lorsque je suis venue pour vous apporter ma montre à réparer, j’ai demandé à voir plusieurs bijoux et qu’à ce moment, il y eut un accident dans la rue. Quelqu’un s’est fait écraser, je crois, ou a failli être renversé par une voiture. Je suppose que je tenais ce bracelet en main et que, sans réfléchir, je l’ai fourré dans ma poche. Je ne l’y ai trouvé que ce matin. Je suis donc revenue vous le rapporter immédiatement. Je ne sais comment j’ai pu accomplir un geste aussi stupide.

— Ce n’est pas très grave, Miss Elvira, prononça lentement Mr Bollard.

— Vous avez dû penser qu’on vous l’avait volé ?

Les yeux limpides de la jeune fille soutinrent le regard du bijoutier.

— Nous avons constaté son absence, simplement. Je vous remercie de l’avoir rapporté si promptement, Miss Elvira.

— J’ai eu une impression horrible lorsque je l’ai découvert. C’est très aimable à vous de vous montrer si compréhensif.

— On commet bien des erreurs et des plus étranges, Miss Elvira. Nous n’y penserons plus. Mais ne recommencez pas, cependant.

Il rit avec l’air de quelqu’un qui vient de lancer une petite plaisanterie innocente.

— Sûrement pas ! répliqua Elvira. Je ferai très attention, à l’avenir.

Elle lui sourit et quitta le magasin.

— Je me demande… murmura Mr Bollard.

Un de ses associés, qui avait suivi la scène de loin, s’approcha.

— Ainsi, elle l’avait bien pris ?

— Oui.

— Cependant, elle l’a rapporté.

— Je ne l’aurais pas cru.

— Pensez-vous que son histoire soit vraie ?

— Elle est plausible.

— Il s’agit peut-être de kleptomanie ?

— À mon avis, elle avait une raison pour voler ce bijou. Cette affaire est intéressante, cependant… elle l’a rapporté si tôt.

— De toute façon, il est préférable que nous n’ayons pas averti la police. J’admets que j’en avais l’intention.

— Vous n’avez pas autant d’expérience que moi dans le métier. Dans ce cas, il valait beaucoup mieux s’abstenir. Cette affaire est intéressante cependant… Je me demande quel âge a cette jeune fille ? Dix-sept, dix-huit ans ? Elle s’est peut-être mise dans un pétrin quelconque.

— Je croyais vous avoir entendu dire qu’elle était très riche ?

— Il y a des héritières possédant une fortune dont elles ne peuvent disposer à dix-sept ans. Très souvent, ces riches héritières sont plus à court d’argent que les plus pauvres. Enfin, nous ne saurons jamais la vérité sur cette affaire.

Il replaça le bracelet dans sa vitrine et retourna à ses occupations.

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