À L’HÔTEL BERTRAM d’ Agatha Christie

Les salons de lecture du Bertram avaient toujours l’air d’être déserts, même lorsque plusieurs personnes s’y trouvaient. Deux bureaux bien équipés se dressaient devant les fenêtres, une autre table sur la droite où les journaux étaient alignés et, à gauche, deux fauteuils au dos droit regardaient aux fenêtres. La retraite idéale pour quelques vieux gentlemen qui s’endormaient paisiblement après le déjeuner en attendant l’heure du thé. Qui venait dans cette pièce pour écrire une lettre ne les remarquait pas toujours. Au cours de la matinée cependant, ces sièges n’étaient pas tellement recherchés.

Ce matin-là pourtant, les deux fauteuils étaient occupés : l’un par une vieille lady et l’autre par une jeune fille.

La jeune fille se leva, fixant, indécise, la porte par où Bess Sedgwick venait de s’en aller puis elle se dirigea à son tour vers la sortie. Le visage d’Elvira Blake était blême.

Il s’écoula cinq minutes avant que la vieille lady ne bougeât. Puis, brusquement, Miss Marple décida que le petit repos qu’elle s’accordait toujours avant une promenade avait assez duré. Il était temps d’aller goûter les plaisirs de Londres. Elle irait peut-être à pied jusqu’à Piccadilly et prendrait le bus n°9 qui la déposerait à High Street Kensington, ou bien elle se rendrait à Bond Street, où le bus n°25 la conduirait aux magasins Marshall et Snelgrove. À moins qu’elle ne prît toujours le n°25, mais dans la direction opposée qui, si ses souvenirs étaient exacts, devrait la mener aux magasins Army et Navy. Poussant les portes battantes, Miss Marple savourait par avance ces menus plaisirs.

Le portier, de retour à son poste, décida pour elle.

— Vous aurez besoin d’un taxi, Madame ?

— Je ne pense pas, car il me semble qu’il y a le bus n°25, pas très loin d’ici.

— Vous ne devez pas prendre un bus, Madame. Ces engins sont trop dangereux quand on atteint un certain âge. Leurs conducteurs sont de vraies brutes ! Je vais vous siffler un taxi et vous pourrez vous rendre où bon vous semble, comme une reine.

Miss Marple réfléchit, puis accepta.

L’homme eut à peine fait claquer ses doigts qu’un taxi apparut comme par enchantement Avec toutes les précautions possibles, le portier aida Miss Marple à s’installer. Sous l’inspiration du moment, elle décida de se rendre aux magasins Robinson et Cleaver pour voir leur exposition de draps en pure toile. Son esprit errait sur de plaisantes anticipations de draps de toile, de taies d’oreillers et de vrais torchons à essuyer les verres, sans la moindre reproduction de bananes, figues, chiens et autres inventions, soi-disant pittoresques et si ennuyeuses à contempler lorsque vous faites la vaisselle.

*

* *

Lady Sedgwick s’adressa à la réceptionniste :

— Mr Humfries est-il là ?

— Oui, lady Sedgwick.

Miss Gorringe fut étonnée de voir lady Sedgwick passer derrière le bureau, frapper à la porte de la retraite de Mr Humfries et entrer sans attendre la réponse.

Mr Humfries leva la tête en sursautant.

— Qu’est-ce…

— Qui a engagé ce nommé Michael Gorman ?

Mr Humfries bredouilla un peu.

— Parfitt nous a quittés. Il a eu un accident de voiture le mois dernier, et il nous a fallu le remplacer au plus vite. Cet homme semblait nous convenir. Bonnes références, retraité de l’armée. Pas très intelligent, peut-être, mais cela vaut mieux parfois. Auriez-vous un grief contre lui, lady Sedgwick ?

— Un grief assez important pour ne plus vouloir le voir ici.

— Si vous insistez… nous le renverrons…

— Non, non ! Trop tard maintenant ! Aucune importance, d’ailleurs.

CHAPITRE VI

— Elvira !

— Hello ! Bridget !

L’honorable Elvira Blake pénétra dans l’immeuble n°180 d’Onslow Square, dont son amie venait de lui ouvrir précipitamment la porte, ayant guetté son arrivée d’une fenêtre.

— Montons chez vous, pressa Elvira.

— Oui, cela vaudra mieux, sinon Mummy nous embêtera.

Les deux jeunes filles grimpèrent vivement l’escalier, évitant ainsi la mère de Bridget qui apparut sur le palier un instant trop tard.

— Vous avez vraiment de la chance de ne pas avoir de mère, explosa Bridget hors d’haleine, refermant la porte de sa chambre avec colère. Bien sûr, Mummy est très gentille, mais toutes ces questions qu’elle pose ! Matin, midi et soir, elle n’arrête jamais. Où allez-vous ? Qui avez-vous rencontré ? Et sont-ils cousins de quelqu’un d’autre du même nom qui habite dans le Yorkshire ?

— Je suppose qu’elle n’a rien d’autre à quoi penser, répondit Elvira d’un ton détaché. Écoutez, Bridget, je dois entreprendre quelque chose de terriblement important et j’ai pour cela besoin de votre aide.

— Si je puis ? Qu’est-ce que c’est ? Un homme ?

— Non, il ne s’agit pas d’un homme. (Bridget eut l’air déçue.) Il faut que je me rende en Irlande pour vingt-quatre heures ou peut-être plus, et je vous demande de m’aider à dissimuler mon absence.

— En Irlande ? Pour quoi faire ?

— Je ne puis vous l’expliquer à présent. Pas le temps. Mon tuteur m’attend chez Prulier à une heure trente.

— Comment vous êtes-vous débarrassée de la Carpenter ?

— Je l’ai semée au magasin Debenham.

Bridget eut un rire étouffé.

— Et après le déjeuner, mon tuteur et elle me conduisent chez les Melford où je devrai rester jusqu’à mes vingt et un ans.

— Quelle horreur !

— J’arriverai bien à me débrouiller. Ma cousine Mildred est incroyablement facile à berner. Il est convenu que je dois venir à Londres pour suivre des cours. Je ferai partie d’un club appelé « Le Monde d’Aujourd’hui » qui nous emmène voir des expositions, assister à des conférences, visiter la Chambre des Lords et tout le reste. L’important est que personne ne sache si on est là où on doit théoriquement se trouver ! On pourra arranger des tas de choses, vous et moi.

— Sûrement ! (Bridget éclata de rire.) On ne s’est pas mal débrouillé en Italie, vous vous souvenez ? La vieille Macaroni qui se croyait si sévère ! Elle ne découvrit jamais rien de nos combinaisons quand on voulait filer quelque part !

Elles rirent toutes deux avec l’heureuse insouciance des jeunes filles qui ont réussi quelque mauvais tour.

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