À L’HÔTEL BERTRAM d’ Agatha Christie

L’hôtel Bertram ?

Le nom était vaguement familier à Joan. Miss Marple parla avec volubilité.

— J’y suis descendue une fois, lorsque j’avais quatorze ans, avec mon oncle et ma tante. Il s’agissait de l’oncle Thomas, chanoine d’Ely. Je n’ai jamais oublié cet hôtel. Si je pouvais y rester, une semaine serait largement suffisante, deux pourraient coûter trop cher.

— Ça n’a pas d’importance. Naturellement, vous irez. J’aurais dû penser que vous aimeriez vous rendre à Londres : les magasins et l’atmosphère. Nous allons arranger cela. Si le Bertram existe toujours ! Il y a tellement d’hôtels qui ont disparu pendant la guerre, certains bombardés et, d’autres, simplement abandonnés.

— Non, je sais que le Bertram existe encore. J’en ai reçu une lettre de mon amie américaine, Amy McAllister, de Boston. Son mari et elle y sont descendus il y a quelque temps.

— Bien, je vais alors m’occuper de vous y retenir une chambre.

Elle ajouta doucement :

— J’ai peur que vous ne le trouviez beaucoup changé.

Mais le Bertram n’avait pas changé. Il offrait la même apparence qu’il avait toujours eue. Assez miraculeusement, de l’avis de Miss Marple. En fait, elle se demanda : presque trop beau pour être vrai ? Elle admit, avec sa lucidité habituelle, que ce qu’elle voulait était simplement raviver ses souvenirs du passé pour tenter de leur redonner leur couleur originale. La plus grande partie de sa vie devait, désormais, être consacrée à se souvenir des joies anciennes. Rencontrer quelqu’un avec qui les évoquer, procurait un immense bonheur. Mais à présent ce n’était pas facile, car Miss Marple avait survécu à la plupart de ses contemporains. Cependant, elle se plaisait encore à se rappeler. Aussi étrange que cela puisse paraître, ces images d’un temps révolu lui donnaient une vitalité nouvelle. Jane Marple, cette jeune fille ardente, rose et blanche. Une bien sotte jeune fille, sur bien des points. Quel était donc le nom de ce jeune homme si mal fagoté ? Voyons ? Elle ne s’en souvenait même plus à présent ! Combien sa mère avait eu raison de démolir cette amitié trop rapide. Jane avait eu l’occasion de rencontrer ce même jeune homme quelques années plus tard, et vraiment… il était devenu absolument épouvantable ! À l’époque de leur séparation, elle avait pleuré chaque nuit, pendant au moins une semaine !

La voix de lady Selina rompit le cours des méditations de Miss Marple.

— Ah ! Par exemple ! Est-ce bien… mais oui ! Voici Bess Sedgwick, là-bas ! De tous les endroits invraisemblables…

Jusqu’ici, Miss Marple n’avait écouté que d’une oreille les commentaires de sa voisine sur les groupes environnants. Toutes deux côtoyaient des cercles complètement opposés, de sorte que Miss Marple n’avait pu parler des scandales fameux sur les amis ou relations que lady Selina reconnaissait ou pensait reconnaître. Mais Bess Sedgwick était différente. Un nom que presque tout le monde connaissait en Angleterre. Depuis plus de trente ans, la presse rapportait les exploits, voire les extravagances dont Bess Sedgwick était l’auteur. Durant la guerre, elle s’était jointe à la Résistance française et on disait qu’elle avait six encoches gravées sur son revolver, rappelant les Allemands abattus par elle. Elle avait volé seule au-dessus de l’Atlantique, et plusieurs années auparavant parcouru l’Europe à cheval. Elle était familière avec la conduite de voitures automobiles de courses. Un jour, elle sauva deux enfants d’une maison en flamme. À son crédit et discrédit, elle comptait plusieurs mariages et détenait la réputation d’être la deuxième femme la mieux habillée d’Europe. On chuchotait aussi qu’elle s’était introduite en fraude, et avec succès, à bord d’un sous-marin nucléaire lors de son premier essai.

C’est pourquoi, en entendant prononcer son nom, Miss Marple se redressa avec le plus vif intérêt, une lueur d’admiration brillant dans son regard.

De tout ce qu’elle espérait voir au Bertram, Bess Sedgwick était la personnalité qu’elle s’attendait le moins à y trouver. Un cabaret chic ou un café de routiers, ces deux extrêmes, semblaient mieux convenir à la panoplie étendue des qualités de Bess Sedgwick. Dans cet hôtel à l’ancienne mode et profondément respectable, elle semblait étrangement insolite. Cependant, Bess Sedgwick s’y trouvait.

Il ne se passait pas un mois sans que le visage de cette femme célèbre n’apparaisse dans un magazine de mode ou dans un journal populaire. Et à présent, elle se montrait en personne, fumant nerveusement une cigarette et contemplant avec surprise le large plateau de thé posé devant elle, comme si c’était la première fois qu’elle en voyait un. Elle avait commandé… Miss Marple plissa les yeux pour mieux distinguer, car elle était assez éloignée de la scène, oui, des doughnuts[4]. Intéressant… Bess Sedgwick écrasa sa cigarette dans sa soucoupe, prit un doughnut dans lequel elle mordit à belles dents. Une giclée de confiture de fraises se répandit sur son menton. Bess se renversa la tête en arrière et éclata de rire, le son le plus bruyant et le plus gai qui ait retenti dans le hall du Bertram depuis longtemps.

Henry fut immédiatement à ses côtés, lui tendant une fine serviette délicate. Elle la prit, se frotta le menton avec la vigueur d’un écolier en s’exclamant :

— Voilà ce que j’appelle un vrai doughnut !

Elle abandonna la serviette sur le plateau et se leva. Comme de coutume, tous les yeux étaient fixés sur elle. Elle en avait l’habitude. Peut-être cela lui plaisait-il ? Peut-être ne s’en apercevait-elle plus ? Elle valait la peine d’être regardée. Une femme impressionnante, plus que belle : cheveux d’un platine très pâle, lui tombant sur les épaules, ovale du visage parfait. Le nez légèrement aquilin, les yeux enfoncés et d’un gris le plus pur. Sa bouche large lui donnait l’attrait que possèdent les vraies comédiennes. Sa robe était d’une telle simplicité qu’elle intriguait la plupart des hommes. En apparence, la plus grossière toile à sac ne portant aucun ornement, ni couture ou fermeture apparente. Mais les femmes savaient mieux juger. Même les ladies provinciales du Bertram se doutaient que ce vêtement coûtait une somme énorme !

Traversant le hall à grandes enjambées pour atteindre l’ascenseur, Bess passa près de la table occupée par lady Selina et Miss Marple. Elle fit un signe de tête à l’adresse de la première.

— Hello, Selina ! Je ne vous ai pas revue depuis Crufts[5]. Comment vont les Borzois ?

— Que diantre faites-vous ici, Bess ?

— J’y reste quelque temps. J’arrive de Land’s End[6] en voiture. Quatre heures trois quarts… Pas une mauvaise moyenne !

— Vous vous tuerez un jour ! Ou quelqu’un d’autre.

— Oh ! J’espère bien que non.

— Mais pourquoi venez-vous ici ?

Bess jeta un rapide coup d’œil alentour.

— On m’a conseillé de l’essayer et je ne regrette pas d’avoir suivi ce conseil. Je viens juste de goûter le plus merveilleux doughnut !

— Ma chère, on sert aussi de vrais muffins.

— Incroyable !

Elle hocha la tête et poursuivit son chemin vers l’ascenseur.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer