À L’HÔTEL BERTRAM d’ Agatha Christie

— N’est-ce pas la vraie raison ?

— Colonel Luscombe, je dirige un hôtel. Je ne pourrais me permettre de perdre de l’argent.

— Comment compensez-vous ce déficit, alors ?

— Grâce à l’atmosphère de l’hôtel. Les étrangers qui arrivent dans notre pays (les Américains en particulier, car ce sont eux qui ont le plus d’argent), ont une idée assez particulière de ce qu’est l’Angleterre. Je ne fais pas allusion, bien sûr, aux riches hommes d’affaires qui traversent régulièrement l’Atlantique. Ceux-là descendent généralement au Savoy ou au Dorchester, car ils veulent un décor moderne et une nourriture américaine. Mais il y a beaucoup d’étrangers qui voyagent peu et qui s’attendent à ce que notre pays ressemble, peut-être pas à ce qu’il était du temps de Dickens, mais ils ont lu Cranford et Henry James et souhaitent trouver ici quelque chose qu’ils n’ont pas coutume de voir dans leur pays. Après leur visite, ils retournent parmi leurs amis et commentent : « Il y a un hôtel étonnant à Londres, qui s’appelle le Bertram. Exactement comme si l’on était transporté cent ans en arrière. La vraie vieille Angleterre ! Et les clients qui y descendent ! Des personnages que vous ne rencontrez nulle part ailleurs. De charmantes vieilles duchesses. On peut y déguster tous les mets suivant les anciennes recettes : un extraordinaire beefsteak pudding. Vous n’avez jamais rien goûté de pareil ! et d’imposants aloyaux, d’étonnantes selles de mouton et un thé anglais à l’ancienne, avec un merveilleux breakfast. Un tas d’autres choses, allant de pair avec tout cela. L’endroit est de plus, confortable et bien chauffé. De grands feux de bois ! »

Mr Humfries interrompit ses impressions et se permit un semblant de sourire.

— Je vois, déclara pensivement Luscombe. Tous ces gens de l’aristocratie appauvrie servent, en somme, à la mise en scène[3] ?

Mr Humfries hocha la tête en signe d’assentiment.

— Je me demande vraiment comment personne n’y a pensé avant vous, Colonel. Naturellement j’ai trouvé le Bertram déjà tout fait, si je puis me permettre l’expression. Il n’avait besoin que d’une restauration assez coûteuse. Tous ceux qui viennent ici pensent que c’est un endroit qu’ils ont découvert et que personne d’autre ne connaît.

— Je suppose que la restauration fut très coûteuse ?

— Oui. L’ensemble doit paraître édouardien et posséder cependant le confort moderne auquel nous sommes habitués. Nos chères vieilles, pardonnez-moi de les appeler ainsi, doivent avoir l’impression que rien n’a changé depuis le dernier siècle, et nos clients de passage doivent se sentir bien, dans un mobilier ancien, mais retrouver en même temps ce dont ils jouissent chez eux et dont ils ne peuvent plus se passer.

— Ce doit être difficile de combiner les deux.

— Pas tellement. Prenez le chauffage central, par exemple. Les Américains demandent, exigent devrais-je dire, une température d’au moins dix degrés Fahrenheit de plus que les Anglais. Pour cela, nous avons créé deux catégories de chambres : les unes plus chauffées que les autres. À première vue, elles sont semblables, mais elles contiennent des artifices différents : rasoirs électriques, douches et bains, et un petit déjeuner américain : céréales, jus d’orange glacé et le reste. D’un autre côté, il y a le petit déjeuner anglais.

— Œufs au bacon ?

— Exactement. Vous pouvez demander aussi, si vous le voulez : harengs, rognons au bacon, jambon d’York, marmelades d’Oxford.

— Il faut que je me souvienne de cela demain matin. Impossible de trouver un tel choix chez soi.

Humfries sourit.

— La plupart des gentlemen demandent simplement œufs au bacon. Ils ont, disons, perdu l’habitude de penser aux variétés qui existaient.

— C’est vrai. Je me souviens lorsque j’étais entant, des buffets couverts de plats chauds. Oui, c’était une manière de vivre luxueuse.

— Nous nous efforçons de présenter à nos clients ce qu’ils demandent.

— Y compris seed cake et muffins, je vois. À chacun suivant ses désirs. Assez marxiste, en fait.

— Je vous demande pardon ?

— Simplement une idée, Humfries. Les extrêmes se rencontrent.

Le colonel s’éloigna en prenant la clef que lui présentait Miss Gorringe. Un groom s’avança vers lui et le conduisit à l’ascenseur. Luscombe vit, au passage, que lady Selina Hazy se trouvait à présent assise en compagnie de son amie Jane « il ne savait plus quoi… ».

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