VI
C’était l’Être absolu, créé selon les lois
Primitives, le type éternel de la race
Qui dans le cours des temps reparaîtquelquefois,
Dont la splendeur est reine ici-bas, etterrasse
Tous les vouloirs humains, et dont l’Art saintest né.
Ainsi que l’Homme aima Cléopâtre et Phryné
On l’aimait ; et son cœur répandait,comme une onde,
Sa tendresse abondante et sereine surtous.
Elle ne détestait qu’un être par lemonde :
C’était un vieux berger perfide à qui lesloups
Obéissaient.
Jadis une Bohémienne
Le jeta tout petit dans le fond d’unfossé.
Un pâtre du pays qui l’avait ramassé
L’éleva, puis mourut, lui laissant unehaine
Pour quiconque était riche ou paraissaitheureux,
Et, disait-on, beaucoup de secretsténébreux.
L’enfant grandit tout seul sans famille etsans joies,
Menant paître au hasard des chèvres ou desoies,
Et tout le jour debout sur le flanc ducoteau,
Sous la pluie et le vent et l’injure desbouches.
Alors qu’il s’endormait roulé dans sonmanteau,
Il songeait à ceux-là qui dorment dans leurscouches ;
Puis, quand le clair soleil baignait leshorizons,
Il mangeait son pain noir en guettant par laplaine
Ce filet de fumée au-dessus des maisons
Qui dit la soupe au feu dans la fermelointaine.
Il vieillit. – Un effroi grandit à sescôtés.
On en parlait, le soir, dans les longuesveillées,
Et d’étranges récits à son nom chuchotés
Tenaient jusqu’au matin les femmesréveillées.
À son gré, disait-on, il guidait lesdestins,
Sur les toits ennemis faisait choir desdésastres,
Et, déchiffrant ces mots de feu qui sont lesastres,
Épelait l’avenir au fond des cieuxlointains.
Tout le jour il roulait sa huttevagabonde,
Ne se mêlant jamais aux hommes et souvent,
Quand il jetait des cris inconnus dans levent,
Des voix lui répondaient qui n’étaient pointdu monde.
On lui croyait encore un pouvoir dans lesyeux,
Car il savait dompter les taureauxfurieux.
Et puis d’autres rumeurs coururent lacontrée.
Une fille, qu’un soir il avait rencontrée,
Sentit à son aspect un trouble la saisir.
Il ne lui parla pas ; mais, dans la nuitsuivante,
Elle se réveilla frissonnantd’épouvante ;
Elle entendait, au loin, l’appel de sondésir.
Se sentant impuissante à soutenir lalutte,
Malgré l’obscurité redoutable, elle alla
Partager avec lui la paille de sahutte !
Lors, suivant son caprice impur, il appela
Des filles chaque soir. Toutes, jeunes etbelles,
Sans révolte pourtant, et sans pudeursrebelles,
Prêtaient des seins de vierge aux choses qu’ilvoulait
Et paraissaient l’aimer bien qu’il fût vieuxet laid.
Il était si velu du front et de la lèvre,
Avec des sourcils blancs et longs comme descrins,
Que, semblable au sayon qui lui couvrait lesreins,
Sa figure semblait pleine de poils dechèvre !
Et son pied bot mettait sur la cime dumont,
Quand le soleil couchant jetait son ombre auxplaines,
Comme un sautillement sinistre de démon.
Ce vieux Satan rustique et plein d’ardeursobscènes,
Près d’un coteau désert et sans verdureencor
Mais que les fleurs d’ajoncs couvraient d’unmanteau d’or,
Par un brillant matin d’avril, rencontracelle
Que le pays entier adorait. – Il reçut
Comme un coup de soleil alors qu’ill’aperçut,
Et frémit de désir tant il la trouvabelle.
Et leurs regards croisés s’attaquèrent. – Cefut
La rencontre de Dieux ennemis sur laterre !
Il eut l’étonnement d’un chasseur àl’affût
Qui cherche une gazelle et trouve unepanthère !
Elle passa. – La fleur de ses lourds cheveuxblonds
Se confondit, au pied de la côte embaumée,
Comme un bouquet plus pâle, avec les fleursd’ajoncs.
Pourtant elle tremblait, sachant sarenommée,
Et malgré le dégoût qu’elle sentait pourlui,
Redoutant son pouvoir occulte, elle avaitfui.
Elle erra jusqu’au soir ; mais, à la nuitvenue,
Elle s’épouvanta, pour la première fois,
De l’ombre qui tombait sur les champs et lesbois.
Alors, en traversant une noire avenue,
Entre les rangs pressés des chênes, tout àcoup,
Elle crut voir le pâtre immobile etdebout.
Mais, comme elle partit d’une courseaffolée,
Elle ne sut jamais, dans son effarement,
Si ce qu’elle avait vu n’était passeulement
Quelque tronc d’arbre mort au milieu del’allée.
Et des jours et des mois passèrent. Saraison,
Comme un oiseau blessé qui porte un plomb dansl’aile,
S’affaissait sous la peur incessante etmortelle.
Même elle n’osait plus sortir de samaison,
Car sitôt qu’elle allait aux champs, elleétait sûre
De voir le Vieux paraître au détour d’unchemin ;
Son œil rusé semblait dire : « C’estpour demain »,
Et mettait comme un fer ardent sur lablessure.
Bientôt un poids si lourd courba savolonté
Qu’en son cœur engourdi de crainte vint ànaître
Un besoin d’obéir à la fatalité.
Et, décidée enfin à se rendre à sonMaître,
Elle alla le trouver par une nuit d’hiver.
La neige dont le sol était partout couvert
Étalait sa blancheur immobile. Une brise,
Qui paraissait venir du bout du monde,errait
Glaciale, et faisait craquer par la forêt
Les arbres qui dressaient, tout nus, leurforme grise.
Dans le ciel douloureux, la lune, ainsi qu’unfil
De lumière, indiquait à peine son profil.
La souffrance du froid étreignait jusqu’auxpierres.
Elle marchait, les pieds gelés, et sanssonger,
Certaine qu’elle allait trouver le vieuxberger,
Et tachant d’un point noir les plainessolitaires.
Mais elle s’arrêta clouée au sol :là-bas,
Sur la neige, couraient deux bêteseffrayantes ;
Elles semblaient jouer et prenaient leursébats,
Et l’ombre agrandissait leurs gambadesgéantes.
Puis, poussant par la nuit leurs élansvagabonds,
Toutes deux, dans l’ardeur d’une gaietéfolâtre,
Du fond de l’horizon vinrent en quelquesbonds.
Elle les reconnut : c’étaient les chiensdu pâtre.
Hors d’haleine, efflanqués par la faim, l’œilardent
Sous la ronce des poils emmêlés de leurtête,
Ils sautaient devant elle avec des cris defête
Et ce rire velu qui découvre la dent.
Comme deux grands Seigneurs vont en uneprovince
Quérir et ramener la Belle de leur Prince,
Et, la guidant vers lui, caracolentautour,
Ainsi la conduisaient ces messagersd’amour.
Mais l’Homme qui guettait, debout sur unebutte,
Vint, et lui prit le bras en montant vers sahutte.
La porte était ouverte, il la poussadedans,
La dévêtant déjà de ses regards ardents,
Et des pieds à la tête il tressaillit dejoie,
Ainsi qu’on fait au choc d’un bonheur qu’onattend.
Depuis qu’il l’avait vue il était haletant
Comme un limier qui chasse et n’atteint pointsa proie !
Or, quand elle sentit traîner contre sapeau
La caresse visqueuse ainsi qu’une limace
De ce vieux qui gardait l’odeur de sontroupeau,
Tout son être frémit sous ce baiser deglace.
Mais lui, tenant ce corps d’amour, aux flancssi doux,
Que tant de fiers garçons devaient déjàconnaître,
Et fait pour être aimé si follement detous,
En son cœur de vieillard difforme, sentitnaître
La jalousie aiguë et sans pardon. Il eut
Un besoin vague et fort de vengeancecruelle !
Elle subit d’abord l’amant maigre etpoilu,
Puis, comme elle luttait, il se rua surelle
En la frappant du poing pour qu’elleconsentît,
Et le silence épais des neiges amortit
Quelques cris, comme ceux des gens qu’onassassine.
Tout à coup, les deux chiens poussèrentlonguement
Par la plaine déserte un triste hurlement,
Et des frissons de peur couraient sur leuréchine.
Dans la cabane alors ce fut comme uncombat :
Les heurts désespérés d’un corps qui sedébat
Sonnant contre les murs de l’étroitedemeure ;
Puis, comme les sanglots d’une femme quipleure !
Et la lutte reprit, dura longtemps, cessa
Après un faible appel de secours qui passa
Et mourut sans écho dan les champs !
Le jour pâle
Commençait à tomber faiblement du cielgris.
Un vent plus froid geignait avec le bruit d’unrâle.
Le givre avait roidi les arbres rabougris
Qui semblaient morts. C’était partout la findes choses.
Mais, comme on lève un voile, un nuageglissant
Fit pleuvoir sur la neige un flot de clartésroses.
Le ciel devenu pourpre éclaboussa de sang
Et le coteau désert au bout des plainesblanches,
Et la hutte du pâtre, et la glace desbranches.
On eût dit qu’un grand meurtre emplissaitl’horizon !
– Et le berger parut au seuil de sa maison.–
Il était rouge aussi, plus rouge quel’aurore !
Même, lorsque le ciel cramoisi fut lavé,
Quand tout redevint blanc sous le soleillevé,
Lui, hagard et debout, semblait plus rougeencore,
Comme s’il eût trempé son visage et samain,
Avant que de sortir, dans un flot decarmin.
Il se pencha, prenant de la neige, et latrace
De ses doigts fit par terre un large trousanglant.
S’étant agenouillé pour se laver la face,
Une eau rouge en coula, qu’il regardait,tremblant,
Avec des soubresauts de peur. – Puis ils’enfuit.
Il dévale du mont, roule dans lesornières,
Perce d’épais fourrés pareils à descrinières,
Et fait mille détours comme un loup qu’onpoursuit !
Il s’arrête. – Son œil que la terreurdilate
Guette de tous côtés s’il est loin d’unhameau ;
Alors dans sa main creuse il fait fondre unpeu d’eau,
Pour effacer encor quelque tacheécarlate !
Puis il repart. – Mais en son cœur surgitl’effroi
D’errer jusqu’à la mort, sans rencontrerpersonne,
Par la neige si vaste et sous un ciel sifroid !
Il écoute. – Il entend une cloche quisonne,
Et va vers le village à pas précipités.
Les paysans déjà causaient de porte enporte ;
Il leur crie en courant : « Veneztous, Elle est morte ! »
Il passe. – Il va frapper aux logisécartés,
Répétant : « Venez donc, venez, jel’ai tuée ! »
Alors une rumeur grandit, continuée
Jusqu’aux hameaux voisins. Et chacun, selevant
Et quittant sa maison, accompagne lepâtre.
Mais lui n’arrête pas sa courseopiniâtre ;
Il marche. – Le troupeau des hommes lesuivant
Déroule par les prés sans tache un rubansombre.
Tout pays qu’on traverse augmente encor leurnombre ;
Ils vont, tumultueux, là-bas, vers lahauteur
Où les guide, essoufflé, leur sinistrepasteur !
Ils ont compris quelle est la femmeassassinée,
Et ne demandent pas ni pourquoi ni comment
Le meurtre fut commis. Ils sententvaguement
Planer sur cette mort comme une Destinée.
Elle avait la Beauté, lui la Ruse ; ilfallait
Qu’un des deux succombât. Deux Puissanceségales
Ne règnent pas toujours. Deux Idolesrivales
Ne se partagent point le ciel, et le Dieulaid
Ne pardonne jamais au Dieu beau.
Sur la cime
De la côte, et devant la hutte ons’arrêta.
Il osa seul entrer en face de son crime,
Et, ramassant la morte aimée, ill’apporta,
Pour la leur jeter, nue, et d’un gested’outrage,
Comme s’il eût crié : « Tenez, jevous la rends ! »
Puis il gagna sa hutte et s’enfermadedans.
On l’y laissa, mordu d’amour, et plein derage.
Sur la neige gisait le corps éblouissant
Où n’apparaissait plus une goutte desang ;
Car les chiens, la trouvant immobile etcouchée,
L’avaient avec tendresse obstinémentléchée.
Elle semblait vivante, endormie. Un reflet
De beauté surhumaine illuminait sa face.
Mais le couteau restait planté, juste à laplace
Où s’ouvrait une route entre ses seins delait.
Sa figure faisait une tache dorée
Sur la blancheur du sol. – Les hommeséperdus
La contemplaient ainsi qu’une chosesacrée !
Et ses cheveux ardents, en cerclerépandus,
Luisaient comme la queue en feu d’unecomète,
Comme un soleil tombé de la voûte descieux ;
On eût dit des rayons qui sortaient de satête,
L’auréole qu’on met autour du front desdieux !
Mais quelques paysans, des vieux au cœurpudique,
Arrachant de leur dos la veste en peau debique,
Couvrirent brusquement sa claire nudité,
Et les jeunes, ayant coupé de longuesbranches,
Construit une civière et retroussé leursmanches,
Par vingt bras qui tremblaient son corps futemporté !
La foule, sans parole, à pas lentsl’accompagne
Et, jusqu’aux bords lointains de la pâlecampagne,
Rampe, comme un serpent, l’immense défilé.
Et puis tout redevint muet etdépeuplé !
Mais le pâtre, enfermé dans sa hutteisolée,
Sent une solitude horrible autour de lui,
Comme si l’univers tout entier l’avaitfuit.
Il sort et n’aperçoit que la plainegelée !…
La peur l’étreint. N’osant rester seul pluslongtemps,
Il siffle ses grands chiens, ses deux bonschiens de garde.
Comme ils n’accourent point, il s’étonne, ilregarde ;
Mais il ne les voit pas gambader par leschamps…
Il crie alors. La neige étouffe sa voixforte…
Il se met à hurler à la façon desfous !
Ses chiens, comme entraînés dans le départ detous,
Abandonnant leur maître, avaient suivi lamorte.