Fatalitas ! – Nouvelles Aventures de Chéri-Bibi – Tome II

XVI – De l’état civil de Chéri-Bibi dansla capitale

Non loin de la rue Lesueur où nous avonsdit que Nina-Noha avait un appartement à Paris et à quelques pas del’avenue de la Grande-Armée, entre un herboriste qui avait ferméboutique depuis la guerre et un marchand de fromages qui faisaitfortune, il y avait une boutique de « bougnat » qui étaitla plus « miteuse » qu’on pût imaginer.

C’était un vrai trou avec un comptoir,quelques flacons sur des tablettes et une demi-douzaine demargotins dans un coin perdu.

Le charbonnier, un brave Auvergnat,était parti pour le front, laissant le soin de son commerce et deson honneur à sa jeune femme, laquelle avait aussi bien maltraitél’un que l’autre. Il avait fallu vendre.

Un acheteur, contre toute espérance,s’était présenté, et le fonds, qui ne valait pas quatre sous, futpayé 4000 francs, « rubis sur l’ongle ».

Dans le quartier, l’acheteur fut regardéd’abord comme un fou. C’était du reste un être fort original ;il passait son temps, quand il était dans sa boutique, ce qui luiarrivait rarement, à bavarder avec des amis venus d’on ne saitoù.

Le marchand de fromages, qui était entrain de faire fortune, tout en gémissant sur le malheur du temps,eut bientôt fait d’expliquer aux commères d’alentour tout lemystère… Le bougnat faisait partie d’une bande noire qui sesouciait peu du petit commerce à domicile et qui gagnait des« mille et des cents » en procédant à un accaparementdans les grandes largeurs…

À partir de ce moment, le bougnatsuspect fut respecté de tout le monde et chacun l’appela« Monsieur Talboche » gros comme le bras. C’étaitChéri-Bibi.

M. Talboche était absent de saboutique parfois des semaines entières… Quand il réapparaissait,les voisins lui faisaient compliment de sa bonne mine, bien qu’ileût une figure à avoir assassiné père et mère ; mais les genssont ainsi faits qu’ils admirent la malice, au point de lui trouverde la beauté.

Or, M. Talboche, après une absencequi s’était, cette fois, particulièrement prolongée, venait derentrer chez lui avec une jeune demoiselle et un vieux longmonsieur tout efflanqué que l’on n’avait encore jamais vu dans lequartier. Et les potins commençaient d’aller leur train quand onvit, le soir même, réapparaître à l’horizon du bougnat unesilhouette bien connue, mais qui marquait plus mal que jamais. Onl’appelait le cow-boy, à cause de ses airs de « sauvaged’Amérique » et il passait naturellement pour disposer de toutle charbon des États-Unis.

Le cow-boy était accompagné d’unpersonnage qui marquait encore plus mal que lui et avec lequel ilsemblait, du reste, dans la meilleure intelligence.

Ils avaient dû prendre, au cours de leurchemin, quelques petits verres chez les bistrots et ils pénétrèrentjoyeusement chez M. Talboche avec la pensée évidente decompléter une aussi belle tournée.

Chéri-Bibi vit entrer Yoyo sansétonnement. Il l’attendait.

Mais la jeune demoiselle, qui n’avaitpas été prévenue de cette réapparition, en marqua aussitôt une joieexcessive et se jeta littéralement au cou du cow-boy.

Sur quoi, un troisième personnage, quigrognait dans un coin, vautré sur les derniers margotins de lamaison, sursauta avec animation contre ce qu’un pareil spectacleprésentait d’indécent dans un magasin tenu par un homme qui s’étaittoujours vanté d’aimer et de protéger les bonnes mœurs.

Mais Chéri-Bibi avait autre chose àfaire que d’écouter les jérémiades de la Ficelle. Sur un signe deYoyo, le bougnat d’occasion avait passé dans son arrière-boutiqueet s’y était enfermé avec le cow-boy et son nouveau« poteau ».

La conversation dut être des plusintéressantes, car elle se prolongea assez tard dans la soirée etne fut interrompue que par le soin que prenait Chéri-Bibi de venirchercher une bouteille pleine quand celle qu’il avait emportéeétait vide.

Zoé, pendant ce temps, essuyait lesverres, mettait de l’ordre, si l’on peut dire, dans le ménage,enfin essayait de se rendre utile.

Quant à M. Hilaire, il boudaitaffreusement. Du reste, depuis son retour à Paris, qui datait de laveille, il n’était pas à prendre avec des pincettes.

Quoi qu’il s’en défendît, et en dépit detous les sentiments qu’il avait voués à Chéri-Bibi, il ne pouvaits’empêcher de penser que le magasin de la rue Saint-Roch étaitautrement confortable que l’affreuse boutique du bougnatTalboche.

Enfin, ce n’étaient point les nouvellesfaçons d’être de Zoé, ni de Yoyo, qui pouvaient lui faire oublierqu’il y avait là-bas (pas bien loin, dix minutes en métro), unebrave femme en grand deuil qui continuait d’édifier la rueSaint-Roch par la persistance de son désespoir conjugal… carM. Hilaire avait reçu des nouvelles de sa moitié,Mme Hilaire, qui, à la suite de son aventure de Nice avaitintroduit une demande en divorce, avait montré, en apprenant lamort de son mari, chauffeur chez M. de Saynthine, unedouleur des plus édifiantes… Elle ne cessait, avait-on écrit àM. Hilaire, d’embrasser la photographie de son malheureuxépoux, en l’arrosant de ses larmes !…

Dans le moment, M. Hilaire étaitprêt à tout pardonner, et cela pour le plaisir bourgeois dechausser une paire de pantoufles auprès d’un bonfeu !…

Justement, avec la nuit était venu untemps de chien… Les vitres crépitaient sous la pluie et leverglas…

Chéri-Bibi n’avait pas pensé au souper…Le ventre de M. Hilaire était dans la tristesse comme sonâme…

M. Hilaire ne voulait plus mêmeregarder cette petite Zoé, tant il se sentait de l’irritation pourson ingratitude…

Et qu’est-ce qu’ils faisaient, lesautres, à bavarder si longtemps derrière cetteporte ?

Tout à coup, la figure deM. Hilaire s’illumina ; Yoyo a peut-être trouvé lecollier !… car lui seul était sur la bonne piste ! Onn’est sans doute revenu à Paris que parce que Yoyo a découvert lecollier !… Mais alors ?… mais alors ?… c’est finiles aventures ! Chéri-Bibi va lui donner congé !… C’estpromis ! c’est juré !…

M. Hilaire en est là de sesréflexions quand la porte du fond s’ouvre… L’apache, en dépit detoutes les consommations offertes par son hôte, apparut beaucoupmoins ivre en sortant qu’en entrant.

Il serra la main de Chéri-Bibi avec unesatisfaction marquée :

« Je crois, dit-il, que nous venonsde boucler, tous les deux, une bonne affaire !

– Je le crois », répétaChéri-Bibi.

Et l’apache s’en alla…

« C’est un confrère ! expliquaChéri-Bibi. On était fait pour s’entendre…

– Ça, grogna la Ficelle, ça n’ajamais été un bougnat !…

– Non, mais c’est un« fagot » comme on en rencontre plus souvent sur lesbords de l’Oyapok que dans le quartier de l’Opéra, mon vieux laFicelle, à moins qu’on ne passe par hasard devant certaineépicerie…

– Oui, oui, monsieur le marq… jen’insiste pas… Et qu’est-ce qu’on va fairemaintenant ?

– Petit curieux,va !…

– Assez ! assez !compris, monsieur le marq… Je vais faire montestament !…

– Vous oubliez, monsieur Hilaire,que vous êtes déjà mort !… »

Désormais, M. Hilaire « selaissa faire » sans essayer de comprendre et surtout sansélever des objections, sans faire entendre de ces nauséabondeslamentations qui lui valaient de si redoutables rappels à l’ordrede la part de Chéri-Bibi… Seulement il comptait les jours. Deuxdéjà s’étaient écoulés sans qu’il se fût passé autre chosed’extraordinaire que le déménagement de M. Talboche. Oui,M. Talboche avait transporté son fonds de la rue Lesueur dansla cour d’une petite maison de la rue de Dunkerque.

La maison tout entière était à ladévotion du comte, habitée par les plus habiles fripons à sa soldeet truquée comme un vrai fort Chabrol, capable au besoinde soutenir un siège, nourrissant une petite troupe d’apaches, dontle quartier général se tenait chez M. Miche, le mari de laconcierge et le tenancier du bar.

À toute heure du jour et de la nuit, ily avait chez M. Miche une « permanence », quipermettait de faire face à tous les événements…

Chéri-Bibi, piloté par Yoyo et par sonnouvel ami, qui était une sorte de lieutenant dans la bande et quise faisait pompeusement appeler « le major », avait tôtfait connaissance avec M. Miche, avec son comptoir, ses petitsverres et sa clientèle spéciale.

C’est lui qui fournissait le bistrot decharbon et il avait fait connaissance aussi avec sacave.

Seulement, M. Miche, méfiant, nelaissait jamais personne pénétrer seul dans son sous-sol… Il yavait suivi pas à pas Chéri-Bibi jusqu’à ce qu’il eût déchargé sondernier sac et il était remonté derrière lui, puis il avait rabattula trappe qui donnait derrière le comptoir.

Il est bon de dire que lorsqu’il n’étaitpas chez M. Miche, Chéri-Bibi, en raison évidente de sonmétier, dans lequel il était aidé par Yoyo et quelquefois par Zoé,était tout le temps fourré dans les caves. Il n’y avait quel’antiquaire qui ne demandait point de charbon àM. Talboche !…

M. Punaise se chauffait au gaz.Or, Chéri-Bibi n’était entré dans la cave de M. Miche quedans l’espoir de pénétrer dans la cave de M. Punaise, parceque Yoyo avait découvert qu’il existait une communication directeentre l’une et l’autre cave…

Tout le secret de la disparition ducollier tenait peut-être dans le fait de cettecommunication…

En tout cas, c’était dans le sous-sol del’antiquaire et du marchand de vin qu’il fallait travailler, pourpeu que l’on attachât quelque importance aux propos de Yoyo.Chéri-Bibi croyait que celui-ci avait mal cherché et pensait êtreplus heureux que lui…

Dès l’abord, M. Talboche avaittenté un rapprochement avec l’antiquaire, mais M. Punaise, auxpremiers mots de charbon à descendre dans la cave, avait froidementmis M. Talboche à la porte de chez lui, sans autreexplication… La concierge, elle-même, cette bonne Mme Miche,avertie par l’antiquaire, avait fait entendre qu’il fallait laisserM. Punaise tranquille…

Tout l’espoir de Chéri-Bibi se reportaitdonc du côté de la cave du bistrot.

Il résolut de tenter quelque chosed’important, le soir du troisième jour.

La Ficelle avait déjà deviné que lesévénements allaient se précipiter, Chéri-Bibi avait mis les voletsde bonne heure et il avait sorti d’un panier un de ces succulentssoupers comme il avait l’habitude d’en préparer autrefois quand ils’agissait de se donner du cœur au ventre pour les terriblesbesognes de la nuit…

Chéri-Bibi seul était gai. Contrairementà son habitude, Yoyo était triste, la petite Zoé aussi. La Ficelleétait lamentable…

« Allons ! mes enfants !…Un peu de courage !… fit Chéri-Bibi !… On se retrouverabientôt !

– On va donc se préparer !bégaya la Ficelle, déjà plein d’espoir.

– Je parle pour les amoureux, monbon la Ficelle ! Il ne s’agit donc pas de toi ! Tu aspassé l’âge !… Il s’agit de Yoyo et de Zoé entre qui il ya promesse de mariage !…

– Ah ! oui !… Voilà doncla belle histoire !… » souffla la Ficelle d’un air qu’ilessayait en vain de faire désinvolte, mais qui trahissait depauvres sentiments d’amour-propre blessé ! Au surplus, ilfallait s’y attendre ; une petite fille des rues est bienfaite pour s’entendre avec un grand garçon de la forêt !« Ça fera un beau couple devant M. le maire ! Jem’invite à la noce et je bois à sa santé !… »

– C’est ce que tu as de mieux àfaire ! déclara Chéri-Bibi en versant son champagne à laronde… Quant à moi, continua-t-il avec cette onction inquiétanteque la Ficelle connaissait depuis des années, quant à moi, je suisheureux d’avoir vu naître, sous mes auspices, les jeunes feux d’unhonnête amour… C’est toujours plus plaisant que d’assister auxgrimaces indécentes d’un vieux singe comme toi, mon bon laFicelle !… Allons, ne te fâche pas !… Tu auras bientôt lajoie de serrer Virginie sur ton cœur…

– Ouais ! grognaM. Hilaire… pour peu que je tarde, elle sera morte de douleur,la pauvre !…

– En attendant, voilà ce que tu vasfaire… Tu m’écoutes, la Ficelle ?…

– Ah ! si je vousécoute !…

– Yoyo doit nous quitter ce soirmême, c’est ce qui t’explique sa tristesse.

– Ah ! ah ! Il n’emmènepas sa… sa fiancée…

– Non ! C’est toi qui lagardes !…

– Moi ? Ah ! ce seraittrop fort… Non ! je ne me charge pas d’une affairepareille !…

– Si ! trancha net Chéri-Bibi…Tu t’en charges ! c’est moi qui te le dis, et ce n’est quejustice !… Voilà un brave garçon qui est tout prêt à se marieret que j’envoie à Nice pour nos petites affaires, c’est bien lemoins que l’on fasse quelque chose pour lui.

– Vous avez donc encoredespetites affaires à Nice ? » questionna M. Hilaire,assez inquiet…

« J’y ai Gorbio qui vient d’yretourner… Comprends que j’y envoie Yoyo qui ne demanderait pasmieux que de rester ici… Veux-tu partir à saplace ?

– Non ! non ! je reste,ça va !… Et je ferai respecter mademoiselle Zoé,c’est entendu !…

– C’est juré ?

– C’est juré !…

– Eh bien, va, Yoyo ! si tu neveux pas manquer ton train ! »

Yoyo embrassa Zoé qui se laissa faireavec émotion.

Après cette scène touchante et quandYoyo fut parti, Chéri-Bibi se leva et garnit en silence ses pochesde certains outils de travail que la Ficelle jugea de la plus hauteimportance.

« C’est bien pour ce soir !gémit-il en lui-même. Que le bon Dieu nous protège ! J’aipeut-être eu tort de ne pas partir à la place deYoyo !… »

Chéri-Bibi, ayant terminé sespréparatifs, toussa, frappa sur l’épaule de la Ficelle et luidit :

« En route !

– Oui, oui, enroute ! »

La Ficelle connaissait ce quesignifiaient ces « en route ! » là…

« Où allons-nous ?demanda-t-il.

– Pas loin ! Prendre un verrechez M. Miche !

– Jolie connaissance, votreM. Miche ! bougonna la Ficelle. « Quand on vient deprendre du champagne de première marque chez M. Talboche, jetrouve que c’est déchoir que d’aller se faire servir un petit verresur le comptoir de M. Miche !… Quoi qu’il en soit, jesuis à la disposition de M. Talboche !… »

Il s’arrêta subitement, effrayé de sespropos audacieux et aussi du regard que lui lançaitChéri-Bibi.

« Écoute, la Ficelle, écoute laconsigne, mon garçon !

– Oui, monsieur le marq…

– Ce soir, tu vas t’enivrer avec labande ! compris ?

– Oui, monsieur le marq…

– Appelle-moi monsieurTalboche !…

– Oui, monsieurTalboche !…

– Et si, par hasard, il y a unpante qui ne soit pas convenable avec Zoé ! Tu lui tomberasdessus !…

– Entendu, monsieur Talboche, maismonsieur Talboche viendra à mon secours ?

– Non ! car M. Talbochene sera plus là !

– Alors, je suis mort ! etpour « de bon » cette fois ! soupira la Ficelle…Songez donc, je les aurai tous sur le dos, dans la minute. Tenez,monsieur Talboche ; il y a une chose qui arrangeraittout !… On n’a qu’à laisser Mlle Zoé ici !… Voilàdix heures passées, ce n’est pas le moment de sortir les jeunesfilles à marier !…

– Vous n’avez pas de chance dansvos « raisonnements », monsieur Hilaire … déclaraChéri-Bibi sur ce ton glacé qui figeait toutes les répliques surles lèvres de ses interlocuteurs. « Figurez-vous que « jesors » Mlle Zoé pour qu’on lui manque justement derespect et pour que vous ayez l’occasion de la fairerespecter ! Comme vous l’avez juré à notre ami Yoyo…L’avez-vous juré, oui ou non, monsieur Hilaire ? Et faut-iltenir pour rien vos serments ? »

M. Hilaire n’avait plus rien àdire. Il comprenait que Chéri-Bibi avait besoin d’une querelle cesoir-là, chez M. Miche, c’est ce qui pouvait lui arriver, àlui, M. Hilaire, de plus désagréable, mais il jugea inutiled’insister et, sur un signe de Chéri-Bibi, il « offrit sonbras » à Mlle Zoé.

« Compliments ! monsieurHilaire ! » fit Chéri-Bibi en fermant la porte de saboutique qui donnait dans la cour, vous avez ainsi tout dugentleman ! Si votre ami Yoyo vous voyait, il seraitcontent !… »

L’heure légale à laquelle le cabaret deM. Miche devait fermer était passée depuis longtemps, mais,comme l’on pense bien, jamais la réunion n’était aussi brillantechez M. Miche qu’après cette heure-là !…

Il y avait certaines façons de pénétrerdans l’établissement que connaissaient les initiés, surtout leshabitants de la cour… M. Talboche, M. Hilaire etMlle Zoé firent une entrée solennelle par l’office… Jamaisencore Mlle Zoé n’avait franchi la porte du mastroquet. Sacuriosité, comme toujours, dominait sa crainte des événements, enquoi elle était bien différente de ce bon M. Hilaire. Ellepassait dans la maison pour la nièce de M. Talboche. On savaitque Yoyo et la Ficelle se la disputaient et la gardaient deprès.

Son arrivée fit sensation et futaccueillie par des murmures flatteurs.

« Justement on disait que çamanquait de dames ce soir ! » fit entendre une voix derogomme.

« Monsieur Miche », derrièreson comptoir, saluait en faisant des grâces… Lui aussi avait« distingué » Zoé, depuis que le nouveau bougnat avaitemménagé dans la cour. Il s’empressa. Il passa lui-même le torchonsur la table et il installa ses nouveaux hôtes.

Les « mauvaises pièces », dontla salle était pleine n’eussent pas demandé mieux que de frayerfamilièrement avec les compagnons de la demoiselle, mais si lafigure ahurie de la Ficelle prêtait à d’agréables plaisanteries lamine toujours inquiétante, même au repos, de Chéri-Bibi, laissait àréfléchir.

Ce fut Zoé qui prit l’initiative defaire un petit tour dans le camp ennemi. Elle avait dû recevoir lesinstructions de son oncle Talboche. Tant est que lorsqu’elle seleva brusquement pour aller voir de près une partie de dés qui sejouait sur le comptoir, la Ficelle, dans la crainte irréfléchie decomplications qu’il continuait toujours à redouter, tout en lessachant nécessaires, voulut la retenir. Mais Chéri-Bibi, étreignantle poignet de son poteau, lui souffla : « Laisse doncfaire ! »

Zoé, elle aussi, voulut jouer… On luifit une place de reine.

Pendant ce temps, le charbonnier etM. Hilaire, à qui nul ne prêtait plus attention, échangeaientdes propos utiles et définitifs.

Tout à coup, Chéri-Bibi fit à laFicelle :

« Va ! »

La Ficelle pâlit, mais sous le regardterrible du maître, il se leva…

Il faut dire que dans ce momentM. Miche, qui venait de jouer la partie perdue par Zoé contreun baiser qu’il avait gagné, embrassait à pleines lèvres lacharmante enfant…

C’était l’occasion ou jamais pour laFicelle, gardien « juré » de la vertu de la fiancée deYoyo, d’intervenir. Cette occasion, il ne l’avait pas cherchée, et,au spectacle de cet homme vigoureux étreignant cette fragilité, ileût bien voulu la fuir… Mais « Va ! » c’était lavoix de Chéri-Bibi et c’était celle du devoir !… Chéri-Bibirépéta à voix basse : « Va, et entre-luidedans ! »

Le malheureux allait…

L’assistance le voyait s’avancer et elleen concevait de grandes joies prochaines… d’autant plus que le« Major » n’était pas là pour imposer une discipline quipesait généralement à cette armée irrégulière…

Plus la Ficelle avançait, plus ilpâlissait. Enfin, il fut près du groupe au baiser et commença àprotester avec politesse :

« Monsieur Miche, fit-il avec uneingénuité tremblante, vous oubliez que Mademoiselle est avecmoi !

– Non, non, je nel’oublie pas ! répliqua M. Miche, je vais vous la rendretout à l’heure !… »

Ce fut un beau succès pourM. Miche, et il eut tous les rieurs avec lui, mais ce qui sepassa par la suite plaça d’emblée M. Hilaire au rang deshéros ! Monsieur Hilaire donna une gifle à MonsieurMiche !

Après quoi il eut le bonheur des’évanouir immédiatement, ce qui lui évita de se sentir emportédans une tempête de coups de poings, dans un ouragan de bataille oùle Major, qui venait d’entrer, fit sa partie, pour défendre, dureste, que l’on achevât d’assassiner sa nouvelle recrue…

Le plus étonnant fut que dans tout cebrouhaha, Chéri-Bibi avait disparu et que Mlle Zoé, elle-même,n’avait pas l’air de s’en préoccuper… Transformée en infirmière,elle versait sur la tête du pauvre la Ficelle un broc d’eau fraîchedestiné à le faire revenir à la vie…

Ce fut M. Miche qui, le premier,constata l’absence du bougnat : « Tiens, le bougnat afichu le camp ! », dit-il en ramassant les débris d’uneverrerie dont le prix était décuplé depuis laguerre !

« Oui ! Il n’aime pas lescoups !… expliqua Zoé…

– Ça n’est pas comme cemonsieur !… » constata M. Miche en se tournant versla Ficelle qui rouvrait les yeux dans le moment qu’il lui rendaitce juste hommage… Mais il n’en sourit pas avec moins de mélancolieà Mlle Zoé qui lui prodiguait des consolations qu’iln’entendait du reste pas, car, à côté de lui, deux petits coupssecs venaient d’être frappés sous la trappe… sous la trappe quiconduisait à la cave derrière le comptoir !

Ces deux petits coups avaient unesignification effrayante pour la Ficelle : ils disaient :« Je suis entré là-dedans, maintenant, il faut que j’ensorte ! »

Alors de désespoir, à l’idée de ce quiallait encore se passer, il se révanouit.

« Tout de même, il ne va pas creveravant d’avoir payé la casse ?…

– Vous occupez pas de ça !s’écria tout à coup une voix retentissante… je règle tout dans latôle ! »

Et, sous la trappe soulevée,apparaissait la figure terrible de Chéri-Bibi !…

L’idée que ce nouvel acolyte, hierencore inconnu dans la bande, avait pu rester une demi-heure, etplus peut-être, dans sa cave fit voir rouge à M. Miche !Mais Chéri-Bibi avait bondi, des bouteilles plein les bras, etc’étaient autant de projectiles !…

« Qui est-ce qui veut àboire ?… »

Le Major qui, cette fois, avait pris leparti du mastroquet, reçut pour son compte une bouteille d’amerdont l’effet fut foudroyant. Il s’affala dans son apéritif préféré,cependant que Chéri-Bibi, qui avait ramassé sous son bras ce pauvrepaquet inerte de la Ficelle, opérait vers l’office une retraitefarouche, éclairée par le sourire diabolique deMlle Zoé…

Une heure plus tard, la Ficelle seréveillait au fond d’un lieu inconnu… S’étant tâté et ayantconstaté qu’il avait encore la libre disposition de ses membres, ilse glissa hors du trou… Personne !… Un chantier deconstruction abandonné, depuis la guerre… M. Hilairecommençait à en avoir assez des trous inconnus… S’étant glisséentre deux planches, ce qui lui fut relativement facile, il prit, àtravers les rues désertes, le chemin qui conduisait au plus court àla rue Saint-Roch !… La nuit était belle, froide etclaire !… La lune était dans son plein… M. Hilaire crutvoir l’image de Virginie qui lui souriait aufirmament !…

Enfin ! Voici la rueSaint-Roch !… Voici le boyau obscur où les rayons lunaires nepénètrent pas, mais où brille une lumière, celle de l’espérance, àla fenêtre de Virginie !…

Voici la devanture derrière laquelle secache tant de douleur… D’un poing ému, M. Hilaire frappe partrois fois. Il attend !… Minutes d’une angoisseinexprimable !…

La devanture se soulève. M. Hilairetend les bras !

Virginie paraît.

Elle pousse un cri terrible.

« Toi ?… s’écria-t-elle. Toivivant ?…

– Oui, Virginie !… Moi,vivant !…

– Ça, c’est trop fort !… S’ilest permis de se moquer ainsi des gens !… Vaurien,va… »

Et aussitôt M. Hilaire, qui danscette demi-obscurité n’y voyait pas trop clair, fut illuminé, commeon dit, par trente-six chandelles !… Un poing terriblel’attaquait avec violence à l’arcade sourcilière droite, le faisaitbasculer jusqu’au milieu de la rue et s’enfuir en jetant milleimprécations, cependant que derrière lui la voix conjugaleaccompagnait son départ précipité de réflexions retentissantes quitroublaient le repos de la rue déserte et paisible.

La démonstration était faite :Mme Hilaire n’aimait son mari que lorsqu’il étaitmort !

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