Fatalitas ! – Nouvelles Aventures de Chéri-Bibi – Tome II

XX – La Tullia

La Tullia était toujours à quaidans le vieux port. C’était un singulier bâtiment que celui-là… Iltenait de la goélette et du charbonnier. Quelle marchandisetransportait-il ?… Un peu de tout, s’il fallait attacherquelque importante aux propos surpris entre les hommes d’équipage,peu bavards, qui ne s’attardaient guère sur les quais…

D’où venait-il ?… Personne ne lesavait au juste… Il était là depuis des semaines.

Cependant, ce jour-là, un mouvementinusité semblait régner à bord de la Tullia…

Les matelots, qui avaient tous desfigures plus ou moins patibulaires, allaient et venaient en hâte,rapportant de la ville des paquets, comme il arrive au moment d’undépart…

Seul, le capitaine, une figure assezflegmatique tout enluminée par de joyeux cocktails et quiparaissait prendre la vie du bon côté qui, pour lui, devait êtrecelui de la paresse, ne se pressait pas plus que d’habitude, setraînant sur le quai ou sur le pont ou sur la dunette, les mainsdans les poches et le cigare aux lèvres…

Tout près de là, assis sur le quai, setenait un pêcheur des plus flegmatiques, dont la figure fortementcuivrée ne nous est point tout à fait inconnue…

Un soir que Yoyo, de retour àNice, suivait le comte de Gorbio, qu’il avait reçu mission desurveiller jour et nuit, il fut surpris de voir celui-ci se dirigerà pied vers le quartier du port, par les rues désertes de lavieille ville, aborder au coin du quai un individu enveloppé d’unecape marine dont il avait rabattu le capuchon.

Quand les deux ombres se séparèrent,Yoyo, lâchant le comte, suivit l’inconnu.

L’homme gravit la passerelle d’unbâtiment qu’éclairait la lueur d’un falot…

Comme il passait devant le falot, levisage de l’homme apparut… Yoyo poussa une sourdeexclamation : « Le Parisien !… »

« Le Parisien ! »Arigonde ! Arigonde n’était pas mort !… le soir même unedépêche partait pour Paris et, le lendemain matin, il y avait, dèsla première lueur du jour, sur le quai des Docks, à deux pas d’unbâtiment appelé Tullia, un pêcheur à la ligne…

……………………

Ce jour-là, le jour où il y avait tantde mouvement autour de la Tullia, un canot automobile sedétachait de ses flancs et gagnait la haute mer…

… Mais, après avoir piqué droit surl’horizon, il était revenu, en douce, le long de la côte, et àla godille, jusqu’à l’entrée de la rade de Villefranche, nonloin des terrasses de Thalassa, à quelques pas de cette grotte quiavait failli être si fatale à Arigonde et qui avait vu le désastrefinal de la double carrière de Fric-Frac et du Bêcheur…

Depuis, le Parisien l’avait fréquentée,et par là, s’était introduit plus d’une fois dans les jardins de lavilla Thalassa…

Les sentiments d’Arigonde pour Gisèlen’avaient fait que s’accroître depuis qu’il était persuadé quePalas, s’il n’était déjà son rival, n’allait pas tarder à ledevenir. Et la joie d’une entreprise conçue déjà depuis quelquetemps contre la jeune fille se doublait chez lui du plaisir férocequ’il éprouvait à l’avance en pensant au bon tour qu’il allaitjouer à l’autre !…

L’événement devait être proche… et il nefallait pas être grand clerc, en examinant, cet après-midi-là, lesfaits et gestes et aussi la fièvre d’Arigonde, débarquant simystérieusement à quelques pas des terrasses de Thalassa, pourprévoir quelque chose comme un enlèvement.

Or, il y eut mieux que cela !… Tantest qu’il y a des minutes dans la vie où tout semble concourir àcombler les fripons…

Arigonde, lui aussi, était déjà dans lesjardins quand Françoise épiait si douloureusement les gestes de sonmari et de Gisèle… Il s’y trouvait avant elle et il était mieuxplacé qu’elle.

Il était si bien placé que non seulementil put voir, mais encore qu’il put entendre…

Qu’entendait-il ? Oh !quelques bouts de phrases, au cours d’une longueconversation :

« Oui, Gisèle, je vous jure quevotre père est innocent !… »

Son père ! Quellerévélation !…

Et les bras de Palas qui s’ouvrent, etGisèle qui s’y jette :

« Oui, ton père c’est moi, leforçat, c’est moi !… Les hommes n’ont pas cru à mon innocence,mais toi, Gisèle, y croiras-tu ?… »

Ah ! si elle y croyaitmaintenant !…

Arigonde vit de loin le père et la fillerentrer en silence à la villa.

Ils n’avaient plus rien à se dire, toutétait accompli, et une grande joie était en eux.

Palas goûtait une paix profonde. Il enétait comme accablé. Il avait atteint son but. Deux cœurscroyaient en lui ! Que lui importait le reste ? Lereste ?… C’était tout ce qui allait venir, la mort,peut-être !… Au moins le déshonneur, le bagne !… Etcependant il eut un regard de reconnaissance vers le ciel, et,quand il se trouva seul, dans son bureau, il pleura des larmesheureuses !…

Gisèle avait regagné sa chambre, quiétait au rez-de-chaussée, et dont la fenêtre était restée ouvertesur le jardin… Elle aussi pleurait, mais c’était sur lessouffrances de celui qu’elle avait aimé déjà comme un père avantque lui fût révélé un secret qu’elle prévoyait depuis la veille…Tombée dans un fauteuil, elle évoquait d’affreuses visions,l’existence terrible du bagne !… et la douleur d’un perpétuelmensonge pour un homme comme M. d’Haumont, quand, tout à coup,quelque chose lui passa devant les yeux…

Quelque chose qui tomba à ses pieds… unbillet…

Elle le ramassa, inquiète, peureusedevant ce nouveau geste du mystère… et elle lut : « Sivous voulez que Raoul de Saint-Dalmas, votre père, ne soit pasdénoncé ce soir à la police, rendez-vous immédiatement à Nice, surle quai des Docks. On vous dira ce que vous devez faire pour lesauver… Si vous tenez à sa vie, gardez le secret de votre démarcheet brûlez ce billet ! »

Gisèle, pâle d’épouvante, courut à lafenêtre d’où lui était venu ce redoutable message. Elle n’aperçutâme qui vive. Elle relut le billet… Elle se prit la tête dans lesmains… Elle crut qu’elle allait devenir folle… Ce n’était pas lemoment, cependant ! Quelques minutes d’égarement, et elleperdait M. d’Haumont, son bienfaiteur, sonpère !…

Elle n’hésita pas, elle jeta un manteausur ses épaules… Elle ne s’aperçut pas, dans la rapidité de sesgestes, que l’affreux billet, qu’elle tenait dans le creux de samain, lui échappait…

En sortant de sa chambre, elle rencontraune domestique qui recula devant la figure qu’elle lui montra…Gisèle lui jeta au passage :

« Dans une demi-heure, vouspréviendrez Monsieur que j’ai été obligée de me rendre à Nice etque je rentrerai peut-être assez tard !… »

Et elle s’enfuit !…

La femme de chambre trouva la commissionétrange, et se résolut au bout de quelques minutes detergiversation à aller prévenir son maître.

Elle le rencontra, sortant de sonbureau, et lui fit part de l’événement. Effrayé, ne comprenant rienà ce que lui disait cette domestique, M. d’Haumont courut à lachambre de sa fille, et, la première chose qu’il aperçut, fut cebillet froissé…

Il se jeta dessus et lut… Cetteécriture, Palas la connaissait bien !… C’était celle duParisien ! C’était l’écriture très spéciale d’Arigonde !…Arigonde qu’il croyait mort !… Il se pencha sur ce billetterrible qu’un souffle aurait pu emporter et il lut à sontour : « Si vous voulez que Raoul de Saint-Dalmas,votre père, ne soit pas dénoncé ce soir à la police, rendez-vousimmédiatement à Nice, sur le quai des Docks… »

D’où était venu ce billet ?… Luiaussi, il courut à la fenêtre. Il ne vit personne. Mais il constatades choses qui avaient échappé au regard éperdu de Gisèle… desfeuilles froissées, des branches foulées…

« L’auto ! »commanda-t-il d’une voix râlante, et il courut à la grille, sur lechemin qu’avait pris la jeune fille… Elle devait avoir déjà unecertaine avance, mais il pensa qu’il la rattraperait, même si elleavait pu prendre le tramway à la station du Pont-Saint-Jean… Sonauto arrivait, il s’y jeta…

Il avait griffonné sur une cartequelques mots, à la hâte, qu’il chargea un domestique de porterimmédiatement à Mme d’Haumont…

L’auto brûlait la route… Tout à coup,Palas aperçut au loin, mais distinctement, la silhouette de Gisèle…celle-ci venait d’arrêter un taxi qui revenait à vide de Nice etelle y montait.

Il soupira, enfin rassuré ; danstrente secondes, il l’aurait rejointe !…

C’est dans ce moment que l’auto, aprèsavoir fait une brusque embardée à un tournant, retomba avec unbruit d’explosion !…

Un pneu crevé !… la panne !…et le taxi s’éloignait à toute allure…

……………………

Yoyo pêchait toujours à la ligne. Il vitrevenir le canot automobile avec Arigonde…

Arigonde fut tout de suite à bord. Il yeut sur le pont un rapide conciliabule entre le capitaine et lui, àla suite de quoi les ordres pour le départ parurent subir uncontretemps.

Ainsi la passerelle fut remise en place,et le capitaine, toujours flegmatique, toujours mâchonnant soncigare et toujours les mains dans les poches, descendit sur lequai, cependant que, sur la dunette, Arigonde rejoignait le seconddu bord et le priait de mettre un terme aux clameurs aveclesquelles il présidait au dernier arrimage…

Que signifiait tout ceci ?… Yoyo enétait encore à se le demander, quand un taxi-auto, descendant duport par la rampe de l’est, arriva sur le quai ets’arrêta.

Une jeune fille en sautait immédiatementet se trouvait nez à nez avec le capitaine Amorgos…

Yoyo ne connaissait pas cette jeunefille. Il n’avait même jamais eu l’occasion de l’apercevoir… Toutde même, il eût donné beaucoup pour entendre ce qui se disait entrele marin et cette belle enfant.

La demoiselle paraissait agitée etinquiète. Le capitaine était des plus polis. Il avait mis sacasquette galonnée à la main et souriait !

La jeune fille le suivit d’un pasdélibéré, et tous deux montèrent à bord.

Aussitôt la passerelle fut retirée, lesamarres larguées, et la Tullia, quittant le quai, gagnadoucement du côté du chenal.

On ne voyait plus ni la jeune fille, nile capitaine, ni Arigonde… Seul, le second, sur la dunette, sedétachait sur le fond rose d’une belle soiréecommençante.

C’était un départ paisible et nullementdramatique… Yoyo se disposait à quitter le quai et à aller rendrecompte à Chéri-Bibi du départ de la Tullia et du Parisien,quand un homme, qui descendait la rampe de l’est à vive allure, sejeta dans ses jambes. Ils se reconnurent tousdeux :

« M. d’Haumont !

– Yoyo ! Il y a longtemps quetu es là ?… As-tu vu une jeune fille descendre d’untaxi ? »

En trois phrases brèves, Palas étaitrenseigné. Le doigt de Yoyo désignait la Tullia qui venaitd’entrer dans le chenal.

Palas courut… Une course folle !…Qu’espérait-il ?… Yoyo suivait… Ainsi Palas gagna-t-il toutd’abord les rochers qui s’avancent en promontoire devant laRéserve, et en face desquels la Tullia devait passer… laTullia dans laquelle se trouvait sa fille, à la merci duplus misérable de ses bourreaux !…

Palas se jeta à l’eau !

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