Fatalitas ! – Nouvelles Aventures de Chéri-Bibi – Tome II

XXVIII – Monsieur et madame Martens

M. l’avocat général Martens, quiallait, ce jour-là même, « occuper ». comme on dit auPalais, dans l’affaire d’Haumont, était un magistrat intègre,sévère pour les autres comme pour lui-même, d’une moralité à touteépreuve et d’un esprit étroit.

Le devoir ne se parait jamais chez luidu moindre « à-côté » plaisant. Le plaisir ? ill’avait ignoré toute sa vie. Il y a des âmes qui naissent maussadeset peuvent accomplir de grandes choses ; mais on n’est pasheureux autour d’elles et elles ne font point goûter la vertu. S’ilsurvient à ces gens-là quelque avanie dans leur ménage, on ne lesplaindra pas.

Le malheur conjugal de M. Martensavait été ignoré de tous, aussi bien que de lui-même, maisbeaucoup, s’ils l’avaient connu, n’eussent point manqué de trouvertoutes sortes d’excuses à sa femme. Dans le fait, peut-être,n’aurait-on rencontré qu’une personne pour condamner lamalheureuse, et cette personne n’était autre que Mme Martenselle-même.

La pauvre créature, depuis cette heurede faiblesse qui l’avait jetée dans les bras du jeune Raoul deSaint-Dalmas, ne vivait que de remords et dans la terreurcontinuelle du châtiment. Elle savait que si jamais son mariapprenait sa faute, elle n’aurait à compter sur aucun pardon. Ledroit du mari bafoué, l’orgueil du magistrat outragé pousseraientM. Martens au plus terrible éclat et le déshonneur pour elleet pour sa famille était le moins qu’elle pût attendre…

Tout ceci nous fait comprendre dans quelétat d’esprit pouvait se trouver Mme Martens depuis« l’affaire de l’Auberge des Pins » et surtout depuisque, par une sorte de fatalité où elle voyait le retour d’un dieuvengeur, elle savait que c’était son mari qui allait prononcer leréquisitoire en cette cour d’assises de province devant laquellel’affaire allait être évoquée.

Le procès faisait un bruit considérable.Le nom de M. de la Boulays mêlé à un pareil scandale, lemariage de Françoise avec un forçat, les rumeurs qui couraient surles points de contact que présentaient l’affaire Gorbio etl’affaire d’Haumont, l’attitude bizarre de Nina-Noha au cours del’enquête, tout se réunissait pour exciter la curiositépublique.

On avait retenu dans les hôtels desplaces trois semaines à l’avance et l’on se disputait les entréesde faveur à la cour d’assises.

C’était en vain qu’au cours de l’enquêteDidier d’Haumont avait prétendu que Gisèle était sa fille et qu’ilavait voulu la sauver des entreprises de son ancien compagnon debagne. Il était accusé d’avoir assassiné ce dernier et tentéd’assassiner Gisèle par jalousie.

Gisèle avait survécu à ses blessures,mais la raison de la pauvre petite semblait atteinte à jamais et ilavait fallu renoncer à tirer de ses brefs interrogatoires lamoindre lueur sur l’affreux drame…

Le parquet avait pensé un instant à lierl’affaire d’Haumont-Saint-Dalmas à l’affaire Gorbio, mais l’enquêteen ce qui concernait celui-ci menaçait de durer de longs moisencore et l’opinion publique, très surexcitée, n’aurait vu là qu’unmoyen dilatoire pour éloigner le châtiment d’un homme qui avaitabusé de tous, mais qui disposait encore de puissantsappuis !

On en voulait surtout à Palas d’avoirfait un instant figure de héros, pour redevenir si vite ce qu’ilavait été tout d’abord : un assassin !

Palas avait donc une très mauvaisepresse. Les exploits qu’il avait accomplis se retournaient contrelui. Quand on avait ainsi racheté un abominable passé on ne perdaitpas une seconde fois l’honneur en volant la confiance d’une honnêtefamille, en abusant de la candeur d’une jeune fille, en épousant undes plus beaux noms de France et en le traînant dans le plusignoble des scandales !…

Les clameurs d’indignation de Françoise,ses cris de confiance dans l’innocence de son mari ne faisaient quesoulever la pitié autour d’elle. On l’admirait, elle, et on laplaignait. Elle était dans son rôle ! Elle voulait sauverl’honneur du nom !

Elle s’y employait seule, avec sespropres forces… car on ne voyait plus M. de la Boulays.Très malade, il avait fermé sa porte à tous.

Des témoins, au cap Ferrat, avaient vucourir Mme d’Haumont sur la grève, la nuit, comme une folle.Des domestiques avaient déposé sur l’attitude singulière des épouxet sur les larmes secrètes de leur maîtresse. Ah ! elle avaitété belle la lune de miel sur la Côte d’Azur ! Et c’était unjoli monsieur que ce monsieur d’Haumont !…

Le fait qu’il avait eu l’audaced’installer ce petit mannequin de Gisèle jusque chez lui, chez safemme !… mettait le comble à tant d’infamies…

Le matin du jour où allaient s’ouvrirles débats pour lesquels on comptait plusieurs audiences,M. Martens se trouvait dans son cabinet de travail, revoyantet classant quelques pièces de son dossier quand, derrière lui, laporte s’ouvrit sans qu’on eût frappé.

Il tourna la tête et aperçutMme d’Haumont, introduite discrètement par Mme Martensqui se retira.

La figure de l’avocat général, qui avaitd’abord marqué une furieuse irritation, devint demarbre.

Il laissa venir à lui ou plutôt setraîner vers lui la malheureuse femme qui n’osait regarder cemasque glacé !…

Cependant il l’arrêta charitablementdans le mouvement qu’elle fit pour se jeter à ses pieds. Il voulutparler, mais elle ne lui en laissa pas le temps.

Ce n’était pas sa pitié qu’elle venaitchercher, c’était sa justice. On ne l’avait jamaisentendue !Certes, pendant toute cette affreuseenquête, elle avait parlé, mais les hommes à qui elle s’étaitadressée, ou qui l’interrogeaient, avaient écouté les mots quisortaient de sa bouche sans jamais y croire ! sans jamaisessayer d’y croire !… Si on avait essayé cela, alors onl’aurait entendue !et on l’aurait comprise !…car on serait descendu dans son cœur et on aurait bien vu qu’unefemme comme elle n’aurait jamais continué à aimer un homme commeDidier, si elle avait pu douter de son innocence, aussi bien pourle crime dont on l’avait accusé autrefois, que pour celuid’aujourd’hui.

« Il m’a toujours dit lavérité !… Je savais que mon mari était un forçat évadé !…Je savais cela !… Je savais cela !… C’est lui qui mel’avait dit !… »

Alors, M. Martens daigna laissertomber ces mots :

« Avant ouaprèsvotre mariage ? »

Françoise se releva encriant :

« Avant ! avant !avant !… Il me l’avait dit avant monmariage !… Ah ! vous voyez bien que c’est un honnêtehomme !… Cet homme-là n’a jamais trompé personne… il en estincapable !… Vous voyez bien :avant !

– Vous lejurez ? » demanda le magistrat, cette fois, réellementému.

Françoise vit cette émotion. C’était lapremière fois qu’elle obtenait un semblant d’intérêt chez cet hommede pierre. Elle n’hésita pas. Elle crut qu’elle allait sauverDidier :

« Je le jure !…

– Sur quoi ?… Jurez-le doncsur le Christ !

– Je le jure sur le Christ …fit-elle plus pâle qu’une nappe d’autel et cependant qu’en son cœurelle adressait une prière suprême à la divinité : « Jésusme pardonnera et le sauvera ! »

« Allons, madame ! vous avezfait un faux serment… vous n’avez pas encore l’habitude… Ici, dureste, ce n’est pas grave, ce n’est qu’une affaire entre le Christet vous !… »

Il sonna… Françoise, chancelante,s’appuyait aux murs.

« Vous a-t-il dit aussi, à vous,que Gisèle était sa fille ?

– Oui ! Oui ! Ilm’avait tout dit ! »

La malheureuse ne savait plus ce qu’ellefaisait, ce qu’elle disait. Le magistrat, la voyant dans un étatvoisin de la déraison, en eut pitié. Il s’avança vers elle et lasoutint ! comme le domestique paraissait sur le seuil de soncabinet, il lui dit d’appeler Mme Martens. Celle-ci, quiattendait le résultat de cette suprême tentative avec une folleangoisse, accourut.

« Reconduis ton amie ! fit-ilà sa femme… Mme d’Haumont a perdu complètement la tête. Elleprétend que son mari lui avait dit que Gisèle était sa fille. Ellea oublié qu’elle a déjà raconté à l’instruction que c’était toi quilui avais apporté cette singulièrenouvelle !… »

Françoise ne l’entendait plus !Elle ne les écoutait plus !… Ces gens-là pouvaient bien sedire tout ce qu’ils voulaient, maintenant qu’elle était sûre qu’iln’y avait plus rien à faire avec eux.

Elle les quitta, ou plutôt se sauva. Àcette heure, Didier devait arriver au Palais de Justice. Elle yvola !…

Cependant, Mme Martens disait à sonmari, qui lui reprochait en termes très durs d’avoir reçu une femmeavec laquelle il lui avait ordonné de rompre, et d’avoir poussél’audace jusqu’à l’introduire dans son cabinet detravail :

« Et si vraiment c’était safille ? »

M. Martens haussa lesépaules.

« Une fois pour toutes,prononça-t-il avec la dernière dureté, je te prie de ne plus temêler de cette affaire ! On prétend que j’ai le cœur sec etque je suis incapable du moindre sentiment de charité ; j’enai cependant pour toi. Un autre, dans ma situation, ne t’aurait paspardonné ce que tu as eu l’audace de faire sans m’avoirpréalablement consulté… Et quand j’ai appris, du reste, que tuétais allée, de ta propre initiative, chez le juge d’instructionpour lui affirmer que c’était un fait dont on parlait autrefois,dans les milieux où fréquentait le jeune Raoul de Saint-Dalmas, quecelui-ci avait eu une liaison avec une femme du monde et que decette liaison un enfant était né… Quand j’ai su que tu commettaiscette imprudence – pire que cela – cette faute d’introduire danscette affaire mon nom ! mon nom à moi qui allaisrequérir !… ma colère dans l’instant t’auraitbrisée ! »

Il s’arrêta un instant, suspendant legeste menaçant qu’il avait esquissé.

« Et puis, j’ai réfléchi, moi quin’ai pas de cœur, et je me suis dit que ta vieille amitiépour Françoise, que tu avais connue enfant, pour M. de laBoulays, qui était un ami de ton père, que ta tendresse pour unefamille ainsi éprouvée t’avait fait inventer sur les prières deMme d’Haumont cette histoire à dormirdebout !…

« Et je t’ai excusée… et je t’aipardonnée… Mais tu ne devais plus revoir Françoise ! Tu nedevais plus recommencer tes folles démarches ! Je ne dois qu’àl’amitié de l’avocat de ce misérable que tu ne sois pas appelée àla barre comme témoin !

« Et voilà qu’aujourd’hui turecommences !… Voilà que tu me jettes dans mon bureau la femmede ce forçat contre qui je vais requérir !… Ma parole, quandje t’entends, quand je te regarde, tu me parais aussi follequ’elle ! »

Folle, oui ! Mme Martenspouvait l’être… Jour et nuit, elle attendait un événement, unincident, un secours du Ciel qui eût, tout à coup, fait éclatercette vérité : Gisèle est la fille de Didier d’Haumont, lafille de Raoul de Saint-Dalmas !… Et le jour du procès étaitvenu, et cette vérité passait encore au regard de son mari« pour une histoire à dormirdebout ! »

Comme une insensée, elle répondit à tousles reproches de l’avocat général par ces mots qu’elle répétaitd’une façon presque farouche :

« Et s’il disait vrai ? sic’était sa fille ?… Si c’était safille ?… »

Mais cette démence grandissante rejetad’un seul coup M. Martens à son ordinaire attitude demagistrat ; que rien ne saurait émouvoir que la froideraison.

Il mit sa lourde serviette de maroquinsous son bras et prononça :

« Voilà bien les femmes !… Dèsqu’une hypothèse séduit leur sentimentalité, elles l’adoptent etsont prêtes pour elle à tout sacrifier ! En me faisant detelles scènes, Juliette, vous troublez mon recueillement dont j’aile plus grand besoin, et en introduisant la femme de l’accusé chezmoi vous pouviez porter atteinte à ma réputation, si elle n’étaitbien établie !… Calmez-vous, je vous prie, et attendez la finde tout ceci, ici même… Qu’on ne vous voie pas au Palais deJustice !… Qu’on ne vous voie nullepart ! »

Il partit. Il n’avait pas plus tôttourné le coin de la rue qui conduisait au palais, queMme Martens sortait à son tour en hâte et se jetait dans uneauto de louage qui passait.

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