Fatalitas ! – Nouvelles Aventures de Chéri-Bibi – Tome II

XXIV – Petite fête à bord

Nous avons vu Arigonde descendre dans leroof, poussé par l’alcool, les rires de ses compagnons… et lespires instincts…

Soudain, comme il est courbé au-dessusde cette ombre qui semble endormie (ce dont il eût dû se méfier àcause qu’il avait fait tant de bruit), l’ombre se soulève, un frontse dresse vers son front, des yeux rencontrent ses yeux…Épouvantablement pâle, dégrisé… Ce n’est pas Gisèle qui est là,c’est Palas !…

Palas qui bondit sur lui… Il essaied’étouffer son appel rauque, d’annihiler les mouvements furieux dece corps qui rue… Ah ! du bruit, il y en a, hélas !… Sibien que là-haut Amorgos et Nicopoli ne peuvent pas se regardersans sourire :

« Décidément,M. de Saynthine a bien du mal à se fairecomprendre !…

– Il avait la bouche un peupâteuse !… » explique Nicopoli.

Mais le tapage devint tel que le matelotde garde appela les deux officiers :

« Si nous n’intervenons pas, ditAmorgos, il ne va plus rester que desmorceaux !… »

Et ils intervinrent…

Ce fut une lutte atroce dans ce petitcarré où bientôt Palas, à moitié assommé et réduit à l’impuissance,râlait et était jeté, ficelé comme seuls les marins savent lefaire, sur l’une des couchettes… Quant à Gisèle, on ne fut pas longà la retrouver, derrière les planches qui avaient livré passage àPalas, dans la cale d’où on la tira plus morte que vive, et avecune horrible brutalité… elle fut traitée comme son père… Entre lesdeux colis humains un homme fut placé, armé jusqu’auxdents…

Le Parisien fut hissé sur le pont dansun état lamentable ; il avait une grave blessure à la tête…Mais une seule chose le préoccupait : « Comment Palas setrouvait-il à bord ?… »

Pendant qu’on le soignait, il dit àAmorgos : « Capitaine, il sera plus prudent de ne pasnous arrêter à San Remo ! »

……………………

Pirates, flibustiers, contrebandiers,tous frères de la grande aventure, sont bien connus pour n’êtrepoint de petits anges. Ils ont conservé, à travers les siècles, etcela, sans aucun doute, à cause d’une existence toujours menacéed’être tranchée brutalement dans le meilleur de son cours, le goûtde la ripaille, des festins et de la débauche.

Pour peu que leurs instincts de bêtessauvages aient encore trouvé à se développer dans une période deguerre où tout, sur les vastes mers, devient leur proie, il n’estplus bientôt de plaisirs qu’ils se refusent. Et le plus appréciéd’une bande de forbans qui s’est confortablement gavée demangeaille et d’alcool est, à coup sûr, au dessert, la vue deslarmes d’une belle captive qu’on dénude sans vergogne, et qu’onattache classiquement sur le pont pour son supplice.

Ce qui se passa sur laTullia,ce soir-là, était donc dans l’ordre des chosespossibles et même fatales. Les aventuriers qui la montaientn’avaient rien à envier à leurs ancêtres pour la bestialité deleurs appétits et la cruauté de leurs réjouissances.

Gisèle fut attachée, à demi nue, au mâtde misaine. Palas fut ligoté au grand mât… Un matelot, sur l’ordred’Arigonde, s’en vint, armé d’une garcette, et le supplice deGisèle commença… Mais ce fut le cri de Palas qui couvrit lesgémissements de la pauvre enfant et perça la nuit…

La jeune fille pencha sa tête sur sonépaule comme un oiseau qui meurt…

L’abominable Arigonde ne put s’empêcherd’admirer tant de grâce à l’agonie, et, sans doute y prit-ilquelque goût, car, pour prolonger un moment aussi agréable et quile vengeait à la fois du père et de la fille, il résolut de laissercelle-ci quelque temps dans cette position, honteusement exposéeaux regards de ces démons.

Il suspendit donc le supplice et revintprendre place au côté de Nicopoli en disant :

« Prenons d’abord desforces ! »

Et il emplit son verre.

Ce que Palas put souffrir dansl’horrible attente de ce qui allait se passer, ajouta une joieinappréciable à tout le plaisir que le barbare sepromettait.

On but encore ; les lourds coupletsde matelots tournèrent au son d’une guitare que le maître-coqgrattait avec mélancolie. Ce vieillard sale et poisseux paraissaitêtre « revenu » de beaucoup de choses et ne prendre qu’unintérêt médiocre à des réjouissances qu’il accompagnait depuis detrop nombreuses années de la même harmonie…

À plusieurs reprises, Palas eut de cessursauts qui prouvaient un suprême effort pour se débarrasser de saprison de cordes et chaque fois sa tentative lui valait des lazziset un examen sérieux de ses liens ainsi qu’un redoublement deprécautions.

Arigonde, ayant jugé bon tout à coupd’en finir, ramassa la garcette à ses pieds et se dirigea versGisèle.

Palas l’arrêta au passage d’un râle,pour la première fois suppliant :

« Une fortune ! une fortune situ ne touches pas à cette enfant !

– Tu m’as déjà chanté cetair-là ! lui répliqua le misérable… Ça ne prend plus ! Etpuis, ta fortune, si je dois l’avoir, je l’aurai ! Maislaisse-moi prendre la peau de ta filled’abord !… »

Alors, levant son bras, il commença defrapper. Un cri monta vers les étoiles, si aigu, si douloureux etsi émouvant que les airs en furent déchirés et que la vaste merfrissonnante parut répondre à cette clameur d’ange torturé parSatan, par une autre clameur innombrable…

Effrayés de ces bruits inattendus, lesmatelots avaient suspendu leurs abominables jeux et le brasd’Arigonde ne s’abaissa point une seconde fois.

Du reste, dans le même moment, des coupsde feu éclatèrent.

Un matelot, auprès d’Arigonde, bascula,frappé à mort… et des ombres bondirent sur le pont, qui semblèrentvenues du ciel pour sauver Gisèle de son affreuxsupplice.

Palas eut un grand cri de joie et detriomphe :

« Chéri-Bibi !Chéri-Bibi !…

– Me voilà, mon poteau ! Aspas peur ! c’est pas encore aujourd’hui qu’ilst’auront !… »

Il arrivait, en effet, géant de ladélivrance envoyé par Dieu – ou par le diable – et déjà il faisaitautour de lui un terrible carnage…

Il avait ramassé une barre de fer et sonmoulinet brisait les têtes comme coques de noix et rompait lesmembres. À son côté, Françoise, que Palas n’avait pas reconnue,veillait sur Chéri-Bibi comme le fils du roi Jean à la bataille dePoitiers. Elle lui criait :

« À droite ! Àgauche ! »

Une attaque étant survenue par-derrière,la jeune femme déchargea son revolver sur l’homme qui menaçait lebandit sauveur.

La Ficelle avait retrouvé tout sonentrain d’autrefois, lorsque, persuadé qu’il n’y avait plus rien àfaire pour éviter les coups, il se mettait à en distribuer avec unerage d’autant plus grande qu’il ne se trouvait pas là pour sonplaisir.

Zoé, la petite Zoé elle-même avaitramassé une hache et frappait à tour de bras.

Quant à Yoyo, c’est lui qui était monté,ou plutôt qui avait grimpé le premier à bord avec l’agilité d’unsinge.

Aussitôt sur le pont, Yoyo s’était ruédans les haubans, avait couru dans la mâture, s’était allongé dansles vergues et faisait pleuvoir de là-haut des« pruneaux » qui ne sortaient certainement point de larue Saint-Roch, où il n’y a pas d’armurier.

Cependant toute cette troupe ne faisaitjamais que cinq unités dont deux femmes.

L’équipage, après le premier moment destupéfaction et d’effroi, s’était ressaisi. Il se rendait compte dupetit nombre des agresseurs.

Amorgos, frappé à mort, râlait… maisNicopoli hurlait et tâchait de mettre un peu d’ordre dans labataille.

Ayant réuni une dizaine d’hommes quiavaient trouvé à s’armer et qui n’étaient pas encore trop éclopés,il se précipita à leur tête sur Chéri-Bibi, qu’il avait jugé leseul redoutable.

Et une lutte décisives’engagea.

Dix hommes, même rendus enragés parl’alcool, n’étaient point pour faire peur au forçat. Cependant,ayant vu Françoise en danger, il dut reculer pour lui portersecours et se trouva tout à coup dans une situation des pluscritiques…

Deux pirates avaient réussi à s’emparerde Françoise et l’entraînaient déjà, quand Chéri-Bibi, voyant cela,ne s’était plus occupé que d’elle et avait tourné le dos à sespropres ennemis, courant au plus pressé.

Mouvement fatal, dont les hommes deNicopoli profitèrent pour l’acculer à la chaloupe, arriméemaintenant sur le pont, et sous laquelle le forçat ne fut pluslibre de manier la massue qui le faisait si redoutable.

Les autres poussèrent des hurlements detriomphe, car Chéri-Bibi paraissait bien perdu, quand, tout à coup,les plus proches de ses agresseurs basculèrent… et du même coupFrançoise fut délivrée.

Il semblait que la chaloupe fût soudainhabitée par le diable ! Et c’était bien une sorte de diable,en effet, qui surgissait de là, comme d’une boîte, pour foudroyerses propres troupes dont il devait avoir besoin en enfer !Yoyo avait tout du démon avec sa peau brûlée, ses yeux de braise etles mèches bizarres de ses cheveux qui lui faisaient au front commedes cornes de bouc !…

Pendant toutes ces péripéties, quedevenait le Parisien ? Arigonde ne perdait pas son temps. Ilconnaissait Chéri-Bibi, il savait l’équipage nombreux, mais plusqu’à moitié ivre ; il avait jugé que le résultat du combatrestait fort problématique, et comme il n’aimait point à courir derisques, il avait tout de suite pris son parti : quitter lebord le plus tôt possible avec ses prisonniers !

Ce plan lui fut singulièrement facilitépar le fait que le canot automobile qui avait amené les agresseursà bord de la Tullia était maintenant à la disposition deNicopoli…

Ce canot n’était autre que celui quiavait servi à Arigonde à aborder à la villa Thalassa et qui l’avaitramené dans le vieux port… Il n’appartenait point à laTullia, et quand celle-ci avait pris la mer, Yoyo avaitremarqué que le canot automobile restait à quai. Palas s’était jetéavec tant de précipitation à l’eau, que Yoyo n’avait même pas eu letemps d’imaginer que cette embarcation pouvait leur être utile.C’est cependant avec ce canot, dont il put s’emparer quelquesminutes plus tard, qu’il avait accouru annoncer les événements àChéri-Bibi. Yoyo avait entendu les matelots dire entre eux qu’ilsallaient faire escale à San Remo et la question se posa d’aller àSan Remo ou de courir sus à la Tullia. Heureusement queChéri-Bibi décida de courir sus à la goélette, sans désemparer.Cette décision était moins due à son astuce qu’à sa nature« primesautière » qui le conduisait droit au danger quecourait Palas. L’expédition fut servie par la petite noce qui sefaisait à bord… Nul ne prit garde à cette chaloupe qui courait à laTullia sans aucune précaution. Les cris du supplice perçuspar Françoise et Chéri-Bibi leur faisaient négliger toute prudence…si bien que tout le petit équipage se rua à bord, à la suite deYoyo, et que le canot automobile devint le butin de celui qui puts’en emparer.

Sitôt que Nicopoli eut averti Arigondeque l’on disposait du canot automobile, celui-ci sut ce qui luirestait à faire…

Palas et Gisèle, dûment bâillonnés,furent descendus comme des paquets dans le canot… par les soinsmêmes de Nicopoli, qui avait lâché un instant les combattants etqui avait approuvé la décision d’Arigonde, décision qui pouvait luiservir à lui-même à tout hasard.

Elle lui servit sûrement, car une choseque le Parisien n’avait pas dite au second de la Tullia,c’est qu’il venait de mettre le feu au bâtiment, trouvantl’occasion bonne de réduire en cendres Chéri-Bibi et toute saclique.

Quand, à bord, les derniers combattantss’aperçurent de l’incendie, le canot automobile s’était déjàéloigné de plusieurs brasses.

Ce fut à ce moment seulement que Palas,à la lueur de la goélette qui brûlait comme une torche, distinguanettement, pour la première fois, les traits de Françoise qui,penchée au-dessus du bastingage, regardait le canot qui l’avaitamenée, partir sans elle !

Depuis qu’elle était sur laTullia, tous les efforts de Françoise pour se rapprocherde Palas avaient été repoussés.

Elle ne le voyait plus sur le pont, àcette place où il avait fait si formidable figure de martyr !Où était-il ?…

Palas, parvenant à se défaire de sonbâillon, poussa un cri suprême vers elle :« Françoise ! » auquel répondit un cridésespéré : « Didier ! »

Chéri-Bibi avait entendu, vu, compris…Il ne lui restait qu’un espoir : la chaloupe du bord !…Heureusement que l’équipage était maintenant à peu près réduit àrien. Les derniers éclopés, fuyant l’incendie, se précipitèrent envain sur la petite embarcation : Chéri-Bibi et sa troupe enrestèrent les maîtres, la mirent rapidement à l’eau et purentquitter sans trop de dommage ce champ de carnage qu’était devenu lepont de la Tullia.

Quelques derniers coups de feu furenttirés dans leur direction… puis des hommes se jetèrent à la merpour ne pas être brûlés vifs.

Désespérément, près de disparaître sousles flots, ils réclamaient du secours, suppliaient, criaient versla chaloupe…

Mais dans celle-ci on avait autre choseà faire que de s’occuper de l’agonie de quelquespirates…

Dans le sillage du canot automobile,Françoise et Chéri-Bibi voyaient s’éloigner Arigonde et sesvictimes, avec une rapidité qui ne leur laissait aucunespoir.

Il y eut encore des clameurs, quelquesappels déchirants au-dessus de la mer embrasée.

Françoise, debout dans la chaloupe, setordait les mains. Chéri-Bibi la fit asseoir et commanda de sa voixrude :

« À Menton ! »

Il n’y avait plus, en effet, qu’àrejoindre la côte au plus tôt et à y poursuivre ceux qui allaientpouvoir, avant eux, l’atteindre et y chercher un mystérieuxrefuge…

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer