La Faneuse d’amour

Chapitre 12

 

Les Mortsel achevaient de déjeuner. Après uncoup de timbre, le domestique annonça qu’une voiture de maîtrevenait d’arrêter à la porte, et qu’un monsieur mince et pâledemandait l’entrepreneur. Nikkel prit à peine le temps de s’essuyerla bouche et se précipita à la rencontre du visiteur. En ce moment,celui-ci poussait la porte de la salle à manger :

– Monsieur le comte… Quel honneur !Excusez-nous… Vous me voyez tout confus… Ma femme… Clara, ma filleunique, Monsieur le comte… Monsieur le comte d’Adembrode dont jevous entretiens tous les jours… Clara avancez un fauteuil àMonsieur le comte… Il daignera s’asseoir un instant à notre table…Oh ! ne nous refuser pas cette faveur… Un verre de vind’Espagne ?… Rikka voilà les clefs de la cave… Vrai, votreprésence nous comble de bonheur… Et plus je vous regarde, plus vousme représentez le portrait vivant de feu votre très noble mère…

Au flux de ces inepties, le compère jouaitl’affairement, convaincu que rien ne flatte autant la vanité desgrands que le trouble causé par leur simple apparition. Le comte,souriant, avait touché la main du parvenu, et salué la mère et lafille, sans accorder d’attention à l’ameublement de la pièce. Ilétait jeune encore, disgracieux, long et blême ; vêtu de noir.Des traits anguleux, le nez trop aquilin, l’exagération de ce qu’onappelle un profil de race. Après avoir formulé quelques excuses quene voulurent point entendre les Mortsel, ses prunelles grises commel’acier amati s’arrêtèrent sur Clara et c’est à elle qu’il semblaitdire l’objet de sa visite : quelques réparations à faire à sonchâteau d’Alava près de Santhoven.

Cette grande jeune fille aux saines couleurs,aux yeux expressifs, à la bouche sensuellement rouge, avait produitsur le gentilhomme une impression qui n’échappa ni à Nikkel ni à sacompagne. Il s’embrouillait dans ses explications, comme si ledonjon trois fois séculaire que l’art du père Mortsel devaitempêcher de s’écrouler, avait été à autant de lieues de sespréoccupations que de la chaise, où s’asseyait, en face de lui, lafille de l’entrepreneur. L’air d’apparente réserve de Clararenforçait le charme de son appétissante physionomie. Le comten’avait cru s’arrêter que quelques instants chez son maçon. Iln’eut pas la force de refuser le verre de sherry offert par lajeune fille. Il chercha un compliment, ne trouva qu’une banalité.Nikkel Mortsel et sa femme jabotaient à l’envi, sans prendrehaleine, sans doute pour mettre leur interlocuteur à l’aise, et serécriaient à l’évocation des moindres objets touchant de près ou deloin au noble visiteur. Clara parlait aussi peu que le comte ;mais ce n’était pas l’enthousiasme qui lui embarrassait la languedevant le premier comte vivant, le premier noble en chair et en os,qu’elle avait l’occasion d’approcher et d’entendre. Elle comparaît,à part elle, ce godelureau transi à ces preux du moyen-âge, à ceshommes de fer, figurés sur les tombeaux gothiques, ou portraicturésdans les vitraux des cathédrales.

Les quelques mots qu’elle prononça achevèrentde griser le jeune homme moins par leur signification que par leurmusique. La voix de Clara, descendant vers le contralto, présentaitun timbre chaud, voilé par instants, qui s’harmonisait avec levelours de ses noires prunelles, le moelleux de sa cheveluresombre, la moiteur de ses lèvres vivaces, la langueur caressante deson geste, les sculpturales ondulations de son corps, sa richecarnation imperceptiblement duveteuse comme celle d’un noble fruitseptembral.

Warner d’Adembrode se surprit à détaillercette plébéienne avec une obstination inéprouvée devant les femmesles plus vantées de son monde. Il remarqua le nez court, plutôtretroussé que busqué, charnu au bout, les narines trèsdilatées ; le menton grassouillet, rond, marqué d’une fossettecomme d’un coup de pouce, le col fort, cerclé de deux lignesparallèles fixes comme des fils de soie entre lesquels la chaircapitonne, la pomme d’Adam assez accentuée et un débordement de lanuque à l’attache du cou.

Elle portait ce jour-là une toilette de soielie de vin garnie de velours mordoré, et comme unique bijou uncollier de cornalines dont les reflets pelure d’oignon épandaientun hâle sur sa pulpe savoureuse. Ainsi, dans certains tableaux deJordaens, les flammes d’un vin doré rehaussent en la métallisant lanudité des bacchantes. Une demi-heure s’écoula. Le comte, cloué sursa chaise, l’air à la fois distrait et charmé, oubliait de s’enaller et ne trouvait d’autre moyen pour prolonger sa visite que dereparler du pignon et de la toiture du manoir d’Alava, endommagéspar le dernier ouragan, seulement, cette fois, dans l’intentiontransparente d’être agréable au père de Clara, il résolut d’ajouterune aile à cette demeure ; l’architecte arrêterait aussitôt unplan que Mortsel exécuterait.

Sur le seuil de la porte, où la famille lereconduisait avec force révérences, Warner s’attardait ets’obstinait à rester découvert malgré les protestations del’entrepreneur.

– Faites mieux que ce que nous avons décidé,finit par dire le comte ; lorsque vous viendrez à Santhoven,emmenez donc ces dames. Je leur montrerai le château que lesnotices des archéologues exaltent comme une des choses les pluscurieuses de la contrée… Chaque salle a sa légende, souvent uneterrible légende… D’ailleurs si ces vieilleries ne vousintéressaient pas, je crois que la promenade vous plaira. Toutautour du parc, des bois magnifiques s’étendent jusqu’à Zœrsel etMagerhalle… Ainsi, c’est convenu ; ce jour-là je vous retiensà dîner… Ne me remerciez pas ; je serai votre obligé…

Et craignant un refus, que les parentsn’avaient aucune envie et Clara aucun courage de formuler, ils’élança dans son coupé, qui détala à fond de train.

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