La Faneuse d’amour

Chapitre 14

 

La première entrevue de la châtelaine et dufils unique à présent, fut crispante. La comtesse, non encorecorrigée par ce malheur ressemblant à un châtiment du ciel,comparait ce gringalet gauche, au mince et osseux profil, à la voixmal assurée, avec le cavalier fringant dont les éperons sonnaientsi joyeusement dans les grands corridors et dont les juronspartaient avec tant de belle humeur que les saints devaient ensourire au lieu de s’en offenser.

Non, la répulsion vainquait sa conscience etsa volonté. Jamais elle ne s’habituerait à cette face exsangue etglabre, tout l’opposé du visage épanoui de son aîné. Elle n’essayapas plus qu’auparavant de cacher son aversion à Warner. Elle oubliaque cet enfant honni s’était sacrifié une première fois en entrantau séminaire ; elle ne voulut pas s’arrêter davantage à lapensée qu’il s’immolait peut-être plus cruellement aujourd’hui enrentrant dans le monde au simple appel de la mère qui voulaitd’abord l’en étranger.

Au milieu d’une crise d’égoïstes larmes, ellene cessait de répéter : « Mon pauvre Ferrand ! Etvous Warner, vous, pour lui succéder ! » Et toujours unvœu impie lui montait aux lèvres : « Pourquoi la mortn’avait-elle pas enlevé celui-ci qui ne prétendait à rien ici-bas,au lieu de l’autre, à qui tout réussissait ; cet avortonprobablement impuissant, contrefait et déjeté dès le berceau, enplace de ce vigoureux garçon digne de fairesouche ? »

Warner respecta la désolation outrée de samère. Nature évangélique, il ne se rebuta pas devant l’humeur, lescalifourchons et les injustices de la monomane ; il essaya,par son stoïcisme, de se faire pardonner le crime de survivre àFerrand.

Il passait à Santhoven, qu’elle ne quittaitplus, la plus grande partie de l’année. Leurs rapports journaliersdevenaient un supplice pour le jeune homme, et cependant elle seules’en plaignait. Lui, serait demeuré continuellement auprès d’elle,par déférence filiale, quoique en butte à ses tracasseries, maiselle l’éloignait en invoquant malignement les devoirs imposés àquiconque représentait le grand nom d’Adembrode. C’était une soiréedans laquelle il devait paraître ; un mariage ou unenterrement auquel on le priait ; une félicitation à recevoirau jour de l’an. Tantôt le réclamait un office religieux, tantôt leconvoquait un comité de politiques, ou, sur l’ordre capricieux dela douairière, il donnait un grand dîner d’apparat dans leur hôtelde la rue Kipdorp.

Elle se désintéressait des convenancessociales, mais n’entendait pas que son fils partageât sonrenoncement et s’abstînt de se rendre aux nobles assises. Elle nerecevait Warner qu’une fois par jour et cela dans cette piècelugubre où elle vivait comme une chouette, s’obstinant à s’y faireservir ses repas afin de ne plus rencontrer l’ex-séminariste àtable. Elle n’avait pas même consenti à présenter au mondepatricien d’Anvers le nouveau comte d’Adembrode, car elle redoutaitde lire, sous la physionomie obséquieuse et sous les complimentsobligés, la piètre impression que produisait le frère du brillantofficier.

Chez elle, la femme de qualité souffraitpeut-être autant que la mère en songeant que le nom des uniquesdescendants de Rohingus et des princes de Ryen allait s’éteindre.Elle affectait parfois de parler mariage au dernier comte ets’informait de ses succès dans le monde sur un ton rappelant lesplaisanteries « braques » et soldatesques de Ferrand.

Trompé dans ses affections naturelles,habitué, dès l’enfance, à ne compter pour rien, Warner avaitreporté toute son ardeur sur l’étude. Lorsque la comtesse mourut,deux ans après Ferrand, il put reprendre sa vie de bénédictin et serenfermer à l’envi dans sa bibliothèque et son laboratoire.Religieux jusqu’au fanatisme, mais convaincu de la solidité de safoi, il affronta la lecture des historiens, des philosophes et desnaturalistes de ce siècle. Ainsi, il s’initia aux travaux ou auxdécouvertes des Darwin, des Carl Vogt, des Claude Bernard et dudocteur Lucas. Le savant trouvait dans les révélations désolantesque ces physiologistes lui apportaient sur son individu, unemortification nouvelle que le croyant offrait en pénitence à sonDieu.

Il éprouvait une joie amère et cuisante àrechercher lui-même les diagnostics de ses maux, les sources de sesinfirmités, à se disséquer, à sonder toute l’insuffisance de sonêtre corporel.

L’Église recommandant de tenir son corps enmépris, les pratiques du comte Warner demeuraient de la plusorthodoxe nature.

Pourtant des scrupules s’insinuèrent en lui.Si le chrétien absolvait le savant, ce fut au gentilhomme àregimber. Avait-il le droit de se réjouir avec un amer et poignantsoulas de la dégénérescence du sang des d’Adembrode ? Avait-ilquitté l’autel pour se livrer à ce lent suicide ? Dans la paixmélancolique goûtée depuis quelques mois surgirent brusquement lesombres irritées de Ferrand et de la comtesse douairière. Cesfantômes hantèrent ses rêves pour lui reprocher sa résignation à ladéchéance. Non, il ne pouvait pas se prêter à l’extinction de larace des princes de Ryen ; il devait continuer l’illustrelignée. Même les intérêts de l’Église exigeaient qu’il y eûttoujours en Flandre des représentants de cette très catholiquefamille.

Ces considérations auraient peut-être brouilléWarner avec la science, s’il n’avait pas envisagé celle-ci commeune aide pour remplir le devoir que lui rappelaient les voiximpérieuses des aïeux. Une idée fixe se logeait maintenant dans sacervelle : conjurer la fin de la race des d’Adembrode,ravifier cette branche antique. Sur ces entrefaites il lui tombasous les yeux un passage de Charles Demailly, l’admirableroman des frères de Goncourt, celui où le médecin de Charlesthéorise à propos de l’anémie :

« L’anémie, disait le docteur, l’anémienous gagne, voilà le fait positif. Il y a dégénérescence du typehumain. C’est, étendu des familles à l’espèce, le dépérissement desraces royales à la fin des dynasties… Vous avez vu au Louvre cesrois d’Espagne… Quelle fatigue d’un vieux sang ! Peut-êtrecela a-t-il été la maladie de l’empire romain dont certainsempereurs nous montrent une face dont les traits même dans lebronze semblent avoir coulé… Mais alors, il y avait de laressource, quand une société était perdue, épuisée, au point de vuephysiologique, il lui arrivait une invasion de Barbares, qui luitransfusait le jeune sang d’Hercule. Qui sauvera le monde del’anémie du dix-neuvième siècle ? Sera-ce dans quelquescentaines d’années une invasion d’ouvriers dans lasociété ? »

Ce redoutable point d’interrogation sedressait constamment devant Warner. Au fait, tous les savantsinclinaient à une réponse affirmative. Si l’orgueil de casteprotestait chez le comte, ses études lui arrachaient lareconnaissance de l’inéluctable vérité.

Bourrelé par le désolant problème, lorsqu’ileut extrait la quintessence des ouvrages spéciaux des bibliothèquesdu pays, il voyagea, battit les cabinets de lecture et lescollections universitaires de l’étranger, s’aboucha avec leslumières de la science.

À Londres, où il passa plus d’un hiver, ils’accostait au British Muséum d’un jeune médecin français et lacommunauté des études rapprochait les deux voyageurs du moins surle terrain de la physiologie pure, car le docteur Girard étaitfortement imbu des théories philosophiques de Büchner et d’AugusteComte.

Warner s’ouvrait à sa nouvelle connaissancesur le miracle espéré. – Aide-toi de la science, le Cielt’aidera ! avait-il pris coutume de dire.

Le docteur Girard l’écoutait avecsollicitude ; il paraissait d’abord assez embarrassé deconseiller, dans une matière aussi délicate, un homme du caractèreet des opinions de M. d’Adembrode, mais pressé, supplié parson ami, à la fin, il prononçait son arrêt définitif.

Pour assurer la survivance des d’Adembrode, ilne restait plus qu’un moyen, l’infusion d’un sang riche, depréférence un sang plébéien dans les veines appauvries de l’antiquerameau ; une mésalliance qui deviendrait une sélection.

L’apparition de Clara Mortsel, de cetteadmirable fille que la Providence même semblait envoyer à Warner,vainquit les dernières hésitations du comte. L’énormité de laforfaiture prêchée par le docteur Girard diminuait en présence dela perfection plastique de cette enfant de marauds.

Clara Mortsel serait l’adjuvant du renouveaude la race d’Adembrode.

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