Chapitre 25
La conférence commencerait à trois heures,moment des vêpres.
À deux heures, le petit Malsec et d’autresgamins éparpillés en éclaireurs le long du chemin de Zœrsel jusqu’àla chaussée de Turnhout, se rabattirent essoufflés sur le cœur dela paroisse, un nuage de poussière du côté de Saint-Antoine leurayant révélé l’approche des Anversois.
Quelques minutes après, un omnibus de grandmodèle tournait le cimetière et le luxuriant tilleul faisant face àl’église, et arrêtait devant le Pigeon-Blanc.
Il en sortit d’abord un grand gaillard blond,rappelant, avec sa barbiche en virgule, sa moustache en crocs, songros nez busqué, sa mine fleurie, son œil d’émerillon, certainsportraits de bourgeois de Franz Hals et de Rembrandt.
Pour compléter la ressemblance il portait unde ces tapabors de feutre mou, dont le Van Ryn coiffe sesarquebusiers et ses syndics bons vivants. C’étaitM. Vlamodder, un des plus zélés commis-voyageurs de la librepensée, un Gambetta flamand ainsi que le saluaient les gazettes,orateur de métingues houleux, grande voix, le favori des massesséduites par son beau creux, sa prestance, ses allures à la bonnefranquette, et son vocabulaire local. Il présidait la SociétéMarnix de Sainte-Aldegonde, fondée pour « émanciper lescampagnes ».
Vlamodder aida galamment Mme Blommært, lacantatrice, et Mlle Dejans, la pianiste, annoncées surl’affiche de la « solennité », à s’élancer dumarche-pied. La première, une brune majestueuse, au masque delionne, en robe de soie noire rehaussée d’agréments ponceau, trèsopulente dans les régions du corsage ; la seconde une petitepensionnaire, blonde, bistrée, fade et gracile, minaudante, lescheveux nattés, enrubannés de bleu, jouant les ingénues dans sarobe blanche à la ceinture myosotis.
Puis dévala M. Lindeblom, l’apôtreordinaire des campagnes, car l’éloquence de son ami Vlamodder étaittrop pétroleuse pour ces populations timorées. Vlamodder ne gardaitaucun ménagement, mangeait du prêtre à tout propos, s’empiffrait d’« ultramontains » au point d’en devenir apoplectique.L’autre présentait le thème de l’opportunisme, ducatholique-libéral ; citait des exemples de prêtres modèles,inventait des Jocelyns campinois ; établissait une distinctionentre la politique et la religion, les « devoirsciviques » et les « devoirs du chrétien » ;plus fin, moins hâbleur, moins tonitruant, il élevait à peine lavoix, pesait ses mots, procédait par insinuation. Au physique, unmaigrichon bilieux, sucre et citron, poisseux, les cheveux collantsur les tempes, portant lunettes, engainé comme un hermès dans sadéfroque noire ; l’air aussi cafard que l’autre avait l’airfracasse.
Derrière venait un personnage hirsute etflambant comme un archange, noir de chevelure et de prunelles,basané comme Zampa, fatal, romantique. Ce Manfred s’appelait VanCuytard et on le citait parmi les cinq ou six poètes officielsd’Anvers ; il devait sa popularité et, mieux encore, unegrasse sinécure – la direction d’un hospice de sourds-muets – à unechanson politique dans laquelle il comparait les capucins à desstercoraires ; une chanson beuglée par la ville les soirs descrutin électoral.
Après ce trio de célébrités dégringolèrent del’échelette une quinzaine de personnages de moindre importance,figurants et gardes du corps ; le mari de Mme Blommært,le père de Mlle Dejans et même M. Mestback, un reporterde journal, à qui la campagne arrachait depuis les fortificationsce mot : « Épatant ! Épatant ! » rapporté,avec la manière de s’en servir et de le moduler, d’un séjour àParis et surtout d’une soirée aux Folies-Bergère.
Les gendarmes écartaient à grand’peine lacohue pour ménager le passage aux excursionnistes. Tous les rurauxprétendaient pénétrer dans la salle. Pas un cri de bienvenue, pasun bonjour. L’omnibus s’était vidé à peu près de la façon dont sedéballent des accessoires de théâtre renfermés dans une caisse.
Le populaire Vlamodder avait essayé de séduireles rustres par la rondeur et la familiarité ; en vain lesappela-t-il ses meilleurs amis, ses frères préférés, les villageoisne lui en surent aucun gré. « Épatantes cestêtes ! » avait déclaré le journaleux, un peu inquietdevant ces mines renfermées de sphinx. Van Cuytard remarquantSussel, le compara au Conscrit d’Henri Conscience, unroman qui se passe à Zœrsel.
Les paysans se piétaient, écarquillaient lesyeux, impénétrables et équivoques.
Au passage de la belle Mme Blommært, levisage de quelques pitauds exprima avec une certaine convoitise unevague moquerie. Ils se remémoraient la façon dont le curé avaitqualifié le matin les émancipées et les femmes fortes de la ville.Ils ricanèrent, mais, malgré eux, des bouffées chaudes leurcoulaient de la nuque jusqu’au fond des reins, et leurs prunellesdilatées s’allumaient d’un feu canaille. Pierlo claqua de lalangue, donna un revers de sa main à sa casquette, qu’il poussa parlà sur son oreille, et cogna du coude son voisin Kartouss.
D’autres Xavériens, comme Malcorpus et MarisValk, mornes, impassibles en apparence, le gosier subitement sec,un tremblement dans les doigts gourds, les jambes lâches,songeaient, sans trop savoir pourquoi, à la complainte du ménétrierJak Corepain, racontant le viol et l’assassinat de Malines, etrêvaient, rien qu’une seconde, d’une flaque de sang où les baisersrâleraient comme le coassement des grenouilles.
Deux ou trois remarques grasses partirent d’ungroupe de valets de charrue, campés au premier rang. Vlamodder, lepaladin, ayant entendu et avisé les coupables, eut un mouvementpour les châtier. Une bagarre s’en serait suivie. Mais il ne fitque se cabrer ; l’attitude résolue des maroufles lui imposaitet il supputait les chances d’un conflit ; le sourireprotecteur et vaniteux, l’air de bêtise importante et satisfaite,se restéréotypa sur son masque d’orateur faubourien, et il entraînaau plus vite, à l’intérieur, l’affriolante cantatrice.
Un éclat de rire énorme, sinistre comme unehuée, rompait le grand silence des badauds. Piqués au jeu, lesloustics, pipe aux dents, casquette renversée, la main àl’enfourchure, allaient en lâcher de plus fortes à la vue de laDejans, sautillant au bras de Mestback, vêtu comme un calicotendimanché, mais Sussel Waarloos s’approcha du groupe facétieux etson intervention sympathique réussit encore à mater la verve desplaisantins.
Sur le seuil de l’auberge, Piet Verhulst,obséquieux, recevait les citadins et les conduisait dans une piècemal éclairée et sentant le remeugle, où les attendait la collationcommandée.
Pendant qu’avec un entrain affecté ils serassasiaient de l’invariable omelette au jambon, le brouhaha desspectateurs accumulés depuis des heures dans la salle de concert,une salle où l’on sabotait en temps de kermesse, leur arrivait, àtravers la cloison, comme le fracas d’une marée montante et lesvagissements de la bise dans les cheminées.
Le reporter commençait à regretter d’êtrevenu ; il ne mangeait que du bout des dents et les morceaux nepassaient pas. Van Cuytard lui allongeait de grandes tapes dans ledos, à la paysanne, pour flatter l’atmosphère ambiante, et luiparlait virilité, apostolat et éternels principes.
Les paysans s’étaient casés pêle-mêle sur desbancs disposés en gradins ainsi que dans les cirques forains. Legros de l’auditoire se composait de ruraux étrangers àZœrsel ; la plupart de ceux de ce village ayant tiré leursverrous et bâclé leurs fenêtres afin de se conformer auxinstructions du curé.
Quelques fanatiques s’étaient concertés lematin pour écharper Verhulst et faire chanter le coq rouge sur sontoit, c’est-à-dire bouter le feu à sa maison, mais Waarloos lesavait pris à part et édifiés sur la tactique du cabaretier.Certains que les bleus ne perdraient rien à attendre, les conjurésse mêlaient aux simples spectateurs et patientaient, narquois, avecune apparente belle humeur.
Enfin la séance commença. Mlle Dejans, lafillette blanche, conduite par le superbe Vlamodder, parut, unrouleau de musique à la main, avec des minauderies de perruchechiffonnée, toussota et s’assit devant le piano de louage envoyé laveille. Elle joua « comme une fée », – disait lesurlendemain Mestback dans son compte rendu – un de cespots-pourris lamentables sur des opéras prédestinés à cetraitement.
Les paysans s’extasiaient à voir ses doigtsosseux torturer le clavier de la discorde guimbarde ; le bruitmacabre que produisait cette gymnastique digitale, les ébaubissaitbeaucoup moins. Warrè Pensgat, le tueur de cochons, indiquait à sapromise les pédales piétinées avec rage.
Cependant les variations ne discontinuaientpas ; les mains couraient toujours, agrémentant les accorda del’instrument du cliquetis de leurs ongles, les pieds s’obstinaientdans leur jeu de bascule ; la blanchette devenaitimportune ; lorsqu’elle se décida à se lever on applauditmollement.
À présent au tour de la grosse dondon !proclama Jef Malsec, le petit vacher des Waarloos, juché au fond dela salle, sur les épaules d’un polisson de son âge et de sonemploi, en voyant s’avancer Mme Blommært, menée par« notre illustre barde » Van Cuytard. Et toute lachambrée de s’ébaudir, de se trémousser au point de faire craquerles coutures des sarraux empesés et des culottes de drap bridantles cuisses.
Pour cacher sa confusion, l’opulente matroneaffecta de donner quelques indications à la Dejans, chargée del’accompagnement.
Après le prélude et la ritournelle,Mme Blommært entonna à pleins poumons une romance flamande surdes paroles de « notre illustre barde ».
La voix belle, étoffée, savante sans artifice,subjuguait ces simples. Ils auraient oublié, sous l’impression decette musique et pour l’amour de la cantatrice, leur animosité etleur rancune contre les citadins. Ils ne comprenaient même pas lesparoles de Van Cuytard, trop didactiques et trop ampoulées pour cesesprits primitifs. Mais la musique trahissait un accent desincérité primesautière et Mme Blommært, l’interprétait enartiste. Non seulement elle donnait la note, mais elle lapassionnait.
Les rustres écoutaient bouche bée, le frontapaisé. Une influence émolliente agissait sur leur cœur, d’aucunsriaient de peur de pleurer, et les mains calleuses ne tourmentaientplus si rageusement la paume des lourds gourdins. Les drillesgrivois de tout à l’heure subissaient eux-mêmes le charme de labonne femme et mettaient une sourdine à leurs gravelures.
Pourquoi les citadins ne se retirèrent-ils pasaprès ce succès ?
L’apparition du déplaisant conférencierréveilla le mauvais gré, passagèrement engourdi. Malgré sesréticences, ses finesses, son onction, ses cajoleries à l’adressedes ruraux, sa profession de foi catholique, M. Lindeblom netrompa aucun de ses auditeurs. Ce bloc enfariné répugnaitd’instinct à ces croyants. Plusieurs fois, furieux de l’insuccès deces précautions oratoires, il se démasqua ; aussitôt desmurmures menaçants montaient et, vite, le faux apôtre de sereplonger dans sa farine.
À la fin d’un discours pénible, étayé de tousles lieux communs de la polémique de journaux, il se fit huer pouravoir dit que les curés ne devaient pas sortir de leur église.
– Et que les bleus restent à la ville !clama le petit Jef Malsec.
– Seriez-vous des chiens qui léchez les piedsde ceux qui vous chargent d’entraves ? tonitrua Vlamodder,écœuré par les feintes de son compagnon. Mais alors se déchaîna unsi formidable hourvari, que Vlamodder renonça à« repêcher » le Lindeblom, et crut urgent, lui-même, delever la séance.